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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 6 NOVEMBRE 1861.

L’Alceste d’Euripide, celles de Quinault et de Calsabigi, les partitions de Lulli, de Gluck, de Schweitzer et de Guglielmi sur ce sujet.

(Voir les Numéros des 12, 15 et 20 octobre.)

(Quatrième article.)

    Le récitatif Arbitres du sort des humains, dans lequel Alceste, agenouillée aux pieds de la statue d’Apollon, prononce son terrible vœu, manque, comme l’air précédent, dans la partition italienne ; l’accent en est énergique et grandiose. Il offre cela de particulier dans son instrumentation que la voix y est presque constamment suivie à l’unisson et à l’octave par six instrumens à vent, deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le tremoto de tous les instrumens à cordes. Ce mot tremoto (tremblé) n’indique pas dans les partitions de Gluck ce frémissement d’orchestre qu’il a employé ailleurs fort souvent, et qu’on nomme tremolo, dans lequel la même note est répétée aussi rapidement que possible par une multitude de petits coups d’archet. Il ne s’agit ici que de ce tremblement du doigt de la main gauche appuyé sur la corde, et qui donne au son une sorte d’ondulation ; Gluck l’indique par ce signe, placé sur les notes tenues : notes tenues et quelquefois aussi par le mot appogiato (appuyé). Il y a encore une autre espèce de tremblement qu’il emploie dans les récitatifs, dont l’effet est fort dramatique ; il le désigne par des points placés au-dessus d’une grosse note, et couverts par un coulé, ainsi : coulé  Cela signifie que les archets doivent répéter sans rapidité le même son d’une façon irrégulière, les uns faisant quatre notes par mesure, d’autres huit, d’autres cinq, ou sept, ou six, produisant ainsi une multitude de rhythmes divers qui, par leur incohérence, troublent profondément tout l’orchestre et répandent sur les accompagnemens ce vague ému qui convient à tant de situations.

    Dans le récitatif que je viens de citer, ce système d’orchestration avec le tremoto appogiato, la voix solennelle des instrumens à vent suivant la partie de chant, les dessins formidables des basses descendant diatoniquement, pendant les intervalles de silence de la partie vocale, produisent un effet d’un grandiose incomparable.

    Remarquons le singulier enchaînement de modulations suivi par l’auteur pour lier ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de ce premier acte. Le premier est en majeur ; le récitatif qui lui succède et dont je viens de parler commençant aussi en , finit en ut dièze mineur ; l’entrée du grand-prêtre rentrant pour dire que le vœu d’Alceste est accepté, a lieu sur une ritournelle en ut dièze mineur qui aboutit à un air en mi bémol, et le dernier air de la reine est en si bémol.

    Ce morceau du prêtre : « Déjà la mort s’apprête » est à deux mouvemens et d’un caractère presque menaçant dans sa seconde partie. Il est fait avec l’air d’Ismène de l’Alceste italienne, « Parto ma senti », mais transfiguré et agrandi par l’art extrême avec lequel Gluck l’a modifié en l’adaptant à de nouvelles paroles. En français, l’andante est plus court, l’allegro plus long, et une partie de bassons assez intéressante est ajoutée à l’orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est presque partout conservé. Il faut ici signaler une nuance très importante dont l’indication manque à la partition française gravée, ne se trouvait pas davantage dans la partition manuscrite de l’Opéra, et fut marquée au contraire avec le plus grand soin dans la partition italienne. Dans le dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l’allegro, la première moitié de chaque mesure doit être exécutée forte et la seconde piano. Malgré l’oubli des graveurs et des copistes, il est évident que cette double nuance est d’un effet trop saillant pour qu’on puisse la négliger et exécuter mezzo forte d’un bout à l’autre le passage en question, ainsi que je l’ai vu faire autrefois à l’Opéra.

    Probablement c’est encore là une de ces fautes de rédaction que Gluck rectifiait aux répétitions, mais qui, n’étant pas corrigées sur les parties ni sur la partition, ne pouvaient manquer d’induire en erreur les exécutans longtemps après, quand le maître-soleil avait disparu.

    J’arrive à l’air : « Divinités du Styx ! » Alceste est seule de nouveau ; le grand-prêtre l’a quittée, en lui annonçant que les ministres du dieu des morts l’attendront aux abords du Tartare à la fin du jour. C’en est fait ; quelques heures à peine lui restent. Mais la faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l’amour, se croit désormais inaccessible à la crainte et capable de frapper sans pâlir aux portes de l’enfer.

    Dans ce paroxysme d’enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux du Styx pour les braver ; une voix rauque et terrible lui répond ; le cri de joie des cohortes infernales, l’affreuse fanfare de la trombe tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et belle reine qui va mourir. Son courage n’en est point ébranlé ; elle apostrophe au contraire avec un redoublement d’énergie ces dieux avides dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié. Elle a bien un instant d’attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se précipitent : « Je sens une force nouvelle. » Sa voix s’élève graduellement, les inflexions en deviennent de plus en plus passionnées : « Mon cœur est animé du plus noble transport. » Et après un court silence, reprenant sa frémissante évocation, sourde aux aboiemens de Cerbère comme à l’appel menaçant des ombres, elle répète encore : « Je n’invoquerai point votre pitié cruelle », avec de tels accens, que les bruits étranges de l’abîme disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé d’angoisse et d’horreur.

    Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être jamais réunies au même degré chez le même musicien : inspiration entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, connaissance profonde de l’art de dramatiser l’orchestre, mélodie pénétrante, expression toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n’est qu’un ordre plus savant, simplicité d’harmonie, clarté de dessins, et, par-dessus tout, force immense qui épouvante l’imagination capable de l’apprécier.

    Cet air monumental, ce climax d’un vaste crescendo préparé pendant toute la dernière moitié du premier acte, ne manque jamais de transporter l’auditoire quand il est bien exécuté, et cause une de ces émotions qu’il serait inutile de chercher à décrire. Il faut, pour que son exécution soit fidèle et complète, que le rôle d’Alceste soit confié à une grande actrice possédant une grande voix et une certaine agilité non pas de vocalisation, mais d’émission des sons, qui lui permette de bien faire entendre le débit rapide sans prendre des temps pour poser chaque note. Sans cela, le prestissimo épisodique du milieu : « Je sens une force nouvelle », serait à peu près perdu. Remarquons la liberté grande que Gluck a prise dans ce passage, comme dans beaucoup d’autres, de se moquer de la carrure et même de la symétrie ; ce prestissimo est composé de cinq membres de phrase de cinq mesures chacun et de quatre mesures en plus. Et cette succession irrégulière, loin de choquer, saisit de prime abord et entraîne l’auditeur.

    Pour bien rendre cet air, il faut en outre que les mouvemens en soient saisis avec sagacité au début, où se fait sentir une certaine majesté sombre, et bien délicatement modifiés ensuite, pour la dernière et si touchante mélodie :

Mourir pour ce qu’on aime est un trop doux effort,
    Une vertu si naturelle !

dont chaque mesure tire larmes et sang.

    De plus, il faut absolument que l’orchestre soit inspiré comme la cantatrice, que les forte soient terribles, les piano tantôt menaçans et tantôt attendris, et que les instrumens de cuivre surtout donnent à leurs deux premières notes une sonorité tonnante, en les attaquant vigoureusement et en les soutenant sans fléchir pendant toute la durée de la mesure. Alors on arrive à un résultat dont les plus savans efforts de l’art musical ont offert bien peu d’exemples jusqu’ici.

    Conçoit-on que Gluck, pour se prêter aux exigences de la versification française ou à l’impuissance de son traducteur, ait consenti à défigurer, ou, pour parler plus juste, à détruire la merveilleuse ordonnance du début de cet air incomparable, qu’il a au contraire si avantageusement modifié dans presque tout le reste ? C’est pourtant la vérité. Le premier vers du texte italien est celui-ci :

Ombre, larve, compagne di morte.

    Le premier mot, ombre, par lequel l’air commence, étant placé sur deux larges notes, dont la première peut et doit être enflée, donne à la voix le temps de se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par les cors et les trombones, beaucoup plus saillante, le chant cessant au moment où s’élève le cri instrumental. Il en est de même des deux sons écrits une tierce plus haut que les premiers, pour le second mot larve. Dans la traduction française, à la place de ces deux mots italiens, qui étaient tout traduits en y ajoutant un s, nous avons : Divinités du Styx, par conséquent, au lieu d’un membre de phrase excellent pour la voix, d’un sens complet enfermé dans une mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même note, pour les cinq syllabes di-vi-ni-tés du, le mot Styx étant placé à la mesure suivante, en même temps que l’entrée des instrumens à vent et le fortissimo de l’orchestre qui l’écrasent et empêchent de l’entendre. Par là, le sens demeurant incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l’orchestre a l’air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée. De plus, la phrase italienne compagne di morte, sur laquelle la voix se déploie si bien, étant supprimée en français et remplacée par un silence, laisse dans la partie de chant une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que je viens de désigner, on lui eût adapté ceux-ci :

Ombres, larves, pâles compagnes de la mort !

    Sans doute le poëte n’eût pas su se contenter de la structure de ce quasi vers, et plutôt que de manquer aux règles de l’hémistiche, il a mutilé, défiguré, détruit l’une des plus étonnantes inspirations de l’art musical. C’était quelque chose de si important en effet que les vers de M. du Rollet ! Mme Viardot, faisant à cette occasion de l’électisme et n’osant pas supprimer les mots Divinités du Styx, devenus célèbres et que tous les amateurs attendent quand on exécute ce morceau, a conservé en partie la mutilation de du Rollet, et réinstallé la seconde phrase de l’air italien avec les mots : Pâles compagnes de la mort. C’est toujours cela de gagné !

    Quelle fière joie doit ressentir en son cœur la cantatrice qui, sûre d’elle-même, voyant à ses pieds un auditoire frémissant, et soutenue par les ailes du génie dont elle est l’interprète, s’apprête à commencer cet air ! Cela doit ressembler au bonheur de l’aigle s’élançant d’un pic élevé pour nager libre dans l’espace !. . . . . . . .

    Gluck a souvent mis en usage dans toutes ses partitions, mais dans Iphigénie en Tauride plus qu’ailleurs, un genre d’accompagnement pour le récitatif simple, qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans interruption par la masse entière des instrumens à cordes, pendant toute la durée de la récitation musicale des vers. Cette harmonie stagnante produit sur les organes des auditeurs inattentifs, et le nombre en est grand, un effet de torpeur et d’engourdissement irrésistible, et finit par les plonger dans une lourde somnolence qui les rend complétement indifférens aux plus rares efforts du compositeur pour les émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de plus antipathique à des Français que ce long et obstiné bourdonnement. On ne peut donc pas s’étonner qu’il arrive à beaucoup d’entre eux d’éprouver à la représentation des ouvrages de Gluck autant d’ennui que d’admiration. Ce qui doit surprendre, c’est que le génie puisse s’abuser ainsi sur l’importance des accessoires, au point de se servir de moyens qu’un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisans ou dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes cruels que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent éprouver.

    Une autre cause encore concourt dans l’orchestre de Gluck à produire cette redoutable monotonie, c’est la simplicité des basses, qui ne sont presque jamais dessinées d’une façon intéressante, et se bornent à soutenir l’harmonie en frappant d’une façon monotone les temps de la mesure ou en suivant note contre note le rhythme de la mélodie. Aujourd’hui les compositeurs habiles ne dédaignent plus aucune partie de l’orchestre, s’attachent à répandre sur toutes de l’intérêt et à varier les formes rhythmiques autant que possible. L’orchestre de Gluck en général a peu d’éclat, si on le compare, non pas aux masses grossièrement bruyantes, mais aux orchestres bien écrits des vrais maîtres de notre siècle. Cela tient à l’emploi constant des instrumens à timbre aigu dans le médium, défaut rendu plus sensible par la rudesse des basses, écrites fréquemment au contraire dans le haut et dominant alors outre mesure le reste de la masse harmonique. On trouverait aisément la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutans de ce temps-là ; faiblesse telle, que l’ut au-dessus des portées faisait trembler les violons, le la aigu les flûtes, et le les hautbois. D’un autre côté, les violoncelles paraissant (comme aujourd’hui encore en Italie) un instrument de luxe dont on tâchait de se passer dans les théâtres, les contre-basses demeuraient chargées presque seules de la partie grave ; de sorte que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait nécessairement, vu l’impossibilité de faire entendre assez les violoncelles et l’extrême gravité du son des contre-basses, écrire cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons.

    Depuis lors on a senti en France et en Allemagne l’absurdité de cet usage ; les violoncelles ont été introduits dans l’orchestre en nombre supérieur à celui des contre-basses ; d’où il suit que les basses de Gluck, dans plusieurs endroits de ses ouvrages, se trouvent aujourd’hui placées dans des circonstances essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps, et qu’il ne faut pas lui reprocher l’exubérance qu’elles ont acquise malgré lui aux dépens du reste de l’orchestre. Il s’est abstenu si constamment des sons graves de la clarinette, de ceux du cor et des trombones, qu’il semble ne les avoir pas connus. Une étude approfondie de son instrumentation nous entraînerait trop loin de notre sujet ; disons seulement qu’il a employé le premier en France et une seule fois, la grosse caisse (sans cymbales) dans le chœur final d’Iphigénie en Aulide, les cymbales (sans grosse caisse) et le triangle dans le premier acte d’Iphigénie en Tauride ; instrumens dont on fait aujourd’hui un emploi si stupide et un abus si révoltant.

    Les second et troisième actes d’Alceste passent, dans l’opinion de quelques juges superficiels, pour inférieurs au premier. Les situations seules du drame sont moins saillantes et se nuisent entre elles par leur ressemblance et leur fâcheuse monotonie. Mais le musicien ne fléchit pas un instant ; il semble même redoubler d’inspiration pour combattre ce défaut ; jusqu’au dernier moment le même souffle l’anime ; il trouve des formes nouvelles pour peindre, et toujours avec une puissance plus irrésistible, le deuil, le désespoir, l’effroi, l’attendrissement, l’angoisse, la stupeur ; il vous inonde de mélodies navrantes, d’accens douloureux, dans les voix, dans les parties hautes, dans les parties intermédiaires de l’orchestre ; tout supplie, tout pleure, gémit ; et ces pleurs intarissables nous touchent cependant, telles sont la force et la beauté de l’inspiration du poëte musicien.

    Au second acte, d’ailleurs, les réjouissances motivées par le rétablissement du roi amènent les morceaux les plus gracieux, les mélodies les plus riantes, dont le charme est doublé par leur contraste avec tout le reste.

    Le chœur « Que les plus doux transports » et celui « Livrons-nous à l’allégresse » n’ont pas précisément le brio que désireraient certains auditeurs ; la gaîté que ces morceaux expriment est une sorte de gaîté tendre et naïve, où je trouve un grand mérite spécial. C’est la joie d’un peuple qui aime son roi ; les cœurs sont encore endoloris par l’anxiété dont ils viennent à peine d’être délivrés. Et comme le dit Admète à son entrée, les Thessaliens sont moins ses sujets que ses amis.

    La mélodie :

Admète va faire encore
De son peuple qui l’adore
Et la gloire et le bonheur,

est tout entière dans ce sentiment.

    Au milieu de ce même air de danse chanté, la reine, passant au travers des groupes, s’écrie :

Ces chants me déchirent le cœur !

et la joie publique redouble.

    Dans une étude comme celle-ci, où la critique est presque toujours admirative, il faut relever les défaillances de l’auteur, ne fût-ce que pour constater les points par lesquels il se rattache à la nature humaine.

    Au milieu du premier chœur du peuple thessalien dont la joie douce est, je le répète, exprimée d’une façon si vraie et si charmante, se trouve une absurdité d’instrumentation, une partie de cor faisant des sauts d’octave et des successions diatoniques impossibles à exécuter dans un mouvement aussi animé. Le moindre musicien témoin de ce lapsus calami aurait pu dire à Gluck : « Eh ! monseigneur, que faites-vous donc ? Vous savez bien que cette façon d’arpéger des octaves et que tout ce dessin rapide, déjà difficile pour des violoncelles, est impraticable pour des instrumens à embouchure tels que des cors, des cors en sol surtout ! et vous n’ignorez pas que si par impossible on parvenait à exécuter un semblable passage, son effet, loin d’être bon, provoquerait le rire. » Une telle distraction chez un grand maître est absolument inexplicable.

    Un troisième chœur joyeux me paraît plus empreint encore que les deux précédens de cette affection du peuple pour son roi ; c’est celui :

Vivez, coulez des jours dignes d’envie !

    Il est à reprises, comme ces airs dont j’ai signalé l’incompatibilité avec la vraisemblance dramatique. Mais ici le défaut de cette forme disparaît, parce que la première reprise de chaque fragment chantée par les coryphées seuls est répétée ensuite par le grand chœur, comme si le peuple s’associait au sentiment exprimé d’abord par les principaux amis d’Admète. La répétition de chaque période est ainsi parfaitement justifiée. Le chant placé sur les deux vers :

Ah ! quel que soit cet ami généreux
Qui pour son roi se sacrifie….

est d’une rare beauté, et les mots son roi y forment une sorte d’exclamation dans laquelle les sentimens affectueux du peuple se révèlent avec force et une sorte d’admiration. Vient maintenant un autre chœur dansé, où tout ce que la grâce mélodique a de plus séduisant est répandu à profusion. On chante :

    Parez vos fronts de fleurs nouvelles,
    Tendres amans, heureux époux,
Et l’hymen et l’amour de leurs mains immortelles
    S’empressent d’en cueillir pour vous.

    Et l’orchestre accompagne doucement en pizzicato. Tout n’est que charme et voluptueux sourires, on se croit transporté dans un gynécée antique, on imagine voir les beautés de l’Ionie enlacer aux sons de la lyre leurs bras divins et balancer leur torse digne du ciseau de Phidias.

    Le thème de ce délicieux morceau a été, je l’ai déjà dit, emprunté par Gluck à sa partition d’Elena e Paride. Il y a ajouté les deux strophes chantées par une jeune Grecque, qui ramènent la mélodie principale avec un si rare bonheur, et encore le solo de flûte dans le mode mineur, sur lequel on danse pendant qu’Alceste éplorée, et détournant la tête, dit avec de si déchirantes inflexions :

    O dieux ! soutenez mon courage,
Je ne puis plus cacher l’excès de mes douleurs.
    Ah ! malgré moi des pleurs
S’échappent de mes yeux et baignent mon visage.

    Puis le divin sourire rayonne de nouveau, et le chœur reprend dans le mode majeur avec son accompagnement pizzicato :

Parez vos fronts de fleurs nouvelles.

    Un grand poëte l’a dit

Les forts sont les plus doux.

(La suite prochainement.)

P. S. Une nouvelle édition de la partition de piano et chant d’Alceste, conforme à la représentation de cet ouvrage à l’Opéra, vient de paraître chez Léon Escudier. La réduction de l’orchestre pour le piano a été faite avec un véritable talent par M. Vautrot, l’habile directeur du chant à l’Opéra. Presque tout ce que l’orchestration de Gluck contient d’intéressant s’y trouve reproduit, sans qu’il soit résulté de cette fidélité ni entassement de notes ni confusion dans la partie de piano. Le travail de M. Vautrot, en outre, est absolument exempt des platitudes décourageantes que l’on trouve dans beaucoup d’autres éditions du même ouvrage, et par lesquelles la noble pensée de l’auteur est si étrangement défigurée.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2011.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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