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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 15 OCTOBRE 1861 (p. 1-2)

L’Alceste d’Euripide, celles de Quinault et de Calsabigi ; les partitions de Lulli, de Gluck, de Schweitzer et de Guglielmi sur ce sujet.

(Deuxième article.)

    Nous avons vu dans un premier article ce que l’Alceste d’Euripide était devenue entre les mains de Quinault et l’étrange poésie

Que Lulli refroidit des sons de sa musique.

    Plus tard, un homme qui n’était pas, comme le musicien florentin, écuyer, conseiller, secrétaire du roi, maison, couronne de France et de ses finances, pas même surintendant de la musique d’une majesté quelconque, mais qui avait une puissante intelligence, un cœur chaud plein de l’amour du beau, et un esprit hardi, Gluck, enfin, jeta les yeux sur l’Alceste d’Euripide et la choisit pour texte d’un opéra. Il comptait écrire cet ouvrage d’un style tel, que ce fût le point de départ d’une révolution radicale dans la musique dramatique. Gluck vivait alors à Vienne, après avoir fait un long séjour en Italie. Et c’est pendant ce voyage qu’il avait pris en si profond mépris le système de composition musicale, seul alors en usage dans les théâtres, qui choquait à la fois le bon sens et les plus nobles instincts du cœur humain, d’après lequel un opéra devait être en général un prétexte pour faire briller des chanteurs venant sur la scène jouer du larynx comme dans un concert les virtuoses y viennent jouer de la clarinette ou du hautbois.

    Il vit que l’art musical possédait une puissance bien autrement grande que celle de chatouiller l’oreille par d’agréables vocalisations, et il se demanda pourquoi cette puissance expressive, qu’on ne pouvait méconnaître dans la mélodie, dans l’harmonie et aussi dans l’instrumentation, ne serait pas employée à produire des œuvres raisonnables, émouvantes, dignes enfin de l’intérêt d’un auditoire sérieux et des gens de goût. Sans exclure la sensation, il voulut que la part fût faite au sentiment ; sans considérer la poésie comme l’objet principal de l’opéra, il pensa qu’elle devait être unie à la musique, de telle sorte qu’il ne pût résulter de cette union qu’un seul tout dont la force expressive serait incomparablement plus grande que celle de l’un ou de l’autre art pris isolément. Un poëte italien qui se trouvait alors à Vienne et avec lequel il eut de fréquens entretiens à ce sujet, entrant avec chaleur et conviction dans ses vues, l’aida à faire le plan de cette indispensable réforme et devint, comme nous le verrons, son intelligent collaborateur.

    Il ne faut pas croire pourtant que Gluck se soit avisé tout d’un coup d’introduire sur la scène la musique expressive et dramatique. Depuis longtemps, au contraire, il préludait à cette hardiesse ; son instinct l’y poussait, et déjà, en maint endroit de ses partitions italiennes, écrites en Italie pour des Italiens, il avait osé produire des morceaux du style le plus sévère, le plus expressif et le plus noblement beau. La preuve qu’ils méritent ces éloges, c’est que plus tard il les a lui-même trouvés dignes de prendre place dans ses plus illustres partitions françaises, pour lesquelles on croit à tort qu’ils furent écrits, tant ils ont été adaptés avec soin à de nouvelles scènes et mis en œuvre avec sagacité.

    L’air de Telemaco : « Umbra mesta del padre » dans l’opéra italien de ce nom, a été transformé en un duo aujourd’hui fameux de l’Armide : « Esprits de haine et de rage. » On peut citer encore parmi les morceaux de cette partition italienne, qu’il a en quelque sorte dépouillée au bénéfice de ses opéras français, un air d’Ulysse qui sert de thème à l’introduction instrumentale de l’ouverture d’Iphigénie en Aulide ; un autre air de Télémaque, dont une grande partie se retrouve dans celui d’Oreste d’Iphigénie en Tauride : « Dieux qui me poursuivez » ; la scène tout entière de Circé évoquant les esprits infernaux pour changer en bêtes les compagnons d’Ulysse, qui est devenue celle de la Haine dans Armide ; le grand air de Circé, dont l’auteur a fait, en en développant un peu l’orchestration, l’air en la au quatrième acte d’Iphigénie en Tauride : « Je t’implore et je tremble » ; l’ouverture, qu’il a seulement enrichie d’un thème épisodique, pour la faire précéder l’opéra d’Armide. On se prend à regretter qu’il n’ait pas complété le pillage de Telemaco, en employant quelque part l’adorable air de la nymphe Asteria :

Ah ! l’ho presente ognor,

une merveille. L’expression des regrets d’un amour dédaigné est telle dans cette élégie, que jamais, depuis lors, chez aucun maître, ni chez Gluck lui-même, elle ne revêtit une forme aussi belle et n’emprunta à un cœur brisé des accens aussi mélodieusement douloureux.

    Enfin, pour terminer la liste des emprunts que Gluck a faits à ses partitions italiennes, et où nous trouvons la preuve évidente qu’il avait écrit de la musique dramatique bien longtemps avant de produire Alceste, citons encore l’air immortel : « O malheureuse Iphigénie » de l’Iphigénie en Tauride, tiré tout entier de son opéra italien de Tito ; le charmant chœur de l’Alceste française : « Parez vos fronts de fleurs nouvelles »  ; le chœur final d’Iphigénie en Tauride : « Les dieux longtemps en courroux », tirés l’un et l’autre de la partition d’Elena e Paride.

    Le choix du sujet qu’il voulait traiter dans un nouvel opéra étant tombé sur l’Alceste d’Euripide, Calsabigi, alors poëte de la cour de Marie-Thérèse, et qui comprenait bien le génie et les intentions de Gluck, se mit à l’œuvre. Il élagua prudemment du poëme grec tout ce que nous appelons aujourd’hui des défauts, et sut en faire jaillir des situations nouvelles fort dramatiques et on ne peut plus favorables, il faut en convenir, aux grands développemens d’un opéra. Il supprima seulement, et il eut grand tort, je le crois, le personnage d’Hercule, dont il était possible de tirer un si heureux parti. Au début de l’action, dans son poëme, le peuple thessalien est assemblé devant le palais de Phérès, attendant des nouvelles de la santé d’Admète, gravement malade. Un héraut annonce à la foule consternée que le roi touche à ses derniers momens. La reine paraît suivie de ses enfans, et invite le peuple à se rendre avec elle au temple d’Apollon pour implorer ce dieu en faveur d’Admète.

    La décoration change, et la cérémonie religieuse commence dans le temple. Le prête consulte les entrailles des victimes, et, saisi de terreur, annonce que le dieu va parler. Tous se prosternent, et au milieu d’un silence solennel la voix de l’oracle fait entendre ces mots :

Il re morrà s’altro per lui non more.

    Le roi doit mourir aujourd’hui,
Si quelque autre au trépas ne se livre pour lui.

Le prêtre interroge la foule consternée : « Qui de vous à la mort veut s’offrir ? Personne ne répond !… Votre roi va mourir ! » Le peuple se disperse en tumulte et laisse la malheureuse reine à demi évanouie au pied de l’autel. Mais Admète ne mourra pas ; Alceste, dans un mouvement sublime de tendresse héroïque, s’approche de la statue d’Apollon et jure solennellement de donner sa vie pour son époux. Le prêtre rentre annoncer à Alceste que son sacrifice est accepté, et qu’à la fin du jour les ministres du dieu des morts viendront l’attendre aux portes de l’enfer. Cet acte est rempli de mouvement et excite de vives émotions. Au second, toute la ville de Phères est dans l’ivresse, Admète est rétabli ; nous le voyons plein de joie recevoir les félicitations de ses amis. Mais Alceste ne paraît pas, et le roi s’inquiète de son absence. Elle est au temple, dit-on, elle est allée remercier les dieux du rétablissement du roi. Alceste revient, et malgré tous ses efforts, loin de partager l’allégresse publique, elle laisse échapper de douloureux sanglots. Admète la supplie et lui ordonne enfin de faire connaître la cause de ses larmes, et la malheureuse femme avoue la vérité. Désespoir du roi, qui refuse d’accepter cet affreux sacrifice ; il jure que si Alceste s’obstine à l’accomplir, il n’en mourra pas moins.

    Cependant l’heure approche ; Alceste a pu échapper à la surveillance du roi et s’est rendue à l’entrée du Tartare : « Que veux-tu ? lui crient des voix invisibles. Le moment n’est pas encore venu ; attends que le jour ait fait place aux ténèbres ; tu n’attendras pas longtemps. » A ces étranges et lugubres accens, aux sombres lueurs qui s’échappent de l’antre infernal, Alceste sent la raison l’abandonner ; elle court éperdue autour de l’autel de la mort, chancelante, à demi folle de terreur, et pourtant elle persiste dans son dessein. Admète accourt et redouble de supplications pour l’empêcher de l’exécuter. Pendant ce déchirant débat, l’heure est venue, et une divinité infernale, sortant de l’abîme, vient s’abattre sur l’autel de la Mort, du haut duquel elle somme la reine de tenir sa promesse.

    Du bord du Styx, Caron, le funèbre nocher, appelle Alceste en sonnant à trois reprises de sa conque aux sons rauques et caverneux. Le dieu des enfers laisse pourtant encore un refuge à Alceste contre sa terrible résolution ; il peut la relever de son vœu ; mais si elle le révoque Admète à l’instant mourra. « Qu’il vive ! s’écrie-t-elle, et des enfers montrez-moi le chemin ! » Aussitôt, malgré les cris d’Admète, une troupe de démons vient saisir la reine et l’entraîne au Tartare. Dans le drame de Calsabigi, Apollon, bientôt après, apparaissait dans un nuage et rendait Alceste vivante à son époux. Dans la pièce française, ce dénoûment avait été d’abord conservé ; quelques années après la première représentation, le bailly Durollet, auteur de la traduction de l’Alceste italienne, crut devoir faire brusquement intervenir Hercule ; et c’est lui maintenant qui descend aux enfers et en ramène Alceste. Apollon n’en paraît pas moins, mais seulement pour féliciter le héros de sa belle action et lui annoncer que sa place est déjà marquée au rang des dieux.

    On le voit, Calsabigi s’est conformé aux exigences du goût et des mœurs modernes dans l’arrangement de son drame ; il y a un nœud, une action, on y trouve les surprises voulues. Admète, loin d’accepter le dévouement de la reine, tombe dans le désespoir quand il en est instruit. La scène du temple, qui ne se trouve pas et ne pouvait se trouver dans Euripide, est d’une saisissante majesté. Le caractère d’Alceste, au cœur noble mais non intrépide, qui tremble devant l’accomplissement d’un vœu qu’elle ne remplit pas moins, est bien soutenu. Les réjouissances publiques après le rétablissement du roi forment le contraste le plus dramatique avec la douleur de la reine obligée d’y assister, et qui ne peut contenir ses larmes.

    Mais, quoi qu’en ait dit Gluck dans son épître dédicatoire adressée à l’archiduc Léopold, grand-duc de Toscane, il y a dans le poëme d’Alceste peu de variété. Les accens de douleur, d’effroi, de désespoir s’y succèdent presque continuellement, et il est impossible que le public n’en soit pas promptement fatigué. De là les reproches qu’on fit à la musique de Gluck à Vienne et à Paris, reproches que la pièce seule méritait. On ne saurait au contraire assez admirer la richesse d’idées, l’inspiration constante, la véhémence des accens avec lesquelles, d’un bout à l’autre de sa partition, Gluck a su combattre, autant qu’il était possible, cette fâcheuse monotonie.

    Nous avons, il y a plus de vingt ans, examiné déjà avec quelques détails le système de Gluck et l’exposé qu’il en fait dans l’épître dédicatoire qui sert de préface à l’Alceste italienne. On nous permettra d’y revenir en y ajoutant quelques observations nouvelles.

    « Lorsque j’entrepris, dit-il, de mettre en musique l’opéra d’Alceste, je me proposai d’éviter tous les abus que la vanité mal entendue des chanteurs et l’excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l’opéra italien, et qui du plus pompeux et du plus beau de tous les spectacles en avaient fait le plus ennuyeux et le plus ridicule ; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentimens et l’intérêt des situations sans interrompre l’action et la refroidir par des ornemens superflus ; je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours.

    » Je me suis bien gardé d’interrompre un acteur, dans la chaleur du dialogue, pour lui faire attendre la fin d’une ritournelle, ou de l’arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour déployer dans un long passage l’agilité de sa belle voix, soit pour attendre que l’orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine pour faire une cadence. Je n’ai pas cru devoir passer rapidement sur la seconde partie d’un air, bien qu’elle fût la plus passionnée et la plus importante, et finir l’air quand le sens ne finit pas, pour donner facilité au chanteur de faire voir qu’il peut varier capricieusement un passage de diverses manières ; en somme, j’ai tenté de bannir tous ces abus contre lesquels depuis longtemps réclamaient en vain le bon sens et la raison.

    » J’ai imaginé que l’ouverture devait prévenir les spectateurs sur le caractère de l’action qu’on allait mettre sous leurs yeux et leur en indiquer le sujet ; que les instrumens ne devaient être mis en action qu’en proportion du degré d’intérêt ou de passion, et qu’il fallait éviter de laisser dans le dialogue une disparate trop tranchante entre l’air et le récitatif, ne pas tronquer à contresens la période et ne pas interrompre mal à propos le mouvement et la chaleur de la scène. J’ai cru encore que mon travail devait avoir surtout pour but de chercher une belle simplicité, et j’ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté ; je n’ai attaché aucun prix à la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation et liée à l’expression ; enfin il n’y a aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet. »

    Cette profession de foi nous paraît admirable, en général, de franchise et de raison ; les points de doctrine qui en forment le fond, et dont on a fait depuis quelques années, en les exagérant, un abus si monstrueux et si ridicule, sont basés sur des raisonnemens fort justes et sur un profond sentiment de la vraie musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous signalerons tout à l’heure, ces principes sont d’une telle excellence, qu’ils ont été en grande partie suivis par la plupart des grands compositeurs de toutes les nations. Maintenant Gluck, en promulgant cette théorie dont le moindre sentiment de l’art et même le simple bon sens démontraient à son époque la nécessité, n’en a-t-il pas un peu exagéré en quelques endroits les conséquences ? C’est ce qu’on méconnaîtra difficilement après un examen impartial, et lui-même dans ses ouvrages ne l’a pas appliquée avec une rigoureuse exactitude. Ainsi, dans l’Alceste italienne, on trouve des récitatifs accompagnés seulement de la basse chiffrée et probablement par les accords du cembalo (clavecin), comme il était d’usage alors dans les théâtres italiens. Il résulte pourtant de cette sorte d’accompagnement et de ce genre de récitation vocale une disparate fort tranchée entre le récitatif et l’air.

    Plusieurs de ses airs sont précédés d’un assez long solo instrumental ; il faut bien alors que le chanteur garde le silence et attende la fin de la ritournelle. En outre, il emploie fréquemment une forme d’airs qu’il aurait dû proscrire dans sa théorie sur la musique dramatique. Je veux parler des airs à reprises dont chaque partie se dit deux fois sans que cette répétition soit en rien motivée et comme si le public avait demandé bis. Tel est l’air d’Alceste :

Je n’ai jamais chéri la vie
Que pour te prouver mon amour ;
Ah ! pour te conserver le jour,
Qu’elle me soit cent fois ravie !

    Pourquoi, lorsque la mélodie est arrivée à la cadence sur le ton de la dominante, recommencer sans le moindre changement ni dans la partie vocale ni dans l’orchestre :

Je n’ai jamais chéri la vie, etc. ?

    A coup sûr le sens dramatique est évidemment choqué d’une pareille répétition ; et si quelqu’un a dû s’abstenir de cette faute contre le naturel et la vraisemblance c’est Gluck. Pourtant il l’a commise dans presque tous ses ouvrages. On n’en trouve pas d’exemples dans la musique moderne, et les compositeurs qui succèdèrent à Gluck se sont montrés sous ce rapport plus sévères que lui.

    Maintenant, quand il dit que la musique d’un drame lyrique n’a d’autre but que d’ajouter à la poésie ce qu’ajoute le coloris au dessin, je crois qu’il se trompe essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me semble, d’une bien autre importance. Son œuvre contient à la fois le dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les paroles sont le sujet du tableau, à peine quelque chose de plus. L’expression n’est pas le seul but de la musique dramatique ; il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie, d’harmonie, de rhythme ou d’instrumentation, indépendamment de tous leurs rapports avec la peinture des sentimens et des passions du drame. Et, de plus, voulût-on même priver l’auditeur de cette source de jouissances et ne pas lui permettre de raviver son attention en la détournant un instant de son objet principal, il y aurait encore à citer un bon nombre de cas où le compositeur est appelé à soutenir seul l’intérêt de l’œuvre lyrique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la musique instrumentale fait seule les frais, et qui par conséquent n’ont pas de paroles, que devient l’importance du poëte ?… La musique doit bien là contenir forcément le dessin et le coloris.

    Si l’on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d’orchestre où le génie de Rossini se jouait avec tant de grâce, il est certain que, il y a trente ans encore, la plupart des compilations instrumentales honorées par les italiens du nom d’ouvertures étaient de grotesques non-sens. Mais combien ne devaient-elles pas être plus plaisantes il y a quatre-vingts ans, quand Gluck lui-même, entraîné par l’exemple, et qui d’ailleurs il faut bien le reconnaître, ne fut pas à beaucoup près aussi grand comme musicien proprement dit que comme musicien scénique, ne craignait pas de laisser tomber de sa plume l’incroyable niaiserie intitulée Ouverture d’Orphée ! Il fit mieux pour Alceste et surtout pour Iphigénie en Aulide. Sa théorie des ouvertures expressives donna l’impulsion qui produisit plus tard des chefs-d’œuvre symphoniques, qui, malgré la chute ou l’oubli profond des opéras pour lesquels ils furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples écroulés. Pourtant, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti du vrai ; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique, mais pour lui en attribuer un au contraire qu’elle ne possédera jamais : c’est quand il dit que l’ouverture doit indiquer le sujet de la pièce. L’expression musicale ne saurait aller jusque-là ; elle reproduira bien la joie, la douleur, la gravité, l’enjouement ; elle établira une différence saillante entre la joie d’un peuple pasteur et celle d’une nation guerrière, entre la douleur d’une reine et le chagrin d’une simple villageoise, entre une méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l’éclat des passions. Empruntant ensuite aux différens peuples le style musical qui leur est propre, il est bien évident qu’elle pourra faire distinguer la sérénade d’un brigand des Abruzzes de celle d’un chasseur tyrolien ou écossais, la marche nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques de celle d’une troupe de marchands de bœufs revenant de la foire ; elle pourra mettre l’extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, en opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour combler les lacunes que ses moyens d’expression laissent dans une œuvre qui s’adresse en même temps à l’esprit et à l’imagination. Ainsi l’ouverture d’Alceste annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais elle ne saurait dire ni l’objet de cette tendresse ni les causes de cette désolation ; elle n’apprendra jamais au spectateur que l’époux d’Alceste est un roi de Thessalie condamné par les dieux à perdre la vie si quelqu’un ne se dévoue à la mort pour lui ; c’est là pourtant le sujet de la pièce. Peut-être s’étonnera-t-on de trouver l’auteur de cet article imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui l’ont cru ou ont feint de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la musique, aussi loin au-delà du vrai qu’ils le sont en deçà, et lui ont en conséquence prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci soit dit sans rancune en passant.

    La troisième proposition dont je me permettrai de contester l’à-propos dans la théorie de Gluck est celle par laquelle il déclare n’attacher aucun prix à la découverte d’une nouveauté. On avait déjà barbouillé bien du papier réglé à son époque, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle qu’indirectement liée à l’expression scénique, n’était pas à dédaigner.

    Pour toutes les autres, je crois qu’on ne saurait les combattre avec chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence pour les règles, que beaucoup de professeurs trouveront blasphématoire et impie. Gluck, bien qu’il ne fût pas, je le répète, un musicien proprement dit de la force de quelques-uns de ses successeurs, l’était pourtant assez pour avoir le droit de répondre à ses critiques ce que Beethoven osa dire un jour : « Qui donc défend cette harmonie ? — Fux, Albrechtsberger et vingt autres théoriciens. — Eh bien, moi, je la permets », ou de leur faire encore cette réponse laconique d’un de nos plus grands poëtes lisant une de ses œuvres devant le comité du Théâtre-Français. Un des membres de l’aréopage l’ayant interrompu timidement au milieu de sa lecture : « Qu’y a-t-il, Monsieur ? répliqua le poëte avec un calme écrasant. — Mais il me semble… je trouve… — Quoi donc, Monsieur ? — Que cette expression n’est pas française. — Elle le sera, Monsieur. »

    Cette superbe assurance convient même mieux au musicien qu’au poëte ; il est plus autorisé à croire possible l’admission de ses néologismes, sa langue n’étant pas une langue de convention.

H. BERLIOZ.

(La suite prochainement.)

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