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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 29 MAI 1861 [p. 1-2].

Théâtre de l’Opéra.

Reprise d’Herculanum. — Mme Tedesco. — Mlle Livry.

    L’opéra de Félicien David, après avoir été quelque temps éloigné de la scène, vient d’y reparaître avec éclat. Cette reprise, pour laquelle tous les détails de l’exécution musicale et de la mise en scène ont été fort soignés, offrait d’ailleurs un intérêt particulier, celui du début de Mme Tedesco dans le rôle créé par Mme Borghi-Mano. Elle y a complétement réussi. Ce rôle lui convient sous tous les rapports. Sa taille élevée fait d’elle, dans le personnage d’Olympia, une figure antique imposante et superbe. Sa voix n’est pas une voix ardente, essentiellement passionnée ; c’est une voix calme, mais riche, puissante, splendide, parfaitement souple d’ailleurs, et d’une justesse irréprochable. Le succès de Mme Tedesco a été général et très brillant ; on lui a redemandé ses couplets de l’orgie, qu’elle dit à merveille. Gueymard, Obin et Mme Gueymard ont droit aussi à de grands éloges, et les applaudissemens ne leur ont pas manqué. Constatons en passant le grand succès obtenu quelques jours après par Mlle Sax dans le Trouvère. Cette cantatrice fait de rapides progrès.

    La représentation d’Herculanum a failli être attristée par un événement grave. Mlle Emma Livry était extrêmement en vol ce soir-là. Pendant qu’elle tourbillonnait autour d’un groupe de danseuses, sa force de projection est devenue telle que, s’échappant par la tangente, elle est partie comme une flèche pour les airs. Un danseur n’a eu que le temps de saisir la pointe des jolis petits pieds ; comme ce danseur est fort lourd, il a pu heureusement retenir Mlle Livry, et, après de violens efforts, la ramener à terre. Mais le public a eu une belle peur ; il croyait déjà perdu son cher papillon. Aussi les abonnés de l’orchestre ne viendront-ils plus désormais, dit-on, qu’armés de filets de soie, à tout événement. Ces filets se vendent au passage de l’Opéra, près de chez Fichot, le célèbre coiffeur.

Théâtre-Lyrique.

Première représentation de Au Travers du mur, opéra-comique en un acte, de M. de Saint-Georges, musique du prince Poniatowski.

    Le livret de M. de Saint-Georges est gai, pétillant autant que simple et bien ordonné. Il s’agit d’un brave aubergiste de Modène nommé Gambetto, lequel, affligé d’une femme insupportable, a trouvé le moyen d’imposer silence aux criailleries de sa moitié en jouant du trombone. Il est aussi question d’un chanteur nommé Tomassini, logé dans l’auberge de Gambetto, et qui entend, au travers de la cloison qui sépare sa chambre de la chambre voisine, une voix pleine de séductions.

    Un jeune niais, compositeur français, lauréat de l’Institut, revenant de Rome où il est allé comme tant d’autres oublier la musique, implore la protection de Tomassini, pour un opéra qu’il croit avoir composé et dont il voudrait obtenir la représentation sur le théâtre de Modène. Pascal (c’est le nom du lauréat) apprend à son ami que la chanteuse admirée par Tomassini avec tant d’ardeur est sa propre sœur, à lui Pascal. Tomassini l’a vue, il en est épris, il demande sa main à Pascal. Tout va s’arranger, quand on découvre que la jeune personne qu’a entendue Tomassini n’est pas celle qu’il a vue, et que celle qu’il a vue ne chante pas le moins du monde ; elle est lingère ou blanchisseuse tout bonnement. N’importe, Tomassini l’adore, il l’épousera ; la sœur de Pascal donnera sa main à un neveu du chanteur qu’elle aime et de qui elle est aimée, et Gambetto continuera à jouer du trombone tant que Mme Gambetta s’obstinera à le tourmenter.

    L’ouverture de cet opéra est supérieurement dessinée, le thème principal y est ramené plusieurs fois d’une façon piquante, et l’instrumentation en est souvent ingénieuse, sans trop de recherche. Je ne suis pas très partisan de l’air de Battaille :

Point de beaux-arts sans liberté ;

il me paraît manquer d’originalité. Mais qu’il y a de grâce, en revanche, dans la barcarolle que chante Mlle Moreau à travers le mur ! Il faut citer aussi les couplets de Grillon :

Quand vient la saison des amours,

et le grand air dans lequel Pascal veut donner à son ami le chanteur une idée de la musique de l’avenir et des hauteurs de style imitatif où il est parvenu. Il y a encore, dans cette partition rieuse, une valse et une polka de la plus heureuse venue. Je garde pour la fin le trio dans lequel Gambetto, armé de son trombone, interloque ses interlocuteurs en les poursuivant avec l’évocation des nonnes de Robert-le-Diable. Ceci est un morceau de très habile facture, d’un bon comique, et d’un excellent effet musical.

    Ce petit acte a obtenu un grand succès auquel l’exécution de Battaille et de Wartel a beaucoup contribué. On a fort applaudi la jolie voix de Mlle Moreau et plusieurs passages du rôle de Mlle Faivre. Le petit air de Mlle Juliette Faivre a été redemandé.

    Ce joli ouvrage avait été donné pour la première fois le soir de la représentation au bénéfice de Battaille, à laquelle, à mon grand regret, il ne m’a pas été possible d’assister.

Première représentation du Buisson vert, opéra-comique en un acte, de M. Fontaine, musique de M. Gastinel.

    Comme on n’avait pas représenté depuis longtemps au Théâtre-Lyrique d’opéras dont la scène se passe dans une auberge tenue par un aubergiste ridicule qui loge des chanteurs, lesquels chanteurs, par la beauté de leur voix inspirent des passions aux gens qui ont le malheur de les entendre, le besoin de ce genre d’ouvrages se faisait impérieusement sentir. En conséquence, nous avons eu la satisfaction de voir le Buisson vert. L’auberge du Buisson vert, où les officiers suédois de la garde royale vont de temps en temps faire l’école buissonnière, est tenue par un aubergiste très enrhumé. Le rhume n’est peut-être pas de rigueur, direz-vous. — Au contraire, il l’est, ainsi que dans le drame immortel des Saltimbanques le rhume est obligatoire pour le personnage de M. Ducantal. Sans cela comment l’illustre Bilboquet pourrait-il placer son mot encore plus illustre ?

BILBOQUET.

Comment vous appelez-vous ?

M. DUCANTAL.

Je m’appelle Ducantal.

BILBOQUET.

Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? Nous avons beaucoup de Ducantal en France. Nous avons d’abord le département du Cantal.

M. DUCANTAL, éternuant.

Mon fils s’est mal conduit à mon égard.

BILBOQUET, se tournant vers le jeune Ducantal.

Oh ! jeune homme, avez-vous pu manquer de respect à un père aussi… enrhumé ?

    Seulement, dans les Saltimbanques, M. Ducantal n’est pas obligé de chanter, tandis que dans le Buisson vert, ce qu’il y a de plus piquant, c’est que l’aubergiste enrhumé doit prendre part à l’exécution de plusieurs morceaux de musique. Il y a à côté de ce brave homme un nommé Benmann, un poëte, et une nommée Elisa qu’il aime et dont il est fort jaloux. Les motifs ne manquent pas à sa jalousie. Il l’a vue plusieurs fois, le soir, sous les grands arbres de la forêt voisine, y parler à un inconnu et se dérober ensuite, avec une sorte de mystère, à tous les yeux pour rentrer à l’auberge. Explication : « Vous êtes injuste autant que cruel, cet inconnu est mon père. Compromis, calomnié, accusé de désertion, il est obligé de se cacher, et je l’aide à éviter le sort funeste auquel une condamnation inique l’expose, et je vais le soir, comme cela, lui porter à souper. — Oh ! ciel ! il serait vrai ? — Il n’est que trop vrai. » Viennent deux officiers suédois qui veulent entendre le chanteur poëte. Benmann se fait peu prier et chante une longue, très longue histoire de proscrit injustement condamné, dans laquelle il m’a semblé reconnaître celle du père d’Elisa. Puis des coups de fusil… Qu’est-ce donc ? — Un déserteur qu’on est sur le point d’atteindre. — Ah ! mon père ! ciel de Dieu ! il est perdu ! — Votre père, jeune fille ? — Oui, mon père, qui sauva la vie du roi à la dernière bataille, et qui pour ce fait se laissa accuser de désertion. — Expliquez-vous », s’écrie le roi. Elle s’explique. « Comment ! les faits m’auraient été ainsi présentés à l’envers ! Eh bien, dit ce bon roi, il faut les remettre à l’endroit. Je suis (temps du verbe être et non du verbe suivre, I am), je suis le roi de Suède ; je nomme votre papa capitaine ; je me charge de votre dot et vous épousez ce jeune homme que j’élève à la dignité de poëte de la cour. Et toi, gargotier, je te fais l’honneur, ce soir, de souper chez toi. » Et viv’ not’ bon roi ! Et l’on boit à tous ces bonheurs de père, de capitaine, d’amant, de poëte, de chanteur, de gargotier enrhumé, de fille charmante, de gardes du corps enthousiasmés, de chambellans, de roi de Suède ; on boit du vin, de l’eau-de-vie, de la bière, du koass ; que ne boit-on pas ? Pourtant je crois que M. Gastinel, en lisant le poëme de M. Fontaine, aurait dû dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. »

    La partition de M. Gastinel contient plusieurs morceaux bien faits et intéressans. L’ouverture débute par une sonnerie de cors originale qui revient ensuite dans un chœur de chasseurs d’un heureux effet. Les couplets de Mlle Moreau :

Mademoiselle Teresa,

écrits tantôt à quatre temps, tantôt à trois, sont agréables, mais moins neufs que le morceau précédent.

    Il y a de l’élégance dans le style mélodique de l’air de Benmann :

Je n’ai guère que ma guitare.

    J’ai trouvé bien écrit, mais un peu froid, le chœur où les Suédois comparent 1’aubergiste enrhumé à un pontife de Bacchus. En somme, c’est une œuvre de mérite où se décèle tout d’abord le musicien distingué. M. Gastinel est du petit nombre de lauréats de l’Institut qui honorent l’école française. J’eus le plaisir, il y a quelques années, de diriger l’exécution d’une symphonie de sa composition, où se trouvaient des choses d’une grande valeur et dont l’ensemble fut accueilli par le public de la façon la plus honorable. M. Gastinel a fait entendre aussi deux fois, si je ne me trompe, une messe dont les juges compétens ont parlé avec éloges. Pourquoi faut-il que j’aie à lui reprocher dans son opéra un défaut banal, vulgaire autant qu’énorme, et commun aujourd’hui à tous les jeunes compositeurs parisiens ? Ce défaut consiste à employer sans discernement ni réserve les instrumens violens de l’orchestre, à traiter les plus puissans, les plus caractérisés comme des instrumens ordinaires, sans caractère, et dont le timbre n’a rien de spécial. Il emploie en conséquence les trombones dans son opéra-comique avec autant de laisser-aller qu’on en met d’ordinaire à employer les altos ou les seconds violons ; il leur fait exécuter des parties de remplissage, des rhythmes puérils qui rappellent certains accompagnemens de guitare; et il les emploie dans tous les morceaux. Que ce soit l’aubergiste enrhumé qui chante, ou la jeune fille, ou le poëte, ou les chasseurs, trombones, trombones, incessamment les trombones. Je sais bien que tous les musiciens français en font autant, et que l’un d’eux est allé même jusqu’à ajouter des trombones à la joviale chanson du Sultan Saladin dans le Richard Cœur-de-Lion de Grétry ; mais l’exemple n’était pas bon à suivre. Je crois donner ici à M. Gastinel une preuve d’estime pour son talent, en regrettant de le voir donner dans un si déplorable travers. Il y a longtemps que j’ai renoncé à le reprocher aux autres compositeurs qui journellement nous infligent leur instrumentation brutale et insensée, où il faut voir non pas l’absence de l’art, mais le contraire de l’art, non pas l’indifférence pour le beau, mais l’amour de l’horrible, le mépris du sens commun et une risible préoccupation du suffrage des claqueurs, qu’on espère obtenir plus aisément par ces plates grossièretés. La façon d’employer les trombones et les autres instrumens à vent dans 1es œuvres mêmes qui en comportent l’usage, dans les grands drames, dans les scènes tragiques, dans celles où la joie prend l’accent de l’orgie, n’est pas facultative ; on ne les écrit certes pas comme ces instrumens obscurs qui, pour la plupart du temps, ne servent qu’à remplir l’harmonie ; l’examen de cette question m’entraînerait trop loin ; mais n’est-il pas évident que le style bien compris de la comédie lyrique repousse énergiquement et complétement l’emploi de ces voix formidables ? Sans aller chercher des exemples à l’appui de cette opinion parmi les œuvres des maîtres anciens tels que Mozart et plusieurs autres, récusera-t-on celui de Rossini ? Ce maître (qui depuis…) a-t-il écrit une note de trombone, une seule, dans il Barbiere ? — Non. — Dans la Cenerentola ? — Non. — Dans l’Italiana ? dans il Turco in Italia ? — Non, non et non. Ces ouvrages sont des opéras bouffes qui ne voulaient point d’autre instrumentation que celle si réservée, si piquante, si fine, si vive et si colorée néanmoins qu’il leur a donnée. Si plus tard, sans lui en demander l’autorisation et sans qu’il ait daigné se plaindre d’une telle liberté, on a introduit en certains lieux les trombones, l’ophicléide et même la grosse caisse et les cymbales dans ces partitions, c’est une preuve seulement de la barbare irrévérence avec laquelle les gens de théâtre traitent généralement les hommes de génie, de leur défaut de goût, de la risible idolâtrie que le premier venu d’entre eux professe pour ses propres idées ; c’est une preuve encore de l’ignorance puérile du public, qui souffre tout cela sans mot dire ; c’est une preuve aussi, il faut l’avouer, de l’incommensurable mépris si bien motivé dans lequel Rossini tient à cette heure le monde musical tout entier.

Théâtre de l’Opéra-Comique.

Salvator Rosa, opéra-comique en trois actes de MM. Grangé et Trianon, musique de M. Duprato.

    Les uns disent que Salvator fut un grand peintre, d’autres assurent que non. On lui attribue toutes sortes d’aventures chez les brigands du royaume de Naples, des traits charmans de caractère et d’esprit ; ce qu’il y a de sûr, c’est que voilà ses actes dans la pièce dont nous avons à nous occuper.

    Il a tué un homme en duel. Cet homme laisse un fils nommé Antonio. Salvator, désolé d’avoir si bien réussi dans son duel, veut servir de père à l’orphelin ; il l’élèvera, il le protégera, il l’aimera. Mais le malheur veut qu’ils soient épris l’un et l’autre de la même femme ; sans savoir qu’ils sont rivaux, ils aiment tous les deux Lucrezia, fille d’un vieil amateur de tableaux. Lucrezia n’a pas de penchant bien décidé pour l’un ni pour l’autre, ou plutôt elle les aime tous les deux et semble penser que les présens doivent toujours être acceptés. Auprès d’elle c’est l’absent qui a tort.

    Antonio surprend Salvator aux pieds de Lucrezia ; il veut le tuer, il le provoque. Salvator ne peut se décider à ce combat.

    Bien plus, il arrange les choses de telle sorte, que le père de Lucrezia, qui veut à tout prix acquérir la galerie de tableaux de Salvator, consent, pour en devenir possesseur, à accorder à Antonio la main de Lucrezia. Quant à lui, Salvator, il reprendra sa vie de bohème et se consolera du sacrifice qu’il vient d’accomplir en créant de nouveaux chefs-d’œuvre.

    La musique de M. Duprato est bien écrite, aisée, coulante, quelquefois un peu commune, mais bien en scène et d’une expression juste. Son orchestre est brillant, presque bruyant, trop plein, il sonne comme un piano sans étouffoirs. Tous les instrumens y sont constamment employés, suivant la méthode parisienne. Les musiciens d’orchestre, on le sait, ne sont pas payés pour compter des pauses.

    Il m’a semblé que le troisième acte de cette partition avait bien plus d’originalité que les deux précédens. Un chœur dansé, et plusieurs autres morceaux pleins de mouvement dramatique, pourraient motiver cette opinion. Les rôles principaux sont bien remplis par Crosti (Salvator), Warot (Antonio) et Mme Saint-Urbain (Lucrezia). La voix de Mme Saint-Urbain est saine, pure, agréable ; mais un chevrotement presque continuel en affaiblit beaucoup le charme. Comme actrice, Mme Saint-Urbain semble n’élever aucune prétention.

Silvio-Silvia, opéra-comique en un acte, de M. Brésil, musique de M. Destribaud.

    Comme on n’avait pas représenté depuis longtemps à l’Opéra-Comique d’opéras où l’on voit des brigands et des peintres peignant et brigandant en Italie, des hommes habillés en femme inspirant une passion à d’autres hommes, etc., le besoin de ce genre d’ouvrages se faisait impérieusement sentir. En conséquence, nous avons eu la satisfaction de voir Silvio-Silvia, une aimable nouveauté. Bertram est un brigand ; ce brigand est peintre. Ce peintre a une nièce ; cette nièce, dont le nom est Flora, est pure comme doivent l’être nécessairement toutes les nièces de brigands. Elle a seulement, à l’endroit de la morale, des idées à elle, différentes de celles que l’on trouve partout ailleurs qu’à la montagne. Pour elle, il n’y a au monde de scélérats que les voyageurs et les carabiniers. Flora va épouser son oncle, et par conséquent devenir sa tante. Or, voilà qu’au moment de marcher à l’autel (l’autel de quelque monastère de la montagne ; il y a beaucoup de ces repaires en Italie où l’on marie ainsi les brigands avec leurs nièces sans dispenses du Pape), au moment donc de prononcer le plus doux des sermens, les fiancés sont surpris par l’arrivée de deux voyageuses que les brigands de la troupe de Bertram viennent de cueillir sur la grande route. L’une de ces dames est la signora Lucrezia ; l’autre est son neveu Silvio, que cette autre tante aurait peut-être aussi envie d’épouser pour devenir sa nièce, et qu’elle a obligé à prendre le costume féminin pour se soustraire aux poignards des brigands dont le couple charmant va traverser le territoire. Silvia, vous le devinez, n’est-ce pas ? laisse entrevoir à Flora qu’elle est un Silvio. Aussitôt Flora ne veut plus devenir sa tante ; elle veut épouser le neveu. C’est gentil, hein ! Vous en avez assez ! Non ; il faut que vous sachiez de quels opéras-comiques en un acte le besoin se faisait impérieusement sentir la semaine dernière.

    Il fallait un modèle au brigand-peintre Bertram ; il avait l’idée de peindre une Diane chasseresse. Alors que fait notre bandit ? Il ordonne à son sous-brigand Coco (joli nom !) de se déshabiller en fille de Latone. Sainte-Foix y consent ; le voilà donc vêtu comme un ver et tenant sous son bras droit un chevreuil empaillé. Et puis les carabiniers qui viennent interrompre ces amours et ces peintures, et Coco effarouché qui tombe dans les bras de son capitaine, qui tombe dans ceux d’un fauteuil à ressorts, qui vous empoigne nos brigands et les écrase ; d’où il ressort que si la vertu n’a pas toujours sa récompense, le vice et le brigandage sont quelquefois punis. Les journaux spéciaux sont fort sévères pour la partition de Silvio-Silvia, je ne les imiterai pas. Mlle Henrion et Sainte-Foix, malgré tous leurs efforts, ont paru encore plus tristes que Nathan, Mlle Bousquet et Mme Casimir, c’est beaucoup dire.

    Allons, nos petits théâtres lyriques vont bien, leurs directeurs vont bien, le commerce va bien, tout va bien.

    Par malheur, nous n’avons pas de Capitole ; s’il y en avait un à Paris, je proposerais à tous les artistes et à tous les amis de l’art d’y monter pour rendre grâces aux dieux.

Concert de M. Léon Kreutzer dans la salle du Conservatoire.

    Ce concert a été admirable, un beau public y assistait ; le compositeur a pu cette fois faire entendre avec tous leurs avantages, montrer sous leur vrai jour ses riches et brillantes œuvres, qu’il n’avait pu produire jusqu’ici qu’incomplétement. L’orchestre était nombreux ; la symphonie, le grand concerto de piano dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs, plusieurs morceaux de chant avec chœurs de divers caractères, d’un style mélodique excellent et d’un coloris poétique, ont produit un grand effet. M. Kreutzer a été appelé et rappelé sur la scène par le public ; on l’a écrasé d’applaudissemens ; il a fait explosion, comme certaines fleurs des tropiques qui n’éclosent que tous les cent ans.

    Dans ce concert, Mlle Marie Cruvelli, qu’on entend trop rarement, a fait apprécier sa voix dont le timbre est beau, mais un peu sévère. On a été charmé aussi d’entendre et de revoir Mlle Cico, la gracieuse élève de Révial, qui ne tardera pas à prendre sur un de nos théâtres sa place parmi les cantatrices les plus aimées. Quant à Mme Massart, inutile de répéter nos éloges ; elle a joué le concerto avec une sûreté rhythmique qui eut suffit à assurer les entrées de l’orchestre si l’orchestre eût manqué d’assurance. Du reste, depuis le mois dernier, elle n’a pas fait de progrès.

    A propos de piano et de jeunes pianistes, laissez-moi vous recommander une virtuose encore plus jeune que Mme Massart, Mlle Anna Meyer, âgée de dix ans et demi. C’est une aimable enfant qui possède déjà son clavier, mais qui fera certainement encore des progrès.

    A présent, faut-il vous parler d’une publication nouvelle très utile, mais qui ne sera peut-être pas appréciée tout d’abord à sa valeur ? — Oui, sans doute. Il s’agit d’une méthode de M. Hanon pour enseigner aux organistes qui ne savent pas l’harmonie à accompagner le plain-chant. Maintenant que les grandes églises ne sont plus les seules à posséder des orgues, que l’orgue-Alexandre pénètre partout, qu’on en trouve dans les plus pauvres villages, dans les monastères, dans les chapelles, maintenant que les cénobites du désert veulent eux-mêmes, dans leur grotte solitaire, accompagner leurs pieux cantiques sur l’orgue-Alexandre, il ne manque plus à cette foule d’organistes que de savoir employer l’instrument. Or, au moyen de quelques formules très simples qu’a imaginées M. Hanon et que l’organiste apprend par cœur en très peu de temps, tout le monde peut accompagner d’une harmonie claire et correcte les plains-chants en usage dans le rituel de l’Eglise catholique. N’est-ce pas le moins que les gens qui ne savent pas l’harmonie soient amenés à faire des accords agréables, à notre époque où certains harmonistes savans en sont venus à ériger en doctrine la suprématie de la discordance, et ne plus se préoccuper dans leurs œuvres que des moyens les plus atroces de torturer l’oreille et d’assassiner leurs auditeurs ?

    Je ne dirai rien du grand concert donné au Théâtre-Italien par le Cercle de l’Union artistique. Je n’y étais pas ; la fièvre me retenait au lit ce soir-là. J’ai su seulement qu’il avait coûté beaucoup d’argent, et qu’un morceau de Félicien David, exécuté pour la première fois, y avait fait sensation.

    Mais je dois dire qu’à l’occasion de la fête patronale de l’institution de Notre-Dame-des-Arts a eu lieu une séance musicale des plus intéressantes, dans laquelle on a entendu entre autres choses un charmant Ave Maria de M. Oscar Comettant on ne peut mieux chanté par Mme Comettant, dont la voix est pure et très sympathique, et un fragment du Paulus de Mendelssohn, supérieurement arrangé pour piano, orgue, violon et violoncelle par M. de Hartog.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juillet 2009.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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