FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 30 AVRIL 1862 [p. 1-2].
THÉATRE-LYRIQUE.
Premières représentations : L’Oncle Traub,
opéra en un acte, de M. Zaccone, musique de M. Delavault ; la Fille d’Egypte,
opéra en deux actes, de M. Jules Barbier, musique de M. Jules Beer.
Le directeur du Théâtre-Lyrique a paru désirer que la célébrité du premier de ces deux ouvrages ne s’étendit pas hors de l’Europe ; il n’avait pas prié les critiques d’assister à sa première représentation. Mais, mon esprit de contradiction me guidant, j’y suis allé néanmoins, et je vous dirai que ce Traub est un vieil oncle comme il y en a tant, dont les faits et gestes vous sont depuis longtemps parfaitement connus. Il aime son coquin de neveu ; il lui donne de l’argent, il le marie. Celui-ci ne dit pas, mais il pense qu’un oncle est un caissier donné par la nature. M. Delavault a fait pour ce bon oncle plusieurs morceaux de musique mélodieux, bien écrits, sobrement accompagnés par un joli petit orchestre ; morceaux qui ont dû rappeler à l’oncle Traub quantité d’airs anciens en grande vogue aux jours de sa jeunesse. M. Delavault sait écrire, il a du goût, il trouvera sans doute des idées plus nouvelles quand il pourra traiter un sujet moins ancien. Je suis bien aise d’avoir déjoué la conspiration du silence organisée contre son premier ouvrage. L’Oncle Traub sera connu maintenant dans les cinq parties du monde et même en Tasmanie. Voilà tout ce que la méchanceté des conspirateurs aura produit.
Pour la Fille d’Egypte, au contraire, on avait convié un brillant auditoire. Les gens qui écrivent, les gens qui parlent, et même ceux qui pensent dans le monde musical de Paris, étaient accourus pour faire la connaissance de cette Gypsy, ou Gitana, ou Bohemian girl, selon qu’il vous plaira de lui donner le titre d’un ballet célèbre ou des opéras anglais de Balfe et de Bénédict.
Elle se nomme Zemphira. Pourquoi lui avoir ôté le joli nom de Carmen que son père, M. Mérimée, lui a donné ? Serait-ce parce que le mot Carmen signifie poëme ? Oh ! alors, c’est une raison ; je retire ma question. Cette fille, qui n’est pas non plus de la première jeunesse, se trouve faire partie d’une bande de contrebandiers, tant soit peu gitanos et très brigands. Elle est la maîtresse de leur chef, le capitaine Spada. Le mot Spada, en italien, signifie épée. Nous avions déjà Marco Spada ; pourquoi ne pas avoir nommé celui-ci Coltello, ou Pugnale, ou Stiletto ? La première fois qu’on fera un opéra malais, je demande que le chef des pirates s’appelle Kriss. Un jeune homme, neveu d’un alcade et nommé Pablo, s’est endormi dans un bois ; Zemphira, en passant par là, voit le dormeur et, nouvelle Armide, sent dans son cœur s’éveiller une passion funeste ; elle y cède, et s’oublie jusqu’à dérober (c’est une gitana !) un baiser sur les lèvres de Renaud. Celui-ci, qui ne dormait que d’un œil, peut-être aussi respirant à l’improviste une suave odeur…, se lève brusquement et retombe frappé d’un coup d’amour pour la gitana. Il l’adore. Elle rit. Ce rire lui tord le cœur. Le voilà pris. Mais Pablo aimait auparavant une douce fillette nommée Mariquita ; il allait l’épouser. De là vingt incidens divers ou semblables ; Mariquita est jalouse de Zemphira, Zemphira est jalouse de Mariquita, Spada est jaloux de Pablo, Pablo l’est de Spada. « Je ne t’aime plus, je t’aime encore, je t’aime toujours ; mets-toi à genoux ! — M’y voilà ! — Ah ! ah ! ah ! — Vipère ! tu ris ! — Faut-il donc pleurer ? Mon cœur ne sera touché que par la voix qui me répétera le cantique dont ma mère berça mon enfance, et que j’ai oublié. » Zemphira est prise par les douaniers et enfermée dans leur corps-de-garde. Tordesillas, qui a la clef de ce réduit, se hâte de s’endormir sur un banc de gazon afin que Pablo puisse lui prendre cette clef et délivrer Zemphira. L’alcade à son tour est prisonnier des bandits, on va le pendre, quand Mariquita arrive à travers les rochers, cherchant son infidèle. Son père a été pris aussi ; il accompagnait l’alcade, il va partager son sort. Mariquita, au désespoir, se jette aux genoux de Zemphira et lui demande en vain son père et son amant. Larmes inutiles. Alors la tendre fille implore le ciel et chante un cantique. « O surprise ! s’écrie Zemphira, je reconnais celui de ma mère chérie ! Je te pardonne, ton père vivra, ton amant te sera rendu. » Surviennent les douaniers qui couchent en joue les contrebandiers. La décoration change, nous nous trouvons au pied d’une montagne sur laquelle s’élève un couvent. La cloche sonne, les villageoises endimanchées chantent des hymnes pieux ; c’est le mariage de Pablo avec Mariquita que l’on célèbre. Mais les contrebandiers, pendant le changement de décors et sous le feu des carabines douanières, ont trouvé le moyen de changer de costume. Nous les reconnaissons vêtus en pèlerins au milieu des gens de la noce. Spada, qui aime toujours sa gitana, s’approche d’elle et lui dit : « Veux-tu me suivre ? je te pardonne tout. — Tout ? c’est beaucoup. Mais, moi, je ne me pardonne rien. Je n’aimerai plus personne que Dieu, je me consacre à son service. » Et la voilà qui monte au couvent pour se faire religieuse, en même temps que Mariquita s’y rend pour épouser Pablo, guéri à grand’peine de son amour pour Zemphira.
La partition, premier ouvrage de M. Jules Beer, neveu de l’illustre auteur des Huguenots, est riche, très riche, peut-être trop riche. Il semble en effet que pour un opéra en deux actes elle contienne beaucoup de musique. M. Jules Beer n’était encore connu que par un recueil de Lieder, fort bien écrit, qu’il publia il y a quelques années, et dont les chanteurs en vogue auraient dû s’occuper davantage. Son style serait plus un et plus ferme s’il avait moins habité Paris ; on y reconnaît partout de nobles aspirations, des instincts d’artiste, dont la crainte de ne pas plaire à tout le monde empêche quelquefois l’essor et le complet épanouissement. Son harmonie et son instrumentation sont toujours claires ; la manière dont certaines parties de l’orchestre sont rhythmées laisse seulement un peu à désirer. Sa mélodie vocale a souvent une grande élégance, et reste en rapport constant avec les paroles et la situation. Elle m’a paru partout bien disposée pour les voix. Quelques passages d’orcheatre (très rares) indiquent que l’emploi des instrumens est moins familier à l’auteur. On a cru retrouver çà et là, dans sa partition, certaines tournures de phrases appartenant au trésor mélodique de M. Meyerbeer. Il y a là, je le crois, beaucoup de prévention. M. Jules Beer devait s’attendre à recevoir ce reproche de gens superficiels et désireux de faire un mot avec le vers de Scribe que nous avons cité tout à l’heure :
Un oncle est un caissier donné par la nature.
En somme, on serait fort embarrassé pour nommer un autre compositeur dont le début au théâtre ait été fait avec autant d’assurance et de bonheur. Le nombre des morceaux et des passages qu’il faut citer dans la partition de la Fille d’Egypte est considérable. L’ouverture commence par une phrase originale et un solo de violoncelles plein de grâce. Il y a un sentiment de naïveté tendre dans les couplets de Mariquita. Le duo : « Le jour où pour jamais », se distingue par un vrai mérite de facture. Le solo de Zemphira disant la bonne aventure a de la couleur, et dans le trio suivant se trouve une charmante succession harmonique. L’air du même personnage est touchant, il émeut par la simplicité et le naturel de la phrase principale. Il y a de la passion dans le boléro de Spada. La chanson de Zemphira s’accompagnant de la guitare dans sa prison a produit beaucoup d’effet ; c’est charmant et d’une grande distinction, que relève encore l’élégant dialogue établi entre la voix et la clarinette. Le chœur des joueurs et des buveurs dans le camp des contrebandiers pourrait avoir plus d’entrain. Signalons l’excellent effet de celui qui accompagne la chanson de Zemphira par des monosyllabes placés à intervalles réguliers ; et louons beaucoup l’accent de la phrase :
Pour oublier ma première tendresse,
Qu’ai je trouvé dans ton cœur orgueilleux ?
L’exécution générale de la Fille d’Egypte, sans être irréprochable, m’a paru bonne.
Je dois faire mon sincère compliment à Mlle Girard (Zemphira) sur la justesse et l’agilité de sa voix sympathique, à Mlle Faivre sur la réserve intelligente avec laquelle elle a joué son rôle de jeune fille trompée, à Balanqué sur la physionomie farouche qu’il a donnée au sien (c’est un beau brigand), à Peschard pour son accent dramatique en maint endroit, à Leroy pour le courage qu’il a montré dans son rôle de père. Il était enrhumé à ne pouvoir faire entendre un son ni articuler une parole, plus enrhumé que le père Ducantal ni les bons gendarmes ne le furent jamais. Quant au ténor qui a chanté la chanson du contrebandier au second acte, il est singulier que personne aux répétitions ne l’ait averti qu’on ne dit ni ne chante : contreban-hande. A quoi servent donc les directeurs, les régisseurs et les auteurs ?
Mme Escudier-Kastner. — Mlle Juliette Dorus. — Vivier. — M. de Hartog. — Grand évènement. — M. Tout le monde. — Un mot de Rossini. — Thalberg.
La soirée musicale donnée dans la salle de Herz par Mme Rosa Kastner-Escudier avait attiré une grande affluence. La salle était réellement pleine d’auditeurs intelligens et attentifs. C’est que le programme de cette séance avait été formé avec un goût très rare et qu’on ne comptait parmi les morceaux dont il se composait que de belles, ou au moins de jolies œuvres, confiées à l’exécution de véritables virtuoses. Aussi les allées et les venues, les entrées et les sorties des gens ennuyés et ennuyeux, si irritantes dans la plupart des concerts, ne se faisaient point remarquer ce soir-là. Une fois le premier morceau commencé, le public s’est tenu tranquille, il a écouté, et rien que les applaudissemens n’a interrompu son silence.
Mme Kastner-Escudier est une virtuose du premier ordre, nous avons eu déjà souvent 1’occasion de le constater. Son talent d’ailleurs est du petit nombre de ceux que personne ne conteste. On ne dit pas : « Son jeu est élégant, fin, expressif, bien rhythmé, vigoureux parfois et même puissant, mais… » Il n’y a pas de mais, on lui épargne cet horrible petit mot qui empoisonne l’éloge, comme une goutte d’acide corrompt la plus exquise boisson. Non, on convient qu’elle fait bien ce qu’elle fait, qu’elle chante sur le piano avec une simplicité exempte d’afféterie, qu’elle ne convertit pas la sonorité en fracas anti-harmonique, que ses accens ne sont pas des grimaces mélodiques, que son rhythme a de la souplesse sans devenir vague ou désordonné. On lui accorde la grâce et la force, enfin un talent ravissant et complet….. quoiqu’elle le possède réellement. Je ne vois pas ce qu’on aurait pu reprendre dans son exécution de la grande sonate de Beethoven dédiée à Kreutzer, ni dans sa paraphrase du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn. Mme Escudier-Kastner a même su pallier le défaut de distinction de la mélodie épisodique qu’on regrette d’entendre au milieu de la belle marche funèbre de Chopin. Dans le charmant morceau de Kittl (le Zéphyr), elle a déployé une légèreté de doigts incomparable, sans que son jeu zéphyrin ait jamais manqué de clarté ; à l’inverse de tant de pianistes qui prennent le bredouillage pour de l’agilité. Bien secondée, d’une part par Henri Herz, et, de l’autre, par Sivori, elle a provoqué, après chacun de ses morceaux, de longues salves d’applandissemens. Sivori, dans la pastorale de Prume, a produit un immense effet, surtout par le tremolo-sautillé final pendant lequel l’archet se promène, en changeant le timbre de l’instrument, de la touche vers le chevalet et du chevalet vers la touche. Sivori, dans cette brillante coda, fascine toujours son auditoire et l’émeut comme ne pourrait peut-être pas le faire un morceau d’expression. Mlle Battu a chanté avec autant d’âme que de sûreté d’intonations deux morceaux italiens ; sa voix est fraîche, d’un timbre assez fort et d’une belle étendue. C’est une cantatrice ; et, comme Mme Escudier-Kastner, elle est aussi bonne à voir qu’à entendre, ce qui ne gâte jamais rien. Duprez a dit en maître plusieurs morceaux avec son fils, jeune ténor d’une grande habileté technique, dont la voix, qui manque un peu de puissance, a des qualités exquises dans les sons mixtes et les sons de tête surtout.
Que vous dirai-je du concert de Mlle Juliette Dorus et de celui de Vivier ? Beaucoup de bien encore. Ce n’est pas ma faute si nous avons tant de virtuoses de talent et si je vous ennuie en leur accordant, sans prodigalité, les éloges qu’ils méritent. D’ailleurs ils ont presque tous grand soin, quand ils donnent un concert, de s’entourer de célébrités telles que Levasseur, Alard, Dorus, Lefort, Lebouc, ed altri. Le moyen de ne pas louer et beaucoup et toujours ! Et tenez, je vais employer une épithète qui vous semblera ridicule dans son application ; il n’en est pas moins vrai pourtant que dans le concert de Mlle Dorus, le père de la jeune cantatrice a exécuté avec son élève, M. Taffanel, un duo pour deux flûtes d’une manière foudroyante. J’en étais sûr, vous riez ! La foudre et la flûte forment un ensemble assez étrange, j’en conviens ; et pourtant c’était foudroyant. Ce n’est pas à moi, c’est à M. Dorus qu’il faut vous en plaindre.
La bénéficiaire (car il y avait bénéfice), Mlle Juliette Dorus, est presque une enfant ; sa voix, agile et bien exercée, n’est peut-être pas encore tout à fait formée. Elle a vocalisé avec beaucoup d’aplomb l’air de Zémire et Azor (la Fauvette). On voit que la jeune cantatrice est déjà une musicienne accomplie.
Dans son duo de Don Giovanni : « La ci darem la mano », elle a cru néanmoins devoir venir en aide à ce pauvre Mozart, en ajoutant a sa phrase plusieurs petits brimborions mélodiques qu’elle croit être des ornemens… « Ah ! Mademoiselle ! oh ! Mademoiselle ! » Il est vrai, c’est l’usage ; et l’on a beau être un joli petit ange, on n’est pas parfait. En revanche, nous avons à signaler un fait des plus rares et consolant pour les amis de la musique et les admirateurs des grands maîtres. Dans ce même concert, l’air de Joseph, de Méhul : « Vainement Pharaon », a été dit par Lefort avec une fidélité intelligente digne des plus grands éloges. Le chanteur n’a pas ajouté à ce chef-d’œuvre une petite note, une apoggiature, un groupetto ; il n’en a pas altéré les mouvemens ; il n’a ni gonflé certaines notes ni escamoté certaines autres ; ses cadences mélodiques finales ont toutes été faites avec une admirable simplicité, dans un excellent style. Lefort nous a rendu ce bel et noble air absolument tel que l’auteur l’écrivit ; je l’atteste, quelque incroyable que cela soit, j’en donne ma parole d’honneur. Il y a plus de trente ans que cela n’était arrivé ; il faut illuminer les théâtres et les écoles de chant.
Et pour mettre le comble à votre étonnement, j’ajouterai que Levasseur, pour son air du comte, du Mariage de Figaro, en a fait autant. Ceci est vraiment prodigieux. Aussi, à l’avenir, si un pareil phénomène vient encore à se manifester, je ne manquerai pas de le signaler à l’attention publique, avec le même sérieux que le directeur de ce théâtre de Londres qui fait afficher Hamlet, Jules Cæsar, Othello, etc., FROM THE ORIGINAL TEXT. Mon Dieu, oui, il y a un théâtre à Londres où l’on représente les drames de Shakspeare tels qu’ils sont, d’après le texte original, et l’affiche l’annonce au public.
On est plus prudent en France ; l’affiche du Conservatoire ne s’avisera pas d’annoncer que, dans un concert, on exécutera la symphonie en ut mineur de Beethoven, from the original text, parce que cela ne serait pas vrai. Ce miracle d’inspiration n’a pas encore, à cette heure, été exécuté à Paris tel qu’il est. La coupure faite dans le final par Habeneck, en ne répétant pas la première reprise, a été maintenue par tous les directeurs de concert, par Girard, par M. Tilmant et par M. Pasdeloup. C’est beaucoup (et pour cet acte héroïque nous sommes déjà montés au Capitole), c’est beaucoup, dis-je, qu’après vingt-huit années on en soit venu à réinstaller, dans le scherzo de cette même symphonie les parties de contre-basse qu’Habeneck avait supprimées. On commence à croire que Beethoven avait quelques connaissances en instrumentation, et que, sous ce rapport au moins, Habeneck n’était pas aussi fort que lui. Quant au droit qu’avait le célèbre chef d’orchestre de corriger les partitions du grand maître, il est généralement reconnu. Tout le monde a le droit, c’est l’opinion commune, de remanier les œuvres de Beethoven, de Weber, de Mozart, de Shakspeare, de Corneille, de Molière, d’y pratiquer des coupures, d’y faire des changemens, d’y ajouter des ornemens, des embellissemens, d’en modifier l’harmonie, d’en allonger les vers, d’en raccourcir les périodes, de leur prêter des sottises, des absurdités, des platitudes, de les traduire à contre-sens, de les calomnier, de les insulter, de les mutiler ; parce que le proverbe français l’a dit : Il y a en France quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde.
Eh bien ! monsieur Tout le monde, il y a aussi en France, soyez-en certain, des gens qui, sans avoir seulement l’esprit de Voltaire, comprennent la dignité de l’art et les droits du génie mieux que vous…
Au concert de Vivier, Massol a chanté avec chaleur les strophes de la Reine de Chypre : « Il est dans ce bas monde », puis l’air du père de l’Enfant prodigue, et celui de Thoas, d’Iphigénie en Tauride. II nous les a rendus tels qu’ils sont, et n’en a été applaudi que davantage. Le succès de Vivier ne pouvait manquer d’être grand. Sa manière de chanter les phrases lentes a touché l’auditoire beaucoup plus que n’auraient fait les traits et les tours de force qui conviennent peu à la nature de l’instrument, et dont Vivier a le bon esprit de s’abstenir.
M. Edouard de Hartog est un musicien distingué et savant, dont nous avions entendu jusqu’ici seulement quelques transcriptions pour l’orgue Alexandre, dont il connaît on ne peut mieux les nombreuses ressources. Il vient de se révéler comme compositeur sérieux. L’audition musicale donnée le 16 avril dans les salons d’Erard le classe tout d’un coup parmi les jeunes musiciens à tendances élevées, qui semblent chercher encore leur voie, mais qui, on le sent, vont bientôt la trouver; On a reconnu en premier lieu de grandes qualités dans des fragmens de quatuors, parmi lesquels une aubade surtout a été fort remarquée et chaleureusement applaudie. Son second quatuor contient, avec quelques longueurs, des détails piquans et pleins d’intérêt. Seulement l’auteur, dans son scherzo, s’est laissé surprendre par une réminiscence flagrante, reconnue de prime-abord par la plupart des auditeurs musiciens : le thème de ce scherzo rappelle par trop fidèlement celui du scherzo de la symphonie avec chœurs de Beethoven. L’exécution de ces quatuors était confiée à quatre lions, MM. Maurin, Batta, Viguier et Mas, qui les ont joués, comme ils font toujours, non seulement avec ensemble, avec verve et une grande finesse de nuances, mais aussi (ai-je besoin de le dire ?) avec une scrupuleuse fidélité. Nous avons donc entendu les quatuors de M. de Hartog tels qu’ils sont.
Il y a du sentiment et une charmante fraîcheur d’idées dans plusieurs des lieder chantés par M. Capoul et Mme Wekerlin-Damoreau. Ces jolis morceaux ne m’étant pas connus, je ne puis dire si les chanteurs se sont constitués les collaborateurs de M. de Hartog ou non. Cependant j’ai peine à croire qu’ils aient altéré la forme de ces mélodies, et probablement l’auteur n’étant ni mort ni absent, nous les avons entendues telles qu’elles sont.
Ce n’est pas que tous les compositeurs s’indignent ouvertement d’être corrigés par leurs interprètes. Rossini, par exemple, semble heureux d’entendre parler des changemens, des broderies et des mille vilenies que les chanteurs introduisent dans ses airs.
« Ma musique n’est pas encore faite, disait un jour le terrible railleur ; on y travaille. Mais ce n’est que le jour où il n’y restera plus rien de moi qu’elle aura acquis toute sa valeur. »
A la dernière répétition d’un opéra nouveau :
« Ce passage ne me va pas, dit naïvement un chanteur, il faut que je le change. — Oui, répliqua l’auteur, mettez quelque autre chose à la place. Chantez la Marseillaise. » Ces ironies, si âcres qu’elles soient, ne remédieront pas au mal. Les compositeurs ont tort de plaisanter à ce sujet ; les chanteurs ne manquant pas alors de dire : « Il a ri, il est désarmé. » Il faut être armé, au contraire, et ne pas rire…………………………
Thalberg est revenu à Paris. On va l’entendre. Les grands pianos d’Erard retentissent déjà de vagues harmonies, et leurs touches éperdues s’agitent d’elles-mêmes.
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2009.
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