FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 23 NOVEMBRE 1861.
L’Alceste d’Euripide, celles de Quinault et de Calsabigi, les partitions de Lulli, de Gluck, de Schweitzer et de Guglielmi sur ce sujet.
(Cinquième article.)
(Voir les Numéros des 12, 15 et 20 octobre et 6 novembre.)
L’air d’Admète : « Bannis la crainte et les alarmes », est plein d’une tendre sérénité ; la joie du jeune roi revenu à la vie est aussi complète que son amour pour Alceste est profond. La mélodie de ce morceau me paraît d’une exquise élégance, et les accompagnemens des violons l’enlacent comme des caresses d’une charmante chasteté. Signalons en passant l’effet des deux hautbois à la tierce l’un de l’autre et des sanglots haletans des instrumens à cordes pendant ces deux vers du récitatif suivant :
Je cherche tes regards, tu détournes les yeux ;
Ton cœur me fuit, je l’entends qui soupire.
et cette admirable exclamation de la reine :
Ils savent, ces dieux, si je t’aime.
Ici la répétition des premiers mots : Ils savent, ces dieux, que le musicien s’est permise, au lieu d’être un non-sens ou une fadeur comme il arrive trop souvent en pareil cas dans les œuvres d’un style vulgaire, double la puissance expressive de la phrase et l’intensité du sentiment exprimé.
La mélodie de l’air : Je n’ai jamais chéri la vie, est suave autant que noble ; son accent est celui d’une tendresse ardente qui éclate surtout au vers :
Qu’elle me soit cent fois ravie !
Il était certes impossible de mieux jeter les deux mots cent fois, où se décèle l’immense amour de ce cœur dévoué. On est frappé par l’image produite au passage : Jusque dans la nuit éternelle, dont l’effet des cors à l’octave de la partie vocale augmente la solennité ; mais ce n’est pas parce que la phrase parcourt un intervalle de dixième, de l’aigu au grave ; ce n’est pas parce que la voix descend jusqu’aux mots « la nuit éternelle ». Je crois avoir prouvé ailleurs qu’il n’y a pas en réalité de sons qui montent ou descendent, et que ces termes de sons hauts et bas ont été admis seulement par suite de l’habitude des yeux suivant les notes qui se dirigent de haut en bas ou de bas en haut sur le papier. La beauté de ce passage et l’image musicale qui en résulte sont dues à ce que la voix, en passant des sons aigus aux sons plus graves, prend par cela même un caractère plus sombre, augmenté par la transition du mode majeur au mineur et par l’accord sinistre que produit l’entrée des basses au mot éternelle. Ce n’est pas non plus pour le plaisir puéril de jouer sur les mots que Gluck a mis là cette teinte noire dont le temps d’arrêt qui se trouve sur la pénultième syllabe semble compléter l’obscurité, mais bien parce qu’il est naturel qu’Alceste, sur le point de mourir, ne puisse contenir sa terreur en parlant de la mort, qui pour elle est si prochaine.
Cet air, je l’ai déjà dit, est à reprises, composé de deux périodes dont chacune se dit deux fois, sans qu’aucun motif plausible justifie cette répétition. L’oreille s’en accommode fort bien, parce qu’on ne se lasse pas d’écouter d’aussi belle musique, mais le sens dramatique en est choqué, et Gluck se met ici en contradiction évidente avec lui-même.
L’immense récitatif pendant lequel Admète, à force d’instances, arrache enfin à Alceste le secret de son dévouement, est l’un des plus étonnans de la partition. Pas un mot qui n’y soit bien dit, par une intention qui n’y soit mise en relief. Les interpellations d’Admète, les a parte douloureux d’Alceste, la chaleur croissante du dialogue, l’emportement furieux de l’orchestre quand le roi désespéré s’écrie :
Non, je cours réclamer leur suprême justice !
font presque de cette scène le pendant du récitatif du prêtre au premier acte ; et l’air qui la termine la couronne magnifiquement. On ne conçoit pas que par des moyens aussi simples la musique puisse atteindre à une pareille intensité d’expression, à un pathétique aussi élevé. Il s’agissait ici de mêler l’accent du reproche à celui de l’amour, de confondre la fureur et la tendresse, et le compositeur y est parvenu.
Barbare ! non sans toi je ne puis vivre,
Tu le sais, tu n’en doutes pas !
s’écrie le malheureux Admète, et quand, interrompu un instant par Alceste, qui ne peut contenir cette exclamation : « Ah ! cher époux ! » il reprend avec plus de véhémence qu’auparavant : Je ne puis vivre, tu le sais, tu n’en doutes pas ! et se précipite éperdu hors de la scène, c’est à peine si le spectateur a la force d’applaudir.
Le récitatif qui suit nous montre la reine plus calme. Sa résignation ne sera pas de longue durée.
Le chœur prend la parole à son tour :
Tant de grâces ! tant de beauté !
Son amour, sa fidélité,
Tant de vertus, de si doux charmes,
Nos vœux, nos prières, nos larmes,
Grands dieux ! ne peuvent vous fléchir,
Et vous allez nous la ravir !
A une voix isolée répond une autre voix, puis les deux voix s’unissent, le chœur entier s’exclame, se lamente, et quand toutes les voix se sont éteintes dans un pianissimo, les instrumens, restés seuls, terminent et complètent ce concert de douleurs par quatre mesures d’une expression grave et résignée qui, dans la langue mystérieuse de l’orchestre, semblent dire au cœur et à la pensée bien plus que n’ont dit les vers du poëte.
Dérobez-moi ces pleurs, cessez de m’attendrir.
reprend Alceste en se levant du siége sur lequel elle était tombée pendant la lamentation précédente. Après cet instant de résignation, le désespoir est sur le point d’envahir de nouveau son âme. Elle se tait. Un instrument de l’orchestre élève une plainte mélodieuse qu’accompagnent d’autres instrumens avec une sorte d’arpége obstiné lent, dont la quatrième note est toujours accentuée. Ce retour constant du même accent, au même endroit, avec le même degré d’intensité, est l’image de la douleur qu’éveille chaque pulsation du cœur d’Alceste sous l’obsession d’une implacable pensée. La reine pleure sur elle-même et implore la pitié de ses amis dans cet immortel adagio qui dépasse en grandeur de style tout ce que l’on connaît du même genre en musique :
Ah ! malgré moi mon faible cœur partage !
Quel tissu mélodique ! quelles modulations ! quelle gradation dans les accens sur cet accompagnement acharné de l’orchestre !
Voyez quelle est la rigueur de mon sort !
Épouse, mère et reine si chérie,
Rien ne manquait au bonheur de ma vie,
Et je n’ai plus d’autre espoir que la mort !
Mais voilà l’accès revenu, le désespoir encore est le maître, le délire fiévreux reparaît plus brûlant ; l’orchestre tremble dans un mouvement rapide :
O ciel ! quel supplice et quelle douleur !
Il faut quitter tout ce que j’aime !
Cet effort, ce tourment extrême,
Et me déchire et m’arrache le cœur !
Les paroles sont entrecoupées : Il faut — quitter — tout ce — que j’aime. Ici la faute de prosodie (tout ce) est une beauté, Alceste sanglote et ne peut plus parler ; et enfin la voix parvenue sur le la bémol aigu se porte avec effort vers le la naturel à ces mots : M’arrache le cœur !
Rendons ici justice au traducteur français ; il a trouvé cette expression incomparablement plus forte et qui rend bien mieux l’image musicale que le vers de Calsabigi dans l’Alceste italienne :
E lasciar li nel pianto cosi.
Alceste tombe de nouveau sur son siége, à demi évanouie. Le chœur reprend, un chœur moralisant comme le chœur antique :
Ah ! que le songe de la vie
Avec rapidité s’enfuit !
Dans ce morceau se trouve, vers la fin, une belle période dite par toutes les voix à l’octave et à l’unisson :
Et la parque injuste et cruelle
De son bonheur tranche le cours.
dont l’effet est d’autant meilleur que Gluck a plus rarement usé de ce procédé aujourd’hui banal.
L’acte se termine par Alceste seule à qui l’on vient d’amener ses enfans et qui répète en les pressant sur son sein, avec un redoublement d’anxiété, son agitato :
O ciel ! quel supplice et quelle douleur !
pendant que le chœur, consterné par ce douloureux spectacle, garde le silence. Cette scène est de celles qui ont fait dire avec tant de raison à l’un des contemporains de Gluck qu’il avait retrouvé la douleur antique. Ce à quoi le marquis de Carracioli a répondu qu’il aimait mieux le plaisir moderne.
Mon Dieu ! que le pauvre esprit est donc bête et qu’il paraît ridicule quand, avec ses petites dents, il veut ainsi mordre le diamant…
A entendre cela le cœur se gonfle, on voudrait avoir quelque chose à étreindre. Il me semble alors que si j’avais devant moi le marbre de la Niobé je le briserais entre mes bras.
Au troisième acte, le peuple encombre le palais d’Admète. On sait que la reine s’est dirigée vers l’entrée du Tartare pour accomplir son vœu. La consternation est à son comble : « Pleure ! » s’écrie la foule, sur de larges accords mineurs :
Pleure, ô patrie !
O Thessalie !
Alceste va mourir !
Par une idée de mise en scène musicale très belle et que son poëte n’avait pas même indiquée, Gluck a trouvé là encore un effet sublime. Il a placé au loin dans le fond du théâtre, un deuxième groupe de voix ainsi désigné : Coro di dentro (chœur de l’intérieur), lequel, sur la dernière syllabe du premier chœur, reprend la phrase : « Pleure, ô patrie », comme un écho douloureux. Le palais tout entier retentit ainsi de lamentations, le deuil est au-dehors, au-dedans, dans les cours, sur les balcons, dans les vastes salles, partout.
C’est pour accompagner ce groupe de voix lointaines que le compositeur, pour la première fois, a employé l’ut grave du trombone-basse, que nos trombones-ténors ne possèdent pas, et pour lequel on emploie maintenant à l’Opéra un grand trombone en fa. L’effet en est majestueusement lugubre.
A ce moment intervient Hercule. L’air qu’il chante après son robuste récitatif débute par quelques mesures d’une belle énergie ; mais bientôt le style en devient plat, redondant ; l’orchestre fait entendre des passages d’instrumens à vent d’une tournure vulgaire. L’air n’est pas de Gluck.
Hercule, on le sait, ne paraît pas dans l’Alceste de Calsabigi ; il ne figurait pas non plus d’abord dans l’Alceste française, traduite et arrangée par Du Rollet.
Après les quatre premières représentations, disent les journaux du temps, Gluck ayant reçu la nouvelle de la mort de sa nièce, qu’il aimait tendrement, partit pour Vienne, où ce deuil de famille l’appelait. Aussitôt après son départ, l’Alceste, contre laquelle les habitués de l’Opéra se prononçaient de plus en plus, disparut de l’affiche. On voulut dédommager le public en montant à grands frais un ballet nouveau. Le ballet tomba à plat. L’administration de l’Opéra, ne sachant alors de quel bois faire flèche, osa reprendre l’opéra de Gluck, mais en y ajoutant ce rôle d’Hercule qui, présenté de la sorte vers la fin du drame, n’offre aucun intérêt et ne sert absolument à rien, le dénoûment pouvant s’opérer par la seule intervention d’Apollon, ainsi que l’avait pensé Calsabigi. Il contient en outre une scène dont le ridicule est injustement attribué à Euripide par beaucoup de gens qui n’ont pas lu la tragédie grecque.
Dans Euripide, Hercule ne vient point avec une naïveté grotesque chasser les ombres à coups de massue ; il ne descend pas même aux enfers. Il force Orcus, le génie de la mort, à lui rendre Alceste vivante, et son combat près de la tombe royale a lieu hors de la vue du spectateur.
Ce fut donc une idée malheureuse qu’on suggéra à Du Rollet pour cette reprise, et l’on peut supposer que Gluck, à qui on la soumit sans doute par lettres pendant son séjour à Vienne, ne l’adopta qu’à regret, puisqu’il refusa obstinément d’écrire un air pour le nouveau personnage.
Un jeune musicien français nommé Gossec fut alors chargé de le composer. Mais comment Gluck a-t-il consenti à laisser introduire ainsi et graver dans sa partition un pareil morceau, dû à une main étrangère ? Je ne puis me l’expliquer.
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La scène change et représente les abords du Tartare. Ici Gluck, dans le style descriptif, se montre presque aussi grand qu’il l’a été dans le style expressif et passionné. L’orchestre est morne, stagnant, il laisse dire au silence :
Tout de la mort, dans ces horribles lieux,
Reconnaît la loi souveraine.
Un long murmure roule dans ses profondeurs pendant que dans les parties moins graves s’élève le cri des oiseaux de nuit. Alceste succombe à l’épouvante ; sa terreur, son vertige, l’incertitude de ses pas sont admirablement décrits, et son suprême effort l’est encore mieux quand elle s’écrie :
Ah ! l’amour me redonne une force nouvelle ;
A l’autel de la mort lui-même me conduit,
Et des antres profonds de l’éternelle nuit
J’entends sa voix qui m’appelle !
A la place de ce merveilleux récitatif, terminé par de si tendres accens, on a dernièrement à l’Opéra réinstallé le morceau de l’Alceste italienne : Chi mi parla ! che rispondo ? supprimé par Du Rollet. On pouvait nous le rendre sans faire cette horrible coupure ; l’intérêt de toutes ces pages est si grand, qu’on eût été heureux d’entendre l’un et l’autre morceau. Dans celui-ci, Gluck a voulu peindre surtout la peur de la malheureuse femme. Ce n’est pas un air, puisque pas une phrase formulée ne s’y trouve ; ce n’est pas un récitatif, puisque le rhythme en est impérieux et entraînant. Ce ne sont que des exclamations désordonnées en apparence : « Qui me parle ?… que répondre ?… ah ! que vois-je ?… quelle épouvante !… où fuir ?… où me cacher ? je brûle… j’ai froid… le cœur me manque… je le sens… dans mon sein… len… te… ment… pal… piter… Ah ! la force… me reste… à peine… pour me plaindre… et… pour… trembler… » L’enthousiasme et l’amour sont bien loin maintenant du cœur d’Alceste ; l’élan de dévouement qui l’a conduite vers cet antre affreux est brisé. Le sentiment de la conservation l’emporte ; elle court effarée çà et là, bouleversée de terreur, pendant que l’orchestre, agité d’une façon étrange, fait entendre son rhythme précipité des instrumens à cordes, avec sourdines, qui contraste avec une sorte de râle des instrumens à vent dans le grave, où l’on croit reconnaître la voix des pâles habitans du séjour ténébreux. Cela s’enchaîne sans interruption avec un chœur d’ombres invisibles : « Malheureuse, où vas-tu ? » chanté sur une seule note qu’accompagnent les cors, trombones, clarinettes et les instrumens à cordes. Les lugubres accords de l’orchestre tournent autour de cette morne pédale vocale, la heurtent, la couvrent quelquefois, sans qu’elle cesse de faire partie intégrante de l’harmonie…. C’est d’une rigidité terrible, cela glace d’effroi. Alceste répond aussitôt par un air d’une expression humble, où l’accent de la résignation domine dans une forme mélodique d’une incomparable beauté :
Ah ! divinités implacables,
Ne craignez pas que par mes pleurs
Je veuille fléchir les rigueurs
De vos cœurs impitoyables.
Remarquons ici la sagacité avec laquelle le compositeur a senti qu’à cet air il ne fallait pas de ritournelle, pas même un accord de préparation. A peine les dieux infernaux ont-ils terminé leur phrase monotone :
Tu n’attendras pas longtemps,
qu’Alceste leur répond. Évidemment le moindre retard apporté à sa réponse par un moyen musical quelconque serait là un grossier contre-sens. Cet air, dont je suis parfaitement incapable de décrire le charme douloureux, est encore à reprises, pour sa première partie du moins. Dans la seconde, les paroles se répètent bien aussi, mais avec des changemens dans la musique. Les vers suivans se disent deux fois :
La mort a pour moi trop d’appas,
Elle est mon unique espérance !
Ce n’est pas vous faire une offense
Que de vous conjurer de hâter mon trépas.
Dans la deuxième version musicale, la prière devient plus instante, l’imploration plus vive ; le vers :
Ce n’est pas vous faire une offense,
est dit avec une sorte de timidité, puis la voix s’élève de plus en plus sur les mots : que de vous conjurer, et retombe solennellement pour la cadence finale sur ceux : de hâter mon trépas.
Il faudrait être un grand écrivain, un poëte au cœur brûlant, pour décrire dignement un tel chef-d’œuvre de grâce éplorée, un tel modèle de beauté antique, un si frappant exemple de philosophie musicale unie à tant de sensibilité et de noblesse. Et encore le plus grand des poëtes y parviendrait-il ? Une pareille musique ne se décrit pas ; il faut l’entendre et la sentir. De ceux qui ne la sentent pas ou qui la sentent peu….. que dire ?….. ils sont très malheureux, on doit les plaindre.
Il en est de même du grand air d’Admète :
Alceste, au nom des dieux !
car si l’on a justement appelé Beethoven un infatigable Titan, Gluck, dans un autre genre, a tout autant de droits à ce nom. Quand il s’agit d’exprimer la passion, de faire parler le cœur humain, son éloquence ne tarit pas ; sa pensée et sa force de conception, à la fin de ses œuvres, ont autant de puissance qu’au début. Il va jusqu’à ce que la terre lui manque. Seulement, en écoutant Beethoven, on sent que c’est lui qui chante ; en écoutant Gluck, on croit reconnaître que ce sont ses personnages, dont il n’a fait que noter les accens. Après tant de douleurs exprimées, il trouve encore de nouvelles formes mélodiques, de nouvelles combinaisons harmoniques, de nouveaux rhythmes, de nouveaux cris du cœur, de nouveaux effets d’orchestre, pour ce grand air d’Admète. On y remarque même une audacieuse modulation, d’ut mineur en ré mineur, qui produit une impression admirablement pénible à laquelle on est loin de s’attendre, tant la transition est inusitée. Beethoven a souvent passé avec le plus rare bonheur d’une tonique mineure à une autre placée sur le degré diatonique inférieur ; d’ut mineur à si bémol mineur, par exemple. Au début de son ouverture de Coriolan, cette modulation subite donne à sa phrase un bel accent de fierté farouche, presque sauvage. Mais de l’emploi de la modulation ascendante (d’ut mineur en ré mineur), je ne trouve pas dans ma mémoire d’autre exemple que celui de Gluck. Cet air est de ceux dans lesquels l’emploi d’un dessin obstiné fait de l’orchestre un personnage. Les instrumens, on peut le dire, n’accompagnent pas la voix ; ils parlent, ils chantent en même temps que le chanteur ; ils souffrent de sa souffrance, ils pleurent ses larmes. Ici, en outre du dessin obstiné, l’orchestre fait entendre une phrase mélodique revenant à chaque instant, qui précède ou suit la phrase vocale dont elle augmente la force expressive. Cette partie vocale est pourtant semée de traits frappans qui pourraient se passer d’auxiliaires. Tel est celui :
Je pousserais des cris que tu n’entendrais pas ;
et cet autre passage encore où la voix, se portant du fa grave au la bémol aigu, franchit brusquement un intervalle de dixième mineure à ces mots : « Me reprocher ta mort » pour finir par une navrante conclusion sur le vers :
Me demander leur mère.
Et cette progression ascendante :
Au nom des dieux
Sois sensible au sort qui m’accable,
où le même membre de phrase se répétant quatre fois avec une instance de plus en plus vive semble indiquer les mouvemens d’Admète qui se traîne sanglotant aux pieds de sa femme.
Quiconque ayant le sentiment de ce genre de beautés musicales a pu entendre cet air bien exécuté en conservera la mémoire toute sa vie. Il est des impressions dont le souvenir ne s’efface jamais.
Le morceau suivant, sans être de la même valeur que l’air d’Admète, est cependant fort remarquable par sa contexture spéciale. C’est le seul duo de la partition, et le compositeur, qui ne s’est pas astreint dans ses autres ouvrages à une logique aussi rigoureuse, n’y a permis aux voix de chanter ensemble que lorsque l’impatience de l’un des personnages ne lui permet pas d’attendre que l’autre ait fini de parler. De là la terminaison du duo par Admète seul, Alceste ayant plus tôt que lui achevé sa phrase. C’est curieux.
L’air du dieu infernal venant annoncer à Alceste que l’heure est venue et que Caron l’appelle est l’un des plus célèbres de la partition. C’est un morceau d’une physionomie toute spéciale. Bien que le développement intérieur, à partir du vers :
Si tu révoques le vœu qui t’engage,
ait un accent menaçant qu’accroît encore le timbre des trois trombones à l’unisson accompagnant la voix à demi-jeu, l’aspect général de l’air est d’un calme terrible. La mort est puissante et sans efforts elle saisit sa proie. Le thème
Caron t’appelle, entends sa voix !
est encore monotone comme le chœur des dieux infernaux : « Malheureuse où vas-tu ? » Il se dit trois fois, d’abord sur la tonique, puis sur la dominante, et une dernière fois sur la tonique. Il est toujours précédé et suivi de trois sons de cors donnant la même note que la voix, mais d’un caractère mystérieux, rauque, caverneux. C’est la conque du vieux nocher du Styx, retentissant dans les profondeurs du Tartare. Les notes naturelles (dites ouvertes) du cor sont fort loin d’avoir cette sonorité bizarrement lugubre que Gluck rêvait pour l’appel de Caron, et si l’on s’avisait de laisser les cornistes exécuter tout simplement les notes écrites, on commettrait une grave erreur et une infidélité capitale. Gluck ne trouva pas tout d’abord cet étonnant effet d’orchestre. Dans l’Alceste italienne, il avait employé, pour représenter la conque de Caron, trois trombones avec les deux cors, et sur une note assez élevée (le ré au-dessus des portées, clef de fa). C’était trop sonore, c’était presque violent, c’était vulgaire. Pour la nouvelle version du même morceau, il changea le rhythme de ce lointain appel, et il supprima les trombones. Mais les deux cors à l’unisson, avec leurs notes toniques et dominantes, et par conséquent leurs sons ouverts, ne produisaient point du tout ce qu’il cherchait. Enfin il s’avisa de faire aboucher les cors pavillon contre pavillon ; les deux instrumens se servant ainsi mutuellement de sourdine, et, les sons s’entrechoquant à leur sortie, le timbre extraordinaire fut trouvé. Ce procédé offre des inconvéniens que les cornistes ne manquent pas de mettre en avant quand on leur demande de l’employer. Il faut, pour jouer ainsi du cor, prendre une posture forcée qui peut aisément déranger l’embouchure et rendre incertaine l’attaque du son. De là la résistance des artistes qui, dans certains concerts où ce morceau a été exécuté, se sont abstenus de rien changer à leurs habitudes, et ont détruit ainsi un si remarquable effet. La même chose allait arriver à l’Opéra, quand on s’est avisé de remplacer le moyen dangereux inventé par Gluck par un autre qui amène un résultat plus frappant encore.
L’air du dieu infernal ayant été baissé d’un ton, se chante maintenant en ut. On a dit alors aux cornistes de prendre des cors en mi naturel au lieu de ceux en ut, et de donner les notes la bémol, mi bémol, qui, sur le ton de mi, produisent ut, sol, pour l’auditeur. Ces deux notes étant ce qu’on appelle des sons bouchés, la main droite fermant aux deux tiers pour l’une et à demi pour l’autre le pavillon de l’instrument, leur timbre est précisément celui que Gluck voulait obtenir. Le grand maître connaissait probablement l’effet de ces sons bouchés du cor, mais l’inhabileté des cornistes de son époque l’aura empêché d’y recourir.
Dans un dernier article nous achèverons cette étude de l’Alceste de Gluck et nous essaierons de donner rapidement une idée de celles de Schweitzer et de Guglielmi, et aussi d’un autre opéra italien sur le même sujet, dû à une plume illustre, et que nous venons de découvrir.
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2011.
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