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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 8 DÉCEMBRE 1861.

L’Alceste d’Euripide, celles de Quinault et de Calsabigi, les partitions de Lulli, de Gluck, de Guglielmi, de Schweitzer et de Handel sur ce sujet.

(Sixième et dernier article.)

(Voir les Numéros des 12, 15, 20 octobre, et des 6 et 23 novembre.)

    Le chœur des esprits infernaux venant chercher Alceste répond bien à l’idée que l’on s’en peut faire. C’est la vaste clameur de l’avare Achéron qui réclame sa proie. Les grands accords plaqués des trombones et le violent tremolo des instrumens à cordes, reprenant à intervalles irréguliers, en augmentent le caractère sauvage. Le dernier solo d’Admète :

Aux enfers je suivrai tes pas !

est un bel élan désespéré. Seulement, et ici encore la faute n’en est pas au compositeur, il dure trop longtemps. Admète, demeuré seul, et répétant si souvent : « Que votre main barbare porte sur moi ses coups ! Frappez ! frappez ! » à des démons qui ne sont plus présens, au lieu de se précipiter dans l’antre infernal sur les pas d’Hercule, est invraisemblable et ridicule, quelles que soient la force et la vérité des accens que lui prête le compositeur. Mais le fils de Jupiter de l’enfer est vainqueur, Alceste est rendue à la vie. Apollon descend des cieux quand son intervention n’est plus nécessaire, et y remonte après avoir félicité les deux époux sur leur bonheur et Hercule sur son courage. Ces trois personnages chantent alors un petit trio d’un style assez peu élevé, qui pourrait bien être encore de Gossec, et qu’on a cru devoir supprimer à la dernière reprise qu’on vient de faire d’Alceste à l’Opéra. Il en est de même du chœur final : « Qu’ils vivent à jamais, ces fortunés époux ! » Non qu’il puisse y avoir le moindre doute sur l’authenticité du morceau, qui est bien de Gluck, mais parce qu’on a craint de manquer de respect à l’homme de génie, en faisant entendre à la fin de son chef-d’œuvre, et après tant de merveilles, une page si indigne de lui. C’est en effet trivial, mesquin, détestable de tout point. « C’est le chœur des banquettes, disait-on aux répétitions ; Gluck n’aura pas voulu se donner la peine de l’écrire, et il aura dit un jour à son domestique : « Fritz, quand tu auras ciré mes bottes, fais-moi la musique de ce chœur final. » Mais cette explication n’est pas admissible ; non seulement le morceau est bien de Gluck, mais il ne fut jamais considéré par lui comme un chœur de banquettes, puisque dans la partition de l’Alceste italienne il sert de finale au PREMIER ACTE. Bien plus, dans la partition française où l’addition de quelques mesures, exigée par la coupe des vers, en a rendu en certains endroits la mélodie difforme, désordonnée, bancroche, au moins n’est-il pas en opposition avec le sentiment de joie populaire exprimé par les paroles, tandis que dans la partition italienne, cette musique, convenable à un chœur de masques avinés gambadant au sortir du cabaret, est un abominable contresens et produit le plus choquant contraste avec les vers de Calsabigi renfermant une sorte de moralité sur les vicissitudes humaines. Ces vers sont chantés, après la scène de l’oracle et le vœu d’Alceste, par les courtisans qui viennent de se reconnaître incapables d’un dévouement pareil.

    Voici la traduction exacte des paroles de ce chœur cabriolant :

Qui sert et qui règne
Est né pour les peines ;
Le trône n’est pas
Le comble du bonheur.
    Douleurs, soucis,
Soupçons, inquiétudes,
Sont les tyrans des rois.

    Et il faut voir, vers la fin du morceau, sur quel bouffon crescendo et avec quel redoublement de jovialité dans les voix et dans l’orchestre sont ramenés ces mots :

Vi sono le cure,
Gli affani, i sospetti,
Tiranni de’ re.

    On n’en peut croire ses yeux. C’est bien le cas de modifier l’expression d’Horace.

    Homère ici ne sommeille pas, il délire.

    Que se passe-t-il donc à certains momens dans ces grands cerveaux ?… On pleurerait de douleur à ce spectacle……
 ………………………………….

    Je n’ai rien dit des airs de danse d’Alceste. La plupart sont gracieux et d’une gaîté charmante. Ils ne me semblent pas néanmoins avoir la valeur musicale des ballets d’Armide et des deux Iphigénies.

    J’ai à parler maintenant de trois autres opéras écrits sur le sujet d’Alceste.

    Commençons par celui de Guglielmi. Si, en analysant la partition de Gluck, j’ai été souvent au-dessous de ma tâche et embarrassé pour varier les formes de l’éloge, ici mon embarras ne sera pas moindre pour exprimer le contraire de l’admiration.

    Il y eut trois Guglielmi, et dans le catalogue des œuvres d’aucun d’eux l’Alceste ne se trouve mentionnée. C’est heureux pour tous les trois. Croirait-on que le malheureux qui écrivit celle que j’ai sous les yeux a pris le texte même de Calsabigi mis en musique par Gluck ? Il a osé, ce pygmée, lutter corps à corps avec le géant. L’histoire de l’art fournit plusieurs exemples d’un même livret d’opéra ainsi mis en musique par plusieurs compositeurs. Mais on n’a conservé le souvenir que des partitions victorieuses dont l’auteur a tué son prédécesseur. Rossini, en refaisant la musique du Barbiere, a tué Paisiello ; Gluck, en refaisant Armide, a tué Lulli. En pareil cas, le meurtre seul peut justifier le vol. Cela est vrai, même quand un musicien traite le sujet d’un de ses devanciers, sans lui prendre précisément le texte de son opéra. Ainsi Beethoven, en écrivant la partition de Fidelio, dont le sujet est emprunté à la Léonore de M. Bouilly, tua du même coup Gaveaux et Paër, auteurs l’un et l’autre d’une Léonore, et le Guillaume Tell de Grétry me semble bien malade depuis la naissance de celui de Rossini.

    Le Guglielmi, quel qu’il soit, auteur de la nouvelle Alceste, n’a pas de meurtre semblable à se reprocher. Sa partition est bien écrite, dans le style à la mode au commencement de notre siècle ; cela ressemble à tout ce qu’on produisait alors sur les théâtres d’Italie. La mélodie est en général banale, l’harmonie pure, correcte, mais banale aussi, l’instrumentation honnêtement insignifiante ; quant à l’expression, il faut en reconnaître presque partout la nullité, quand elle n’est pas d’une fausseté absolue ; et l’ensemble de l’œuvre est tout à fait sans caractère. Alceste chante des airs à roulades, riches en gammes ascendantes, en trilles, mais fort pauvres d’accens et de sentiment dramatique. Quelques scènes paraissent même tellement dépourvues de prétentions à ces qualités qu’elles en sont comiques. Dans la scène du temple, le récitatif du prêtre :

L’altare ondeggia
Il tripode vacilla

ne peut être mis en regard du sublime récitatif du prêtre de Gluck :

Le marbre est animé,
Le saint trépied s’agite,

sans provoquer le rire du lecteur ; que serait-ce de l’auditeur ?

    Guglielmi s’est gardé, pour cette scène imposante, d’écrire une marche religieuse. C’est un trait d’esprit de sa part. Il n’a point fait non plus d’ouverture. En revanche, un trait monumental de sottise nous est offert par le chœur du peuple après l’oracle :

Che annunzio funesto !
Fuggiamo da questo
Soggiorno d’orrore !

    Quel oracle funeste
Fuyons ! nul espoir ne nous reste !

    Le compositeur italien a cru trouver là une belle occasion de faire étalage de son savoir de contre-pointiste. Comme il est question d’une foule qui fuit consternée, et que le mot fuga veut dire fuite (mais fuite des parties de chant qui, entrant successivement, semblent se fuir et se poursuivre), il a imaginé d’écrire une longue fugue, très bien faite, ma foi, mais où il est question de l’art de traiter un thème, de faire une exposition, une contre-exposition, une stretta sur la pédale, d’amener épisodiquement des imitations canoniques, etc., et point du tout d’exprimer le sentiment de terreur des personnages. Dans Gluck, après un mouvement très lent, où elle dit d’un ton bas et consterné : « Quel oracle funeste ! » la foule se disperse rapidement en répétant sur un mouvement vif, d’une façon en apparence désordonnée : « Fuyons, nul espoir ne nous reste ! » Cet allegro d’un admirable laconisme n’a que dix-huit mesures. La fugue de Guglielmi en a cent vingt ; il faut en conséquence que les choristes, en chantant : Fuyons ! restent fort lontemps et fort tranquillement en place. Le contraste entre les deux partitions est plus plaisant encore pour l’air suivant.

    Une agréable gaîté respire dans le thème de Guglielmi :

Ombre, larve, compagne di morte,
Non vi chiedo, non voglio pietà.

(Divinités du Styx, ministres de la mort,
Je n’implorerai point votre pitié cruelle !)

    Il y a de plus, dans le milieu de l’air, à ces mots : « Non v’ offenda si giusta pietà ! » un trait vocalisé volant comme une flèche jusqu’à l’ut suraigu, qui a dû faire chaudement applaudir la prima-donna chargée du rôle d’Alceste. Le chœur final de ce premier acte

Qui serve e chi regna
E nato alle pene
,

est plus brillant et tout aussi jovial que celui de Gluck, et, je dois l’avouer, moins plat. Il paraît que décidément il faut parler gaîment des malheurs de la condition humaine.

    Au second acte, le fameux morceau d’Alceste, éperdue de terreur :

Chi mi parla ? che rispondo ?

est intitulé cavata. C’est dans le fait une espèce de cavatine fort régulière et surtout fort tranquille, plus tranquille encore dans l’orchestre que dans le chant.

    L’Alceste de Guglielmi est courageuse, et n’a pas, comme celle de Gluck, de folles terreurs en entendant la voix des dieux infernaux, en voyant les sombres lueurs du Tartare. Son sang-froid atteint surtout les dernières limites du comique, à la conclusion de la phrase :

Il vigor mi resta a pena
Per dolermi e per tremar
,

où le musicien, pour mieux accomplir la cadence, répète trois fois

E per tremar, e per tremar,
E per tremar.

comme on répétait alors le mot felicità.

    Le chœur des esprits infernaux :

E vuoi morire o misera !

celui que Gluck écrivit sur une seule note entourée de si terribles harmonies, est à deux parties et d’un tour mélodique… gracieux. Le troisième acte, entre autres bouffonneries, contient un grand air de bravoure d’Admète et un duo, dans lequel les deux époux cherchent à consoler leurs enfans, avec accompagnement d’un orchestre très consolé. On me permettra de ne pas pousser plus loin cette analyse…….

    L’Alceste de Schweitzer fut écrite sur un texte allemand de Wieland. La pièce diffère beaucoup du poëme de Calsabigi. Il y a seulement quatre personnages : Alceste, Admète, Parthenia et Hercule. On y trouve deux chœurs, deux duos, deux trios et beaucoup d’airs à plusieurs mouvemens, composés d’un petit andante s’enchaînant avec un petit allegro, et contenant chacun une longue vocalise. Tout cela est correctement écrit selon les us et coutumes d’une petite école mixte germano-italienne, qui fut longtemps en honneur en Allemagne. Le chant y est plus lourd sans être plus expressif que chez Guglielmi ; on subit dans tous les airs les mêmes traits vocalisés, mais un peu plus roides et tout aussi ridicules. Le petit orchestre y est traité avec soin ; il faut y louer une certaine adresse dans l’art de tisser l’harmonie et d’enchaîner les modulations. C’est la musique d’un bon maître d’école qui a longtemps enseigné le contre-point, que tout le monde dans son endroit respecte, le saluant avec affection, l’appelant Herr Doctor, ou Herr Professor, ou Herr capell meister ; qui a beaucoup d’enfans, lesquels savent tous un peu de musique, voire même un peu de français. A six heures du soir, ce petit monde s’assemble dans la maison paternelle autour d’une grande table. On lit pieusement la Bible ; une moitié de l’auditoire tricote, l’autre moitié fume en avalant de temps en temps un verre de bière, et toutes ces honnêtes personnes s’endorment à neuf heures avec la conscience d’une journée bien remplie et la certitude de n’avoir pas écrit ou frappé sur le clavecin une dissonance mal préparée ou mal résolue. Ce Schweitzer, dont la musique me donne de lui des idées si patriarcales, fut peut-être garçon et n’eut des qualités de famille que je lui attribue que celles de bien savoir le contre-point, de bien fumer et de bien boire. Il fut, en tout cas, maître de chapelle du duc de Gotha, et son Alceste, digne ménagère s’il en fut, obtint assez de succès dans cette résidence pour faire ensuite le tour de l’Allemagne, dont tous les théâtres la représentèrent pendant plusieurs années, quand celle de Gluck y était à peine connue. Tel est l’immense avantage de la musique économique, employant de petits moyens pour rendre de petites idées, et d’une incontestable médiocrité.

    Il y a une ouverture à cette partition, une honnête ouverture, dans le genre des ouvertures de Handel, commençant par un mouvement grave dans lequel se trouvent les marches de basses et les progressions de septièmes voulues ; puis vient une fugue d’un mouvement modéré, une fugue à un sujet, claire, pure, mais insipide aussi et froide comme de l’eau de puits. Ce n’est pas plus l’ouverture d’Alceste que celle de tout autre opéra, c’est de la musique bien portante, sans mauvaises passions, et qui ne peut faire ni tort ni honneur au brave homme qui l’écrivit. Je n’en dirai pas autant d’un air d’Alceste au premier acte, où se trouve une vocalise terminée par un trille, sur ces mots « mein Tod » (ma mort), qui eût fait Gluck s’évanouir d’indignation. La Parthenia en fait bien d’autres dans ses airs ; elle vous lance à tout bout de chant des fusées, des arpéges, montant jusqu’au contre- et au contre-fa suraigus, et ornés de ces notes piquées semblables pour le rhythme au caquet des poules en gaîté, et pour le timbre, au cri d’un petit chien dont on écrase la queue, des traits enfin trop fidèlement imités de ceux que Mozart eut le malheur d’écrire pour la reine de la nuit dans la Flûte magique et pour donna Anna dans un air de Don Juan. Hercule ne roule et ne roucoule pas mal non plus ; il roule même depuis le fa aigu de la voix de basse jusqu’au contre-ut grave, le dernier du violoncelle ; deux octaves et demie. Il paraît qu’il y avait alors à Gotha un gaillard doué d’une voix exceptionnelle. Admète seul ne se livre pas à de trop grandes excentricités, les traits et les trilles de son rôle ne s’y trouvent que pour constater la filiation de cette œuvre, appartenant, je l’ai déjà dit, à une école italienne germanisée. Ce n’est pas la peine de citer les deux chœurs ; ils viennent là seulement pour dire… qu’ils n’ont rien à vous dire. (Ce mot est de Wagner, je ne veux pas le lui voler.)

    Il me reste à parler maintenant de l’Admetus de Handel, dont je connaissais un morceau seulement et dont j’ai pu dernièrement me procurer la grande partition. Malgré son titre à désinence latine, c’est encore un opéra italien écrit pour un théâtre de Londres par le célèbre maître allemand naturalisé Anglais. Il fait partie de la nombreuse collection d’ouvrages de ce genre dus à la plume infatigable de Handel et qu’il destinait chaque année aux chanteurs italiens engagés pour la saison, comme on écrit maintenant des albums pour le premier jour de l’An. Admetus, canevas lyrique sur le sujet d’Alceste, n’est en effet qu’une grosse collection d’airs ; ainsi que Julius Caesar, Tamerlane, Rodelinda, Scipio, Lotharius, Alexander, etc., du même auteur, ainsi que les opéras de Buononcini, son prétendu rival, et ceux de beaucoup d’autres.

    Le premier acte d’Admetus contient neuf airs, le deuxième en contient douze, et le troisième neuf et un duo et un petit chœur des banquettes. Il s’y trouve de plus une ouverture et une sinfonia servant d’introduction au second acte. Quant aux récitatifs, accompagnés probablement au clavecin, suivant l’usage du temps, on ne les a pas jugés d’assez d’importance pour les publier dans la grande partition, et il est permis de croire que Handel ne s’était même pas donné la peine de les écrire. Il y avait alors des copistes intelligens, dont le métier consistait à noter, selon une formule invariable, le dialogue servant à amener les morceaux de musique, et à donner à ces espèces de concerts en costumes une apparence de drame. Il est impossible, à la lecture de ces trente airs, de reconnaître quelle fut précisément la donnée du canevas scénique d’Admetus. Il n’y est jamais question de l’action, et pas un nom de personnage ne s’y trouve même prononcé. Chacun des airs est désigné seulement par le nom du chanteur ou de la cantatrice qui l’exécutait.

    Ainsi il y en a sept pour le signor Senesino, huit pour la signora Faustina, sept pour la signora Cuzzoni, quatre pour le signor Baldi, deux pour le signor Boschi, et un seulement pour la pauvre signora Dotti et pour le malheureux signor Palmerini, qui venaient sans doute tous les deux dire leur petite affaire, pour donner aux dieux et aux déesses, si richement partagés, le temps de respirer. L’unique duetto est chanté un peu avant la fin du concert par le signor Senesino et la signora Faustina, sans doute Admète et Alceste. Les paroles n’indiquent rien autre que deux amans ou époux heureux de se retrouver :

Alma mia
Dolce ristoro
Io ti stringo,
Io t’abbrachio,
In questo sen
.

    Il est accompagné par deux parties d’orchestre seulement, les violons et les basses ; et l’on trouve dans les parties de chant une ombre de sentiment, quelques velléités de passion, d’autant plus agréables que ces qualités sont fort rares dans les vingt-neuf airs qui précèdent ce duo. Malheureusement l’orchestre fait entendre, avant et après l’entrée des voix, de petites ritournelles d’une grosse gaîté, dont le caractère un peu grotesque ramène l’auditeur, bien loin de toute impression poétique, à la lourde prose du contre-pointiste. Quant aux trente airs, ils sont à peu près tous taillés sur le même patron. L’orchestre, soit à quatre parties d’instrumens à cordes, soit à trois ou à deux parties seulement, enrichi parfois de deux hautbois, ou de deux flûtes traversières, ou de deux cors et de deux bassons, déroule d’abord une ritournelle, en général assez longue, après laquelle le chant expose le thème à son tour. Ce thème, d’un tour mélodique peu gracieux, est accompagné souvent par les basses seules, qui frappent lourdement un dessin analogue à celui du chant. Après quelques mesures de développemens faits dans un système de parties à rhythme semblable ou à peu près, la voix presque toujours s’empare d’une syllabe quelconque, favorable à la vocalisation ou non, coupe ainsi un mot en deux et déroule sur la première moitié un long passage. Souvent ce passage est interrompu par des silences, sans que le mot soit achevé pour cela ; il est semé de trilles, de notes syncopées et répercutées qui conviendraient beaucoup mieux à un trait instrumental qu’à une roulade vocale ; le tout est lourd et roide comme une chaîne de cabestan. Ajoutons que souvent aussi une partie d’orchestre suit la voix à l’unisson ou à l’octave, et augmente par son adjonction la roideur de la vocalise. Le plus curieux de tous ces passages se trouve dans l’air de la signora Faustina (que je suppose être Alceste) sur la seconde syllabe du mot risor-ge,

In me a poco a poco
Risorge l’amor
.

    En général le compositeur paraît avoir mesuré la longueur de ses vocalises à la célébrité du dio ou de la diva qui devait le chanter. Les passages des airs de la Faustina, cette déesse élève de Marcello et qui fut la femme de Hasse, sont interminables ; ceux de la Cuzzoni sont un peu moins longs ; ceux du signor Baldi moins longs encore ; la povera ignota Dotti, dans son air unique, n’en a pas. Quand le passage de rigueur est arrivé à sa cadence de conclusion, une seconde partie de l’air conduit le chant dans un des tons relatifs du ton principal, une nouvelle cadence s’accomplit dans ce nouveau ton, presque toujours avec accompagnement des basses seules, et l’on recommence jusqu’au point d’orgue final.

    On doit supposer qu’assujetti à l’application constante de ce procédé, le musicien ne pouvait guère se préoccuper de la vérité d’expression et de caractère. Handel en effet n’y songait guère, et ses chanteurs se fussent révoltés s’il y eût songé.

    Je n’ai rien dit de l’ouverture ni de la sinfonia qui ouvre le second acte. Je ne saurais, par l’analyse, donner une idée d’une pareille musique instrumentale. Cet Admetus précéda de plusieurs années l’Alceste italienne de Gluck. Peut-être même fut-il représenté à l’époque où ce dernier, jeune encore, écrivait pour le théâtre italien de Londres de mauvais ouvrages tels que Pyrame et Thisbé et la Chute des Géants. On peut supposer alors que l’Admetus donna à Gluck l’idée de son Alceste.

    C’est sans doute aussi après avoir entendu les deux mauvais opéras italiens de Gluck, que Handel dit un jour en parlant de lui : « Mon cuisinier est plus musicien que cet homme-là ! »

    Handel, il faut le croire, était trop impartial pour ne pas rendre pleine justice à son cuisinier. Reconnaissons seulement que, depuis le jour où l’auteur du Messie formula ce jugement sur Gluck, celui-ci a fait de notables progrès et laissé bien loin derrière lui l’artiste culinaire.

    Je me résume, et tout en tenant compte de l’état où se trouvait l’art en France, en Allemagne et en Italie, aux époques diverses où ces ouvrages furent écrits, l’Alceste de Handel me paraît supérieure à l’Alceste de Lulli, celle de Schweitzer à celle de Handel, celle de Guglielmi à celle de Schweitzer, et, en somme, ces quatre ouvrages, à mon avis, ressemblent à l’Alceste de Gluck, comme les figures grotesques taillées avec un canif dans un marron d’Inde pour divertir les enfans ressemblent à une tête de Phidias.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2011.

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