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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 24 OCTOBRE 1861 (p. 1-2)

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation de la reprise d’Alceste, tragédie lyrique en trois actes, musique de Gluck, paroles françaises du Bailli du Rollet.

    Cet article ne fait point partie de l’étude que nous avons commencée de l’Alceste de Gluck, et que nous reprendrons prochainement. Nous ne parlerons donc pas cette fois de la partition, mais seulement de son exécution récente à l’Opéra et des impressions du public. Cette reprise, tant de fois annoncée et retardée par diverses causes, vient d’avoir lieu avec un magnifique succès. Les prévisions fâcheuses, les pronostics malveillans ont reçu lundi dernier le plus éclatant démenti.

    L’auditoire a paru frappé de la majestueuse ordonnance de l’œuvre dans son ensemble, de la profondeur de l’expression mélodique, de la chaleur du mouvement scénique et de mille beautés qui sont pour lui originales et nouvelles, telle est leur dissemblance avec ce qu’on produit en général sur notre grande scène aujourd’hui. Je penche à croire une notable partie du public plus capable qu’autrefois de sentir et de comprendre une partition pareille. L’éducation musicale a fait des progrès d’une part, et, de l’autre, à force d’indifférence, on en est venu à ne plus éprouver de haine pour le beau. Les habitués de l’Opéra, contre leur usage, étaient venus lundi dernier pour entendre et non pour voir et pour être vus. On a écouté, on a réfléchi, et, comme le disait Gluck d’un enfant qui avait pleuré à la première représentation d’Alceste, on s’est laissé faire.

    Cette reprise, venue à point, nous le croyons, ne peut qu’exercer une excellente influence sur le goût général des amateurs de musique et détruire bien des préjugés. Il est seulement à regretter qu’on n’ait pas pu la faire dans des conditions de fidélité plus rigoureuses. L’obligation de transposer d’un bout à l’autre le rôle d’Alceste, pour l’approprier à la voix de Mme Viardot, et les modifications de détails qui devaient nécessairement résulter de cette transposition, ont, en maint endroit, altéré la physionomie de l’ouvrage. Quelques airs perdent peu, il est vrai, à être ainsi baissés, mais l’effet de beaucoup d’autres est affaibli, pour ne pas dire détruit ; l’orchestration devient flasque, sourde ; l’enchaînement des modulations n’est plus celui de l’auteur, puisque la nécessité de préparer la transposition et celle de rentrer dans le ton primitif après les morceaux transposés oblige d’en suivre un autre. Ce n’est pas ici le lieu de faire un cours de composition musicale ; on comprendra aisément d’ailleurs que de tels bouleversemens, praticables, dans une certaine mesure, pour des fragmens isolés destinés au concert, deviennent désastreux apportés à un opéra entier qu’on rend à la scène.

    « Plus on s’attache à chercher la perfection et la vérité, a dit Gluck dans sa préface d’Elena e Paride, plus la précision et l’exactitude deviennent nécessaires. Les traits qui distinguent Raphaël de la foule des peintres sont en quelque sorte insensibles ; de légères altérations dans les contours ne détruiront point la ressemblance dans une tête de caricature, mais elles défigureront entièrement le visage d’une belle personne. »

    Cette proposition s’applique à tous les genres d’infidélité dans l’exécution des œuvres musicales, mais elle est surtout vraie quand il s’agit des œuvres de Gluck.

    Hâtons-nous de reconnaître que, sous tous les autres rapports, l’exécution d’Alceste à l’Opéra est d’une assez respectueuse exactitude. Les chanteurs ne changent presque pas une note de leurs rôles ; les mélodies, les récitatifs, les chœurs sont reproduits absolument tels que l’auteur les écrivit. Quelques personnes croient qu’on a ajouté à l’orchestration des instrumens à vent ; c’est une erreur. M. Royer, considérant que les instrumens à cordes remplissent le rôle principal dans l’orchestre d’Alceste, a seulement voulu leur donner plus de puissance en en augmentant un peu le nombre. Celui des violons, en conséquence, a été porté à vingt-huit, celui des altos à dix, celui des violoncelles à onze, et celui des contre-basses à neuf. On ne peut qu’applaudir à cette mesure, qui ne sera pas, il faut l’espérer, adoptée désormais pour Alceste seulement, et qui rendra l’orchestre de l’Opéra plus riche encore que celui de Covent-Garden à Londres, l’un des plus puissans de l’Europe. On a engagé aussi un trombone-basse nécessaire pour l’exécution de certaines notes graves que les trombones-ténors dont on se sert exclusivement à l’Opéra ne possèdent pas. La reprise d’Alceste, qui eut lieu en 1825, ne fut à beaucoup près ni aussi soignée ni aussi complète que celle à laquelle nous venons d’assister. Plusieurs morceaux furent alors indignement mutilés, quantité d’autres, et des plus admirables, supprimés. On vient de nous les rendre à peu près tous, et intacts. « Comment, à peu près ? direz-vous. Les chefs du service musical de l’Opéra parlent pourtant avec une satisfaction qui les honore de leur respect pour la partition, et se montrent tout fiers de n’avoir point à se reprocher les attentats de 1825. » Cela me rappelle ces héros populaires qui, le 29 juillet 1830, s’écriaient dans l’ardeur de leur enthousiasme : « Ah ! on ne dira rien contre la révolution cette fois, ni contre nous. Nous sommes les maîtres de Paris depuis quarante-huit heures, et nous n’avons rien volé, rien détruit ! » Ils étaient tout fiers de n’être pas des brigands.

    Il y avait pourtant bien quelques petites choses à dire.

    Mais il faut rendre justice à cette probité relative. Ici le mieux est ami du bien. L’esprit général du personnel de l’Opéra a d’ailleurs été excellent pendant les études, que tout le monde a faites avec zèle et le plus grand soin. Et certes la tâche n’était facile à remplir pour personne. Le désordre dans lequel se trouvaient la partition et les parties de chœur et d’orchestre eût été tel, augmenté par les transpositions, qu’on a dû recopier tout comme s’il se fût agi d’un opéra nouveau. On pouvait voir par l’inexactitude des anciennes copies, par l’absence des nuances, des indications de mouvement, par les fautes qu’on y remarquait, combien nos pères étaient peu exigeans pour l’exécution des opéras. Pourvu que le rôle principal fût confié à un grand artiste, ils faisaient bon marché du reste et n’allaient pas trop s’enquérir de l’intelligence de l’orchestre ni de celle de son chef, nommé alors (avec juste raison) batteur de mesure. Les choristes et les coryphées chantaient toujours assez juste, et quelques fausses notes dans l’harmonie des instrumens ou des voix ne les choquaient pas trop.

Les délicats sont malheureux,
Rien ne saurait les satisfaire.

Le public, cette fois, n’a pourtant pas paru trop malheureux.

    Disons que, pour Alceste, les erreurs et les grossièretés de l’exécution ont toujours été dues en grande partie à la paresse de Gluck, pour qui il semble que la rédaction attentive et soignée de ses œuvres ait été un travail au-dessus de ses forces. Ses partitions furent toutes écrites avec un incroyable laisser-aller. Quand on en vint ensuite à les graver, le graveur ajouta ses fautes à celles du manuscrit, et il ne semble pas que l’auteur ait daigné s’occuper alors de la correction des épreuves. Tantôt les premiers violons sont écrits sur la ligne des seconds, tantôt les altos, devant être à l’unisson des basses se trouvent, par suite d’un col basso négligemment jeté, écrits à la double octave haute de celles-ci, et font, en conséquence, entendre parfois les notes de la basse au-dessus de celles de la mélodie ; l’auteur ici oublie d’indiquer le ton des cors ; ailleurs il a négligé d’indiquer même l’instrument à vent qui doit exécuter une partie saillante ; est-ce une flûte, un hautbois, une clarinette ? on ne sait. Quelquefois il écrit sur la ligne des contre-basses quelques notes importantes pour les bassons, puis il ne s’occupe plus d’eux et l’on ne peut savoir ce qu’ils deviennent ensuite.

    Dans la partition de l’Alceste italienne imprimée à Vienne et un peu moins incorrecte que la partition française, on trouve des causes d’erreurs pour les copistes et les exécutans, telles que celles-ci : Le mot Bos s’y trouve fréquemment ; qu’est-ce que Bos ? C’est une faute d’impression ; il fallait Pos. Mais qu’est-ce donc que Pos ? C’est l’abréviation du mot allemand Posaunen, qui signifie trombones ; et l’on est d’autant plus pardonnable de ne pas le deviner, que partout ailleurs, dans la même partition, il désigne les trombones par leur nom italien de tromboni. Je n’ai pu savoir exactement quel instrument il a voulu désigner dans l’Alceste italienne par le mot bizarre de chalamaux ; est-ce la clarinette employée dans le chalumeau ? le doute est permis.

    Je n’en finirais pas de décrire un tel désordre. Il y a même dans la grande partition française une cacophonie d’instrumens de cuivre, digne de certaines partitions modernes, qui ferait bondir et hurler de douleur l’auditoire le plus amoureux de l’horrible, et qui a l’air d’avoir été écrite, comme on en écrit maintenant, avec la plus scrupuleuse férocité.

    Gluck dit dans une de ses lettres : « Ma présence aux répétitions de mes ouvrages est aussi indispensable que le soleil l’est à la création. » Je le crois bien, mais elle l’eût été un peu moins s’il se fût donné la peine d’écrire avec plus d’attention et s’il n’eût pas laissé aux exécutans tant d’intentions à deviner et tant d’erreurs à rectifier. Aussi ne se figure-t-on pas ce que ses œuvres deviennent quand on les représente dans les théâtres où les traditions ne se sont pas conservées. J’ai vu une représentation d’Iphigénie en Tauride, à Prague, qui m’eût donné le choléra, si je n’avais fini par en rire de tout mon cœur. La mise en scène était digne du reste. Au dénouement, le vaisseau sur lequel Oreste et sa sœur allaient monter pour retourner en Grèce était orné d’une triple rangée de canons.

    L’exécution musicale ni la mise en scène des œuvres de Gluck à l’Opéra de Paris n’ont rien de commun avec ces exhibitions grotesques. Cette fois-ci surtout on a donné au grand homme un palais peuplé de serviteurs dévoués et intelligens ; partout ailleurs (excepté à Berlin), il serait dans une grange. Les chanteurs et les instrumentistes de l’Opéra ne sont pas, il faut en convenir, entrés tout d’abord dans l’esprit de ce noble style ; mais au fur et à mesure que le nombre des répétitions augmentait, ils sentaient le charme les prendre, et l’intelligence leur venait avec le sentiment de ces beautés si nouvelles pour eux. C’est que, lorsqu’il s’agit des œuvres de Gluck, rien n’est plus différent de l’exécution rêvée par l’auteur qu’une certaine exécution fidèle mais plate, et qui consisterait à dire la note seulement. Il faut à une fidélité absolue dans le chant, dans le rhythme, dans les accens, dans tout, unir en outre une manière de phraser les mélodies, un ménagement des nuances, une articulation des mots tels que, sans ces qualités, la divine fleur d’expression qui rend ces œuvres si émouvantes n’a plus ni couleurs ni parfums, et que l’œuvre entière périt. Gluck avait raison de trouver sa présence aux répétitions de ses ouvrages aussi indispensable que le soleil l’est à la création.

    Lui seul pouvait tout éclairer, tout animer, donner à tout la chaleur et la vie. Mais il eut cruellement à souffrir. Ses interprètes mirent sa patience à de rudes épreuves. Le ténor Legros, qui n’était, dit-on, qu’une haute-contre de cathédrale, chantait cette musique comme il eût chanté au lutrin. Gluck un jour, dans un accès de colère, s’écria en lui frappant sur le cœur : « Mais il n’y a donc rien là-dedans ? » Une autre fois, dans Orphée, il l’interrompit pas ces mots : « Holà, Monsieur, modérez vos clameurs, on ne hurle pas ainsi en enfer ! »

    A son époque, les chœurs n’agissaient pas ; plantés à droite et à gauche de la scène comme des tuyaux d’orgues, ils récitaient leur leçon avec un calme désespérant. Ce fut lui qui tenta de les animer ; il leur indiquait les gestes et les mouvemens à faire ; il se consumait en efforts, et il eût succombé à la peine sans la robuste nature dont il était doué. A l’une des dernières répétitions d’Alceste, il venait de tomber sur un siége ruisselant et fumant comme s’il eût été plongé dans le Styx, quand la femme du maître des ballets, qui s’était constituée sa garde attentive, lui apporta un grand verre de punch : « O ma houri, dit-il en lui baisant les mains, vous me ranimez. Sans vous, j’allais boire au Cocyte. »

    Je ne sais quelle fut la nature du talent de Mlle Levasseur qui joua la première à Paris le rôle d’Alceste ; cette actrice passe pour avoir eu une grande voix dont elle faisait un assez médiocre emploi. La Saint-Huberti, qui lui succéda, fut au contraire une véritable artiste ; il n’en pouvait guère être autrement, Gluck lui-même s’était chargé de son éducation musicale. Mlle Maillard, la troisième Alceste, était grande, belle et bête.

    La quatrième, Mme Branchu, que j’ai vue et qui n’était ni grande ni belle, m’a semblé la tragédie lyrique incarnée. Son soprano, d’une puissance extraordinaire, se prêtait comme nul autre aux accens doux. Elle chantait le pianissimo d’une façon irréprochable, qui tenait à l’extrême facilité d’émission de sa voix dans le médium ; et l’instant d’après, cette même voix remplissait de ses éclats la vaste salle de l’Opéra et couvrait les plus violens tutti de l’orchestre. Ses yeux noirs lançaient des éclairs. Elle se faisait illusion à elle-même ; une fois en scène, elle croyait fermement être Alceste, Clytemnestre, Iphigénie, la Vestale, Statira. Elle m’a assuré avoir eu dans sa jeunesse une extrême facilité de vocalisation, que Garat, son maître, l’avait empêchée de développer, l’avertissant que si elle se livrait à ce genre d’études elle ne chanterait jamais bien le style large.

    Elle disait les vers avec une pureté remarquable. Talent nécessaire pour bien chanter comme pour bien composer dans le grand genre dramatique. Je fus témoin d’une ovation qu’elle obtint un jour dans une soirée de bénéfice à l’Opéra-Comique, en jouant le rôle de la femme de Sylvain, opéra de Grétry, dont le dialogue parlé est en vers.

    J’étais alors presque un enfant. Je me souviens du triste tableau que me fit Mme Branchu de la carrière du compositeur français. « Ce n’est rien, me dit-elle, que d’écrire un bel opéra, il faut le faire jouer. Ce n’est rien encore, il faut le faire bien jouer ; et ce n’est guère d’en obtenir une représentation excellente, il faut amener le public à le comprendre. Gluck n’eût jamais pu devenir ce qu’il est devenu à Paris sans la protection directe et active de la reine Marie-Antoinette, à qui il avait appris la musique à Vienne, et qui conservait pour son maître une affectueuse reconnaissance. Cette haute protection et le génie de Gluck et la valeur immense de ses œuvres ne l’ont pas empêché d’être accablé d’injures par le marquis de Caraccioli, par Marmontel, par La Harpe et cent autres gens d’esprit. Vous me parlez d’Alceste, ce chef-d’œuvre fut très froidement accueilli à sa première représentation ; le public ne sentit, ne comprit rien. Mozart, qui y assistait, en sortit navré et découragé, traitant les Parisiens de barbares, de cœurs durs ; et Gluck, résigné, lui répondit : « Console-toi, petit, dans trente ans ils me rendront justice. » Mozart lui-même, dont je viens de prononcer le nom, n’a jamais pu obtenir de faire représenter une œuvre dramatique de sa composition sur l’un des théâtres de Paris. On l’abreuvait chez nous d’humiliation et de dégoûts. Il n’était pas maître de musique de la reine.

    » En France, le plus grand mérite musical est presque sans valeur pour celui qui le possède ; trop peu de gens peuvent le reconnaître et trop de gens ont intérêt à le nier ou à le cacher. Les hommes puissans qui tiennent en leurs mains le sort des artistes sont trop aisément trompés, et se trouvent dans l’impossibilité de découvrir d’eux-mêmes la vérité. Tout n’est que hasard dans cette terrible carrière. Les compositeurs rencontrent quelquefois même des ennemis parmi leurs interprètes. Moi qui vous parle, quand on commença les études de la Vestale, j’ai fait partie pendant quinze jours d’une cabale contre Spontini. Ses merveilleux récitatifs me donnaient trop de peine à apprendre, ils me paraissaient inchantables ; à la vérité, j’ai promptement et bien changé d’opinion. Enfin, ce que je sais de la carrière du compositeur me la fait regarder comme presque impraticable chez nous. Si mon fils voulait la suivre, je l’en détournerais de tout mon pouvoir. »……

……………………………………………………

    Après sa retraite de l’Opéra en 1826 ou 1827, Mme Branchu alla vivre en Suisse. Vingt ans après, je me trouvais à Paris dans un magasin de musique où elle entra. Pendant qu’on lui cherchait un morceau qu’elle venait acheter, elle me regarda assez attentivement, puis ressortit sans m’adresser la parole. Elle ne m’avait pas reconnu.

    Notre monde musical seul n’avait pas changé.

    Ces souvenirs, réveillés avec beaucoup d’autres par la récente représentation d’Alceste, ne sont pas tout à fait étrangers à mon sujet ; ils me conduisent naturellement à parler de la grande artiste qui vient d’aborder avec tant de succès ce rôle presque inabordable de la reine de Thessalie.

    On sait l’effet extraordinaire que Mme Viardot produisit il y a quelques mois en chantant au Conservatoire quelques fragmens d’Alceste ; ce fut alors la cantatrice seulement qui fut applaudie. A l’Opéra, c’est aussi l’actrice éminente, l’artiste enthousiaste, inspirée et savante, qui a excité pendant toute la durée de trois grands actes l’émotion de l’assemblée. En lutte avec les révoltes de sa voix, comme Gluck l’est avec la monotonie de son poëme, ils sont restés les plus forts tous les deux. Mme Viardot a été admirable de douloureuse tendresse, d’énergie, d’accablement ; sa démarche, ses quelques gestes en entrant dans le temple ; son attitude brisée pendant la fête du second acte ; son égarement au troisième ; son jeu de physionomie au moment de l’interrogatoire que lui fait subir Admète ; son regard fixe pendant le chœur des ombres : « Malheureuse, où vas-tu ? » toutes ces attitudes de bas-reliefs antiques, toutes ces belles poses sculpturales ont excité la plus vive admiration. Dans l’air : « Divinités du Styx ! » la phrase « pâles compagnes de la mort » a excité des applaudissemens qui ont presque empêché d’entendre la mélodie suivante : « Mourir pour ce qu’on aime », qu’elle a dite avec une profonde sensibilité. Au dernier acte, l’air « Ah ! divinités implacables », chanté avec cet accent de résignation désolée si difficile à trouver, a été interrompu trois fois par les applaudissemens. En un mot, Alceste est pour Mme Viardot un nouveau triomphe, et celui qui se trouvait pour elle le plus difficile à obtenir. Michot (Admète) a surpris tout le monde comme chanteur et comme acteur. Sa voix de ténor haut, qui lui permet de tout chanter en sons de poitrine, convient parfaitement au rôle. Il a dit ses airs et la plupart de ses difficiles récitatifs d’une belle manière et avec ces accens émus qu’on entend trop rarement. Citons surtout l’air « Non, sans toi je ne puis vivre ! » dont la dernière phrase, reprise sur quatre notes aiguës :

    Je ne puis vivre ;
Tu le sais, tu n’en doutes pas,

a remué toute la salle. Il a bien fait ressortir la tendre sérénité de celui :

Bannis la crainte et les alarmes.

    Le dernier, qui est la clef de voûte du rôle, et dont Michot a parfaitement rendu les principaux passages, celui-ci sur tout :

Je pousserais des cris que tu n’entendrais pas.

perd la moitié de son effet à être chanté si lentement. C’est un andante, et pour Gluck, andante ne veut pas dire lent, il indique un mouvement d’une certaine animation relative à la nature du sentiment qu’il s’agit d’exprimer, quelque chose qui va, qui marche. Ici d’ailleurs le caractère de la partie de chant, celui du dessin d’accompagnement des seconds violons, le tissu général du morceau indiquent une sorte d’agitation, que les paroles en outre exigent impérieusement.

    Il en est de même de quelques récitatifs qui veulent être dits sans emphase et non posés, et de quelques autres dont l’entraînement passionné ne permet pas une telle largeur dans le débit. Ainsi les vers :

Parle, quel est celui dont la pitié cruelle
L’entraîne à s’immoler pour moi ?

doivent absolument être jetés avec une sorte de précipitation anxieuse. Nourrit père, qui, à mon sens, ne valait pas Michot, produisait dans ce rôle de grands effets précisément par cette rapidité de débit. Les artistes en général répondent quand on la leur demande : « Il est très difficile en chantant si vite de trouver le moyen de poser la voix ». Sans doute c’est difficile, mais l’art consiste à vaincre les difficultés ; s’il en était autrement, à quoi serviraient les études ? Le premier venu doué d’une voix quelconque serait un chanteur.

    Ce n’est pour Michot qu’un léger effort à faire ; quand il voudra l’animer davantage, il doublera l’effet de ce rôle d’Admète qui lui fait le plus grand honneur.

    La splendide voix de Cazaux ne pouvait manquer de faire merveille dans le rôle du grand- prêtre ; aussi Cazaux a-t-il été couvert d’applaudissemens pendant et après sa scène :

Apollon est sensible à nos gémissemens,

et au passage :

Perce d’un rayon éclatant
Le voile affreux qui l’environne.

Il a été tout à fait à la hauteur de l’inspiration de Gluck quand il a dit avec sa voix tonnante :

Le marbre est animé,
Le saint trépied s’agite.

    Je ne crois pas pouvoir lui adresser un plus flatteur éloge.

    Je l’engage à travailler son d’en haut, qu’il attaque toujours un peu bas.

    Borchardt, qui débutait dans le petit rôle d’Hercule, a reçu un accueil qui doit l’encourager. Sa stature, sa voix robuste, le caractère de sa tête, conviennent parfaitement au personnage. L’étendue de sa voix de baryton-basse lui permet en outre d’attaquer sans danger les notes hautes du rôle, impossibles à atteindre pour la plupart des chanteurs. Borchardt est une bonne acquisition pour l’Opéra.

    Mlle de Taisy avait eu la complaisance de se charger du solo de la jeune Grecque dans la fête. Elle a dit avec une grâce exquise ce ravissant morceau épisodique placé au milieu du chœur :

Parez vos fronts de fleurs nouvelles.

    Autrefois c’était une choriste qui, chantant indignement faux avec une petite voix aigre, venait défigurer cette charmante page et jeter du ridicule sur l’ensemble de l’exécution.

    L’exemple de Mlle de Taisy doit être suivi ; désormais tout solo, court ou non, sera chanté, il faut l’espérer, par un artiste. Kœnig s’acquitte bien aussi de son petit rôle du confident Évandre ; enfin Coulon a fait frissonner la salle dans son air du dieu infernal :

Caron t’appelle.

    Le ténor frais et jeune de Grisy convient tout à fait au blond Phœbus, dont on avait à tort voulu confier d’abord le court récitatif de la fin à une voix de basse.

    Les chœurs ne laissent rien à désirer. Les choristes qui chantent au loin derrière le théâtre suivent avec une régularité parfaite la mesure de l’orchestre, qu’ils ne peuvent entendre cependant. Il y a quinze jours, cet ensemble eût été impossible ; le métronome électrique n’était pas encore introduit à l’Opéra. Quant à M. Dietsch, la remise [reprise] d’Alceste a été pour lui l’occasion d’un succès qui comptera dans sa vie. Il n’a pas, ce me semble, commis la moindre erreur de mouvement, et il a fait observer toutes les nuances avec un scrupule intelligent. Aussi de toutes parts entendait-on dans la salle louer l’exécution de l’orchestre, sa discrétion dans les accompagnemens, son ensemble, sa précision, sa force imposante. Jamais la scène du temple ne fut exécutée nulle part de la sorte. La marche religieuse a été applaudie à trois reprises ; l’auditoire recueilli était entièrement absorbé par la contemplation de ce divin morceau. MM. Dorus et Altès ont trouvé précisément le degré de force qu’il faut y donner aux sons graves de la flûte et qui revêtent la mélodie d’un si chaste coloris. Autrefois, quand j’entendis Alceste, la première flûte de l’Opéra, qui n’était ni modeste ni le premier dans son art, comme M. Dorus, détruisait complétement ce bel effet d’instrumentation. Il ne voulait pas que la seconde flûte jouât avec lui, et il transposait, pour mieux dominer l’orchestre, sa partie à l’octave supérieure, se moquant parfaitement de l’intention de Gluck. Et on le laissait faire. Après une telle incartade, il méritait d’être renvoyé de l’Opéra et condamné à six mois de prison.

    Il ne faut pas oublier le petit solo de hautbois de M. Cras, dans l’air : « Grands dieux, du destin qui m’accable », dont il joue seulement un peu trop piano les deux dernières mesures, et moins encore la belle ritournelle de clarinette de celui « Ah ! malgré moi », exécutée par M. Leroy avec les beaux sons et le beau style dont ce virtuose a le secret.

    Les danses gracieuses ont été dessinées par M. Petipa. M. Cormon a su vaincre avec un rare bonheur les difficultés de la mise en scène. Tout y est réglé avec une intelligence parfaite des exigences de la musique, dont les metteurs en scène ne tiennent pas compte ordinairement, et avec un grand goût de l’antique. C’est la première fois que l’on voit à l’Opéra des démons et des ombres assez ingénieusement costumés et groupés pour paraître fantastiques et non ridicules.

    On n’a pas fait beaucoup de frais de décors. La musique de Gluck peut s’en passer : la nudité convient aux déesses.

    Enfin, après cent ans et plus, voici l’Alceste placée presque dans son jour, et admirée et comprise ; et bien des gens répètent depuis lundi le mot de Sacchini, le rival de Gluck pourtant.

    Croyant lui faire plaisir, quelqu’un disant devant lui qu’Alceste était tombée à sa première représentation : « Oui, répliqua le digne artiste, tombée du ciel ».

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2011.

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