FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 OCTOBRE 1861 (p. 1-2)
L’Alceste d’Euripide, celles de Quinault et de Calsabigi ; les partitions de Lulli, de Gluck, de Schwei[t]zer et de Guglielmi sur ce sujet.
(Premier article.)
Alceste, tragédie d’Euripide, a servi de sujet à deux opéras ; un de Quinault, mis en musique par Lulli, un autre de Calsabigi, mis en musique par Gluck pour un théâtre de Vienne. Ce dernier fut ensuite traduit de l’italien avec quelques modifications pour l’Académie royale de Musique de Paris, et enrichi par Gluck de plusieurs morceaux importans. Ni l’un ni l’autre de ces deux œuvres lyriques ne ressemble complétement à la tragédie grecque ; il n’est peut-être pas inutile, au moment de la remise en scène de l’œuvre monumentale de Gluck, d’examiner la pièce originale antique d’où les pièces modernes furent tirées.
La tragédie d’Euripide choquerait aujourd’hui les mœurs, les idées et les sentimens de tous les peuples civilisés. En la lisant peu attentivement, on conçoit presque qu’un professeur de rhétorique ait osé dire à ses élèves : « C’est une farce de Bobêche ! » tant les mœurs ont changé d’une part, et tant l’éducation littéraire de l’autre, celle des Français surtout, a pris à tâche de faire détester le naturel et la vérité. On devrait pourtant se dire que les Athéniens n’étaient ni des barbares ni des sots, et trouver au moins improbable qu’ils aient en littérature admiré et applaudi des monstruosités et des impertinences.
D’Euripide comme de Shakspeare, nous exigerions volontiers qu’ils eussent tenu compte de nos habitudes, de nos croyances religieuses même, de nos préjugés, de nos vices nouveaux, et il nous faut tout au moins un grand effort de probité littéraire et de bon sens pour reconnaître qu’un poëte grec vivant à Athènes il y a deux mille ans, et écrivant pour un peuple dont nous ne connaissons bien ni la langue ni la religion, n’a pas dû se proposer d’obtenir le suffrage des Parisiens de l’an 1861. Ceci n’est que pour le fond de la question. Ne peut-on dire encore que les grands poëtes grecs qui se sont servi de la langue la plus harmonieuse peut-être que les hommes aient jamais parlée sont fatalement et inévitablement défigurés par d’infidèles traducteurs incapables de les comprendre fort souvent, et qui se trouvent toujours dans l’impossibilité de faire passer l’harmonie du style, les images et les pensées même de l’original dans nos langues modernes si peu colorées et d’une pruderie si inconciliable avec l’expression vraie de certains sentimens ? Les poëtes latins sont à peu près dans le même cas. Qui oserait aujourd’hui, s’il le pouvait, traduire fidèlement en français ces touchantes et naïves paroles de la Didon de Virgile
Si quis mihi parvulus aulà
Luderet Æneas, qui te tamen ore referret ;
une telle traduction ferait rire. Un petit Énée, dirait-on, un petit Énée jouant dans ma cour ! A quoi joue-t-il, au cerceau, à la toupie ? Ce qu’il y a de plaisant, c’est que dans un certain monde littéraire on croit sincèrement connaître les poëmes antiques par nos traductions et imitations modernes, et l’on étonnerait fort beaucoup de gens en leur prouvant que Bitaubé ne donne pas plus une idée d’Homère que l’abbé Delille n’en donne une de Virgile, et que Racine des tragiques grecs.
Ces réserves faites contre les traducteurs, qui sont nécessairement les plus perfides gens du monde, voyons ce que le Père Brumoy nous laisse entrevoir de l’Alceste d’Euripide, ou du moins de l’enchaînement de scènes, à peu près dépourvu de ce que nous appelons aujourd’hui l’action, et qui constitue cette tragédie.
Admète, roi de Phères en Thessalie, était sur le point de mourir, quand Apollon, qui, exilé du ciel par le courroux de Jupiter, avait été pendant le temps de sa disgrâce berger chez Admète, trompe les Parques et dérobe le jeune roi à leurs coups. Les déesses pourtant ne consentent à laisser la vie à Admète que si une autre victime leur est livrée. Il faut que quelqu’un consente à mourir à sa place. Personne n’y ayant consenti, la reine s’offre à la mort pour son époux. D’un débat assez vif qui s’élève à ce sujet dès le début de la pièce entre Apollon et Orcus (le génie de la mort), il résulte que le dévouement de la reine est déjà connu et accepté d’Admète lui-même. Il aime Alceste avec passion, mais il aime la vie davantage, et se laisse, quoiqu’à regret, sauver à ce prix. Douleur profonde de tous les personnages, deuil général, cris déchirans des enfans d’Alceste, lamentations du peuple, terreurs et désespoir de la jeune reine qui s’est dévouée, mais qui tremble devant l’accomplissement de son sacrifice. Scène touchante dans laquelle la reine mourante conjure Admète éploré de lui rester fidèle et de ne pas conduire une nouvelle épouse à l’autel de l’hymen. Admète s’y engage et la reine consolée s’éteint entre ses bras. On prépare la cérémonie funèbre, on apporte les ornemens et les dons qui doivent être déposés avec Alceste dans le tombeau. C’est alors que survient le vieux Phérès, père d’Admète, et que se déroule une scène abominable selon nos idées et nos mœurs, mais qui n’en est pas moins évidemment sublime. Je laisse au traducteur la responsabilité de sa traduction.
PHÉRÈS.
« J’entre dans vos peines, mon fils. La perte que vous avez faite est considérable, en ne peut en disconvenir. Vous perdez une épouse accomplie ; mais enfin, quelque accablant que soit le poids de votre malheur, il faut le supporter. Recevez de ma main ces vêtemens précieux pour les mettre dans la tombe. On ne saurait trop honorer une épouse qui a bien voulu s’immoler pour vous. C’est à elle que je dois le bonheur de m’avoir (le traducteur veut dire d’avoir) conservé un fils. C’est elle qui n’a pu souffrir qu’un père au désespoir traînât sa vieillesse dans le deuil.
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ADMÈTE.
» Je ne vous ai point appelé à ces funérailles, et, pour ne vous rien celer, votre présence en ces lieux ne m’est point agréable. Remportez ces vêtemens, jamais ils ne seront mis sur le corps d’Alceste. Je saurai bien faire en sorte qu’elle se passe de vos dons dans le tombeau. Vous m’avez vu sur le point de mourir. C’était le temps de pleurer. Que faisiez-vous alors ? Vous sied-il à présent de verser des larmes, après avoir fui le danger qui me menaçait, après avoir laissé mourir Alceste à la fleur de l’âge, tandis que vous êtes courbé sous le poids des années ? Non, je ne suis plus votre fils et je ne vous reconnais point pour mon père.
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» Il faut que vous soyez le plus lâche des hommes, puisque arrivé au terme de la carrière, vous n’avez eu ni la volonté ni le courage de mourir pour un fils, puisque enfin vous n’avez pas eu honte de laisser remplir ce devoir à une étrangère. . . .
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PHÉRÈS.
» Mon fils, à qui s’adresse ce discours hautain ? Pensez-vous parler à quelque esclave de Lydie ou de Phrygie ?….. Quand la nature et la Grèce ont-elles imposé aux pères la loi de mourir pour leurs enfans ? Vous m’accusez de lâcheté ; et toutefois, lâche vous-même, vous n’avez pas rougi d’employer tous vos efforts pour prolonger vos jours au-delà du terme fatal en sacrifiant votre épouse. L’heureux artifice pour éluder maintenant le trépas, que celui de persuader à son épouse qu’elle doit mourir pour son époux ! »
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Puis un dialogue rapide, précipité, où les interlocuteurs s’accablent de mots atroces comme ceux-ci :
ADMÈTE.
« La vieillesse a perdu toute honte.
PHÉRÈS.
» Épousez plusieurs femmes pour multiplier vos années !
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ADMÈTE.
» Allez, vous et votre indigne femme, allez traîner une misérable vieillesse sans enfans, quoique je vive encore ; voilà le prix de votre lâcheté. Je ne veux plus rien de commun avec vous, pas même la demeure, et que ne puis-je avec bienséance vous interdire votre palais ! Je ne rougirais pas de le faire en public. »
On ne peut lire cela sans frémir. Shakspeare n’est pas allé plus loin. Ces deux poëtes semblent avoir connu des replis inexplorés du cœur humain, sombres cavernes dont les esprits ordinaires n’osent sonder la noire profondeur, où seul le génie aux prunelles ardentes pénètre sans crainte, pour en ressortir traînant au grand jour des monstres invraisemblables. Invraisemblables et trop réels ! car où sont les hommes qui refuseront le sacrifice de la femme même la plus aimée se dévouant pour leur conserver la vie ? Ils existent, sans doute ; mais à coup sûr ils sont aussi rares que les femmes capables d’un pareil dévouement. Chacun de nous peut dire : Il me semble que je suis de ceux-là. Mais le poëte philosophe répondra : Hélas ! vous vous trompez peut-être ; vous aimeriez mieux gémir que mourir.
Phérès a raison : Chacun est ici-bas pour soi. La lumière du jour vous est précieuse et douce, pensez-vous qu’elle me le soit moins ? Molière, vingt siècles plus tard, a fait dire à l’un de ses plus honnêtes personnages parlant de son corps : « Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. » Et la Fontaine a dit presque dans les mêmes termes que l’Admète d’Euripide :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
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Au milieu de ces scènes terribles, où le cœur du jeune roi se montre exaspéré par la douleur jusqu’à l’impiété parricide, survient un étranger. « O habitans de Phères, dit-il, trouverai-je Admète dans ce palais ? » C’est Hercule, ce chevalier errant de l’antiquité. Il va, obéissant à un ordre d’Eurystée, roi de Tyrinthe, enlever à Diomède, fils de Mars, ses chevaux anthropophages, que Diomède lui seul a pu dompter jusqu’à ce jour. En passant à Phères pour remplir cette dangereuse mission, le vaillant fils d’Alcmène veut voir son ami. Admète s’avance et l’invite à entrer dans son palais. Mais l’air consterné du jeune roi étonne Hercule et l’arrête sur le seuil hospitalier. « Quel malheur t’a frappé ? as-tu perdu ton père ? — Non. — Ton fils ? — Non. — Alceste ? Je sais qu’elle s’est engagée à mourir pour toi… » Admète dissimule encore et assure à Hercule que la femme qu’on pleure est une étrangère élevée dans le palais. Il craint, en avouant la vérité, que son ami ne refuse l’hospitalité qui lui est offerte dans cette demeure désolée. Et ce serait pour lui un nouveau malheur. Hercule entre enfin, se laisse conduire dans l’appartement qui lui est destiné, où les esclaves lui préparent un festin somptueux. Et le roi ajoute ces mots touchans : « Fermez le vestibule du milieu. Ce serait une indécence de troubler un festin par des cris et des larmes. Il faut épargner aux yeux et aux oreilles de l’hôte que nous recevons le triste appareil des funérailles. » Hercule, rassuré tant bien que mal, se met à table, se couronne de myrte, mange, boit, s’enivre un peu, fait retentir le palais de ses chants, jusqu’au moment où, frappé de la stupeur des esclaves qui le servent, il les interpelle et apprend enfin la vérité. « Alceste est morte ! Dieux ! Et comment dans cette situation avez-vous eu le moindre égard à l’hospitalité ? » (Shakspeare fait dire aussi par Cassius à Brutus qu’il vient d’insulter : Porcia est morte ! et tu ne m’as pas tué !)
HERCULE.
« Alceste n’est plus. Cependant, malheureux, j’ai fait éclater ma joie dans un festin ; j’ai couronné ma tête de fleurs dans la maison d’un ami désespéré. C’est toi qui es coupable de ce crime. Que ne me découvrais-tu ce funeste mystère ? Où est le tombeau ? Parle. Quelle route dois-je suivre ?
L’OFFICIER.
» Celle qui conduit à Larisse. A l’issue du faubourg, le tombeau s’offrira d’abord à vos yeux. »
Hercule alors se rend au tombeau royal, se place auprès en embuscade, s’élance sur Orcus, au moment où il vient pour boire le sang des victimes, et malgré ses efforts le contraint à lui rendre Alceste vivante. Revenu avec elle au palais, il la présente voilée à Admète. « Tu vois cette femme, lui dit-il, je te la confie et j’attends de ton amitié que tu la gardes jusqu’à ce qu’après avoir tué Diomède et enlevé ses coursiers je revienne triomphant. »
Admète le conjure de ne pas exiger ce service, la vue seule d’une femme lui rappelant Alceste lui déchirerait le cœur.
L’insistance d’Hercule devient telle qu’Admète n’ose refuser sa demande et tend la main à la femme voilée. Hercule satisfait lève aussitôt le voile qui cache les traits de l’inconnue, et Admète éperdu reconnaît Alceste. Mais pourquoi reste-t-elle immobile et sans voix ? Dévouée aux divinités infernales, il faut qu’elle soit purifiée, et ce n’est que dans trois jours qu’elle sera complétement rendue à la tendresse de son heureux époux. Des réjouissances publiques sont ordonnées ; Hercule part pour son périlleux voyage, et la tragédie finit par cette moralité du chœur :
« Que les dieux font jouer des ressorts extraordinaires pour parvenir aux fins qu’ils se proposent ! C’est par leur secrète puissance que les grands événemens qu’ils ménagent semblent éclore contre l’attente des mortels. Tel est le prodige qui fait notre admiration et notre joie. »
Nos charpentiers ou charpenteurs de drames sont autrement forts qu’Euripide, et on le voit par cette rapide analyse du poëme grec, l’Alceste ressemble si peu à leurs pièces, qu’ils ont raison de dire : « Il n’y a pas de pièce là-dedans. »
Voyons maintenant ce que cette donnée du dévouement conjugal est devenue entre les mains de Quinault, qui ne fut pas non plus, on le sait, un très habile charpentier.
L’opéra débute, comme la plupart des ouvrages de ce temps composés pour l’Académie royale de Musique, par un prologue. Dans ce prologue, les nymphes de la Seine, de la Marne et des Tuileries expriment leur désir de voir revenir le roi et font des reproches à la Gloire de le retenir si longtemps.
Tout languit avec moi dans ces lieux pleins d’appas.
Le héros que j’attends ne reviendra-t-il pas ?
Serai-je toujours languissante
Dans une si cruelle attente ?
Quand les nymphes de la Seine, de la Marne et des Tuileries, les Plaisirs et la Gloire, les naïades et les hamadryades françaises ont chanté assez de fadeurs, la pièce commence.
Alceste vient d’épouser Admète. Deux prétendans évincés brûlent pour elle : ce sont Hercule et Lycomède, frère de Thétis et roi de l’île de Scyros. Sous prétexte de la faire assister à une fête nautique, Lycomède invite Alceste à venir sur un de ses vaisseaux. A peine l’imprudente princesse, qui ne s’est pas fait accompagner par son mari, y est-elle montée, que le perfide Lycomède lève l’ancre, et, aidé par sa sœur Thétis qui lui envoie des vents favorables, il conduit Alceste à Scyros. Le rapt est consommé. Les deux rivaux de Lycomède se mettent aussitôt à la poursuite du ravisseur. Hercule et Admète arrivent à Scyros, assiégent la ville, en enfoncent les portes, mettent tout à feu et à sang en chantant :
Donnons, donnons de toutes parts.
Que chacun à l’envi combatte,
Que l’on abatte
Les tours et les remparts.
Alceste est reprise, et probablement Lycomède est tué, car on n’entend plus parler de lui. Mais dans le combat Admète est grièvement blessé, il va mourir si quelqu’un ne meurt volontairement à sa place. Le théâtre représente un grand monument élevé par les arts. Un autel vide paraît au milieu pour servir à porter l’image de la personne qui s’immolera pour Admète. Cette personne ne se présente pas ; alors Alceste se dévoue. L’autel s’ouvre et l’on voit sortir l’image d’Alceste qui se perce le sein. La voilà descendue aux sombres bords. Désolation générale. Hercule, qui allait partir pour vaincre un tyran quelconque, se ravise alors et tient à Admète cet étrange langage :
J’aime Alceste ; il est temps de ne m’en plus défendre ;
Elle meurt ; ton amour n’a plus rien à prétendre.
Admète, cède-moi la beauté que tu perds ;
Au palais de Pluton j’entreprends de descendre :
J’irai jusqu’au fond des enfers
Forcer la mort à me la rendre.
Admète consent à cette transaction et répond à Hercule :
Qu’elle vive pour vous avec tous ses appas,
Admète est trop heureux pourvu qu’Alceste vive.
Le grand Alcide arrive au bord du Styx. Il y trouve Caron repoussant à grand coups d’aviron les misérables ombres qui n’ont pas de quoi payer leur passage.
UNE OMBRE qui n’a pas d’argent.
Hélas ! Caron, hélas ! hélas !
CARON.
Crie hélas ! tant que tu voudras ;
Rien pour rien en tous lieux est une loi suivie ;
Les mains vides sont sans appas,
Et ce n’est point assez de payer dans la vie,
Il faut encor payer au-delà du trépas.
Hercule s’élance dans la barque, qui craque sous son poids et fait eau de toutes parts. Il parvient néanmoins sur l’autre bord. Arrivé près du palais de Pluton, Alecton donne l’alarme. Pluton furieux s’écrie :
Qu’on arrête ce téméraire ;
Armez-vous, amis, armez-vous.
Qu’on déchaîne Cerbère,
Courez tous, courez tous.
(On entend aboyer Cerbère. — O Barkouf !)
Mais Proserpine est touchée de l’amour d’Alcide pour Alceste et décide Pluton à la lui rendre.
Il faut que l’amour extrême
Soit plus fort
Que la mort.
Alceste, revenue sur la terre, pleure en apprenant qu’elle est devenue la propriété de son libérateur. Admète, de son côté, n’est pas gai. Hercule s’aperçoit de toutes ces tristesses.
Vous détournez les yeux ! je vous trouve insensible !
ALCESTE.
Je fais ce qui m’est possible
Pour ne regarder que vous.
Ceci ne fait pas le compte d’Hercule ; mais comme après tout ce demi-dieu est un brave homme, il fait un effort sur lui-même, et, remettant Alceste à son époux, il lui chante :
Non, vous ne devez pas croire
Qu’un vainqueur des tyrans soit tyran à son tour.
Sur l’enfer, sur la mort j’emporte la victoire ;
Il ne manque plus à ma gloire
Que de triompher de l’Amour.
Et voilà pourquoi ce curieux opéra s’appelle Alceste ou le Triomphe d’Alcide. On trouve encore dans cette tragédie lyrique beaucoup d’autres personnages que je n’ai pas désignés. Il y a, entre autres, une petite drôlesse de quinze ans, suivante d’Alceste, aimée de Lycas et de Straton, confidens d’Hercule et de Lycomède, et qui débite des moralités de cette force quand ses deux amoureux la pressent de faire un choix entre eux :
Je n’ai point de choix à faire
Parlons d’aimer et de plaire,
Et vivons toujours en paix.
L’hymen détruit la tendresse
Il rend l’amour sans attraits ;
Voulez-vous aimer sans cesse ?
Amans, n’épousez jamais.
Boileau, convenons-en, n’avait pas grand tort de fustiger cette poésie de confiseur et de perruquier :
Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.
Seulement il aurait dû dire : que Lulli refroidit, car rien de glacial, de languissant, de plat, de misérable comme les sons de cette musique à la fois vieillote et enfantine.
L’excellent chanteur Alizard a fait entendre plusieurs fois dans les concerts, et non sans succès, la scène de Caron avec les ombres.
Le rhythme donne à ce morceau une certaine rondeur bouffonne qui plaisait au public et qu’on applaudissait en riant, sans savoir précisément si l’on riait des paroles ou de la musique. L’expression de la partie de chant est vraie, et le thème :
Il faut passer tôt ou tard,
Il faut passer dans ma barque,
convient on ne peut mieux au caractère d’un Caron demi-grotesque tel que celui de Quinault.
Au reste, si l’on veut avoir aujourd’hui une idée assez juste du style musical de Lulli, on le peut en écoutant au Théâtre-Français les morceaux qu’il écrivit pour les comédies de Molière, et sa musique d’Alceste a la couleur, le ton et toutes les allures de celle du M. de Pourceaugnac.
Il n’avait que de très rares idées et appliquait à tous les genres le seul procédé de composition qu’il connût. Cela devait être chez les musiciens de l’enfance de l’art, et c’est ainsi que Palestrina, dans un genre essentiellement différent, composa des chansons de table semblables à ses messes, et que tant d’autres ont fait des messes semblables à des chansons de table.
Une opinion assez répandue attribue la monotonie des œuvres des très anciens compositeurs au peu de ressources dont ils disposaient ; on dit : « Les instrumens dont nous nous servons n’étaient pas inventés. » C’est une erreur évidente ; Palestrina n’écrivait que pour des voix, et les chanteurs de son époque étaient probablement fort capables d’exécuter autre chose que des contre-points à cinq ou six parties. Quant aux instrumentistes, bien qu’ils fussent, au temps de Lulli, peu exercés et d’une infériorité incontestable relativement aux nôtres, un compositeur moderne de talent pourrait tirer un assez grand parti de ceux qu’il avait à ses ordres. Il ne faut pas attribuer une telle importance aux moyens matériels de l’art des sons. Une sonate de Beethoven, exécutée sur une épinette, n’en restera pas moins une merveille d’inspiration, quand tant d’autres que je pourrais citer, exécutées sur le plus magnifique des pianos d’Erard ou de Broadwood, demeureront des non-sens et des platitudes.
Les arts enfans ne connaissent pas tous les mots de leur langue, et une foule de préjugés dont ils sont fort lents à se débarrasser les empêchent d’ailleurs de les apprendre. Qu’un homme doué d’un vrai génie, de cette réunion de facultés qui comporte nécessairement, avec la puissance créatrice, le bon sens à sa plus haute expression, la force, l’esprit, le courage et un certain mépris des jugemens de la foule, paraisse à ces époques crépusculaires, et, en dépit de tous les obstacles, il fait faire à l’art spécial auquel il s’est voué un mouvement subit de progression, s’il ne peut à lui seul opérer son émancipation complète. Tel fut Gluck, dont nous allons étudier la grande œuvre.
H. BERLIOZ.
(La suite prochainement.)
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