FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 29 DÉCEMBRE 1860 [p. 1-2].
Théâtre de l’Opéra-Comique.
1re représentation de l’Eventail,
opéra-comique en un acte de MM. Jules Barbier et Carré, musique de M. Ernest
Boulanger.
On s’occupe beaucoup des Chinois depuis quelque temps, et c’est toujours d’une façon peu flatteuse pour eux. Nous ne nous contentons pas de les battre, de tout bousculer dans leurs boutiques, de mettre en fuite leur empereur, de prendre le palais de sa céleste Majesté, de nous partager ses lingots, ses diamans, ses pierreries, ses soieries, il faut encore que nous nous moquions de ce grand peuple, que nous l’appelions peuple de vieillards, de maniaques, peuple de fous et d’imbéciles, peuple amoureux de l’absurde, de l’horrible, du grotesque. Nous rions de ses croyances, de ses mœurs, de ses arts, de sa science, de ses usages familiers même, sous prétexte qu’il mange son riz grain à grain avec des bâtonnets, et qu’il lui faut presque autant de temps pour apprendre à se servir de ces ridicules ustensiles que pour apprendre à écrire (chose qu’il ne sait jamais complétement), comme si, disons-nous, il n’était pas plus simple de manger du riz avec une cuiller. Et de ses armes, et de ses armées, et de ses étendards à dragons peints, pour effrayer l’ennemi, et de ses vieux fusils à mêche, et de ses canons dont les boulets vont dans la lune, nous en moquons-nous ! et de ses instrumens de musique, et de ses femmes aux pieds contrefaits, et de tout enfin ! Pourtant il a du bon le peuple chinois, beaucoup de bon, et ce n’est pas tout à fait sans raison qu’il nous appelle, nous autres Européens, les diables rouges, les barbares. Par exemple : soixante mille Chinois sont mis en déroute complète par quatre ou cinq mille Anglo-Français, c’est vrai ; mais leur général en chef, voyant la bataille perdue, se scie le cou avec son sabre, très bien, lui-même, sans recourir pour cela à son domestique, comme faisaient les Romains, et il n’est content que quand sa tête est à bas. C’est courageux cela ; essayez donc d’en faire autant.
Il écrase les pieds de ses femmes de façon à les empêcher de marcher, mais de façon aussi à les empêcher bien plus encore d’aller au bal, de danser la polka, de valser, de rester par conséquent des nuits entières aux bras de jeunes hommes qui leur serrent la taille, respirent leur haleine, leur parlent à l’oreille, sous les yeux des pères, des mères, des maris et des amans.
Il a une musique que nous trouvons abominable, atroce, il chante comme les chiens bâillent, comme les chats vomissent quand ils ont avalé une arête ; les instrumens dont il se sert pour accompagner les voix nous semblent de véritables instrumens de torture. Mais il respecte au moins sa musique, telle quelle, il protége les œuvres remarquables que le génie chinois a produites ; tandis que nous n’avons pas plus de protection pour nos chefs-d’œuvre que d’horreur pour les monstruosités et que chez nous le beau et l’horrible sont également abandonnés à l’indifférence publique.
Chez eux tout est réglé suivant un code immuable, jusqu’à l’instrumentation des opéras. La grandeur des tamtams et des gongs est déterminée d’après le sujet du drame et le style musical qu’il comporte. Il n’est pas permis d’employer pour un opéra-comique des tamtams aussi grands que pour un opéra sérieux. Chez nous, au contraire, pour le moindre opuscule lyrique, maintenant on emploie des grosses caisses aussi vastes que les grosses caisses du grand Opéra. Il n’en était pas ainsi il y a vingt-cinq ans, et c’est encore une preuve des avantages de l’immuabilité du code musical chinois.
Malgré les désastreux résultats de nos mœurs changeantes et déréglées, nous l’emportons néanmoins en musique, sous certains rapports, sur les habitans du Céleste-Empire. Ainsi, de l’aveu même des mandarins directeurs de la mélodie, les chanteurs et chanteuses de la Chine chantent souvent faux, ce qui prouve à quel point ils sont inférieurs aux nôtres, qui chantent si souvent juste. Mais les chanteurs chinois savent presque tous leur langue ; ils n’en violent pas l’accentuation, ils en observent la prosodie. Il en était aussi de même chez nous il y a vingt-cinq ans ; aujourd’hui, par suite de notre manie de tout bouleverser selon le caprice de chacun, il semble que la plupart des chanteurs d’Europe chantent du chinois.
Ce que l’on doit trouver vraiment beau et digne d’admiration, ce sont les règlemens et les lois en vigueur dans l’Empire-Céleste depuis un temps immémorial pour protéger les chefs-d’oeuvre des compositeurs. Il n’est pas permis de les défigurer, de les interpréter d’une façon infidèle, d’en altérer le texte, le sentiment ou l’esprit. Ces lois ne sont pas préventives, on n’empêche personne d’essayer l’exécution d’un ouvrage consacré, mais l’individu convaincu de l’avoir dénaturé est puni d’une façon d’autant plus sévère que l’auteur est plus illustre et plus admiré. Ainsi les peines encourues par les profanateurs des œuvres de Confucius paraîtront cruelles à nous autres barbares habitués à tout outrager impunément. Ce Confucius est appelé par les Chinois Koang-fu-tsée ; c’est encore une jolie habitude que nous avons d’arranger les noms propres, comme on arrange les ouvrages que l’on traduit d’une langue dans une autre ou que l’on transporte seulement d’une scène sur une autre scène. Nous ne pouvons conserver intégralement ni le nom des grands hommes ni celui des grandes villes des peuples étrangers. En France, nous appelons Ratisbonne la ville d’Allemagne que les Allemands nomment Regensburg, et les Italiens nomment Parigi la ville de Paris. Cette syllabe ajoutée, gi (prononcez dgi), leur plaît infiniment, et leur oreille serait choquée s’ils disaient, comme les Français, Paris tout court. Il n’est donc pas surprenant que nous disions en France Confucius pour Koang-fu-tsée, d’abord parce que la désinence latine en us est fort en honneur dans la langue philosophique ; ensuite parce que nous avons pour principe de ne pas nous gêner quand il s’agit d’un nom difficile à prononcer. De là cette précaution tant admirée d’un artiste d’origine allemande, qui, dans la crainte de voir substituer à son nom tudesque un autre nom qui ne lui plairait pas, mit sur ses cartes de visites : Schneitzoeffer, prononcez Bertrand. Donc Koang-fu-tsée, ou Confucius, ou Bertrand, fut un grand philosophe, on le sait, et il unit à sa philosophie un grand fonds de science musicale ; tellement qu’ayant composé des variations sur l’air célèbre de Li-po, il les exécuta sur une guitare ornée d’ivoire d’un bout à l’autre du Céleste-Empire dont il moralisa ainsi l’immense population. Et c’est depuis ce temps que le peuple chinois est si profondément moral. Mais l’œuvre de Koang-fu-tsée ne se borne pas à ces fameuses variations pour la guitare ornée d’ivoire ; non, le grand philosophe musicien écrivit en outre bon nombre de cantates morales et d’opéras moraux dont le mérite principal, au dire de tous les lettrés et de tous les musiciens de la Chine, est une simplicité et une beauté de style mélodique unies à la plus profonde expression des passions et des sentimens. On cite ce fait remarquable d’une femme chinoise qui, assistant à un opéra dans lequel Koang-fu-tsée a peint avec la plus touchante vérité les joies de l’amour maternel, se prit, dès le septième acte, à pleurer amèrement. Comme ses voisins lui demandaient la cause de ses larmes : « Hélas ! répondit-elle, j’ai donné le jour à neuf enfans, je les ai tous noyés, et je regrette maintenant de n’en avoir pas gardé au moins un ; je l’aimerais tant ! » Les législateurs chinois ont donc, et avec grande raison, selon moi, prononcé des peines sévères non seulement contre les directeurs de théâtre qui représenteraient mal les belles œuvres lyriques de Koang-fu-tsée, mais encore contre les chanteurs et les chanteuses qui se permettraient dans les concerts d’en chanter des fragmens indignement. Chaque semaine un rapport est fait par la police musicale au mandarin directeur des arts ; et si une chanteuse s’est rendue coupable du délit de profanation que je viens d’indiquer, on lui adresse un avertissement en lui coupant l’oreille gauche. Si elle retombe dans la même faute, on lui coupe l’oreille droite pour second avertissement ; après quoi, si elle récidive encore, vient l’application de la peine : on lui coupe le nez. Ce cas est fort rare, et la législation chinoise d’ailleurs se montre là un peu sévère, car on ne peut pas exiger une exécution irréprochable d’une cantatrice qui n’a pas d’oreilles. Les pénalités de certains peuples ont quelque chose de comique qui nous étonne toujours. Je me rappelle avoir vu à Moscou une grande dame de l’aristocratie russe balayer une rue en plein jour au moment du dégel. « C’est l’usage, me dit un Russe ; on l’a condamnée à balayer la rue pendant deux heures, pour la punir de s’être laissé prendre en flagrant délit de vol dans un magasin de nouveautés. »
A Taïti, cette charmante province française, les belles insulaires convaincues d’avoir eu des sourires pour un trop grand nombre d’hommes, Français ou Taïtiens, sont condamnées à exécuter de leurs mains un bout de grande route plus ou moins long, pavé ou non pavé ; et la galanterie tourne ainsi à l’avantage des voies de communication. Que de femmes à Paris qui n’arrivent à rien, et qui, dans ce pays-là, feraient joliment leur chemin !
On a dû trouver fort étrange le titre de directeur des arts que j’ai employé tout à l’heure pour un mandarin. On ne peut en effet concevoir l’utilité d’une telle direction, chez nous où l’art est si libre de s’égarer, où il peut se faire mendiant, voleur, assassin, icoglan ; où il peut mourir de faim, ou parcourir ivre les rues de nos cités ; où chanteurs et cantatrices ont tous leur nez et leurs oreilles, où la première condition requise pour être administrateur d’un théâtre musical est de ne pas savoir la musique ; où des lettrés sont les arbitres du sort des musiciens ; où les prix de composition musicale sont donnés par des peintres, les prix de peinture par des architectes, les prix de statuaire par des graveurs. Si les Chinois savaient cela ! Pauvres Chinois ! Eh bien ! pourtant, je vous l’ai dit, ils ont du bon. Ils ont des directeurs des arts, qui connaissent ce qu’ils dirigent ; ils ont même des colléges entiers de mandarins artistes, dont l’influence pourrait être immense et s’exercer, pour le plus grand avantage de l’art, sur l’empire tout entier. Il ne se publie pas dans toute la Chine un livre sur la musique, la peinture, l’architecture, etc., que l’auteur ne soumette son travail à l’examen des mandarins artistes, afin, s’ils l’approuvent, de pouvoir inscrire sur la seconde édition de l’ouvrage : Approuvé par le collége. Malheureusement les membres respectés de cette institution, qui auraient souvent le droit de faire infliger aux auteurs le supplice de la cangue, ont toujours été, à l’inverse des directeurs spéciaux de l’art musical, animés d’une telle bienveillance, qu’ils approuvent généralement tout ce qu’on leur présente. Aujourd’hui ils loueront un auteur d’avoir exposé telle ou telle doctrine, préconisé telle ou telle méthode de tamtam, demain un autre exposera la doctrine contraire, prônera la méthode opposée, et le collége ne manquera pas de l’approuver encore. Ils en sont venus à un tel degré de bonhomie et d’indulgence, que maintenant la plupart des auteurs, dès la première édition de leurs livres, y placent la formule « approuvé par le collége » avant même de le lui avoir présenté, tant ils sont certains d’obtenir son suffrage.
Ah ! pauvres Chinois ! il ne faut plus s’étonner de voir chez eux l’art rester obstinément stationnaire !
Mais je leur pardonne tout en faveur de leur règlement sur les tamtams et de leurs lois contre les profanateurs.
Alors, direz-vous, s’ils coupent le nez et les oreilles aux chanteurs qui profanent les chefs-d’œuvre, que font-ils pour ceux qui les interprètent avec fidélité, avec grandeur, avec inspiration ? — Ce qu’ils font ? Ils les comblent de distinctions honorifiques de toute espèce, ils leur donnent des bâtonnets en argent pour manger le riz, ils accordent aux uns le bouton jaune, à d’autres le bouton bleu : à celui-ci le bouton de cristal, à celui-là les trois boutons ; on voit en Chine des virtuoses qui sont couverts de boutons. Ce n’est pas comme en France, où l’on ne donne la croix à un chanteur que s’il a quitté le théâtre, s’il a perdu sa voix, s’il n’est plus bon à rien.
Les mœurs chinoises, si différentes des nôtres en tout ce qui touche aux beaux-arts en général et à la musique en particulier, s’en rapprochent sur un seul point : pour diriger les flottes, ils prennent des marins. Si nous continuons, à la vérité, nous finirons par leur ressembler tout à fait.
Ah ! çà, voilà bien de la philosophie et de la plus grave. J’avais annoncé en commençant une dissertation sur l’Opéra-Comique à propos de l’Eventail ou sur l’Eventail à propos de l’Opéra-Comique, et je me lance, je me noie, je me perds dans les profondeurs de la philosophie ; revenons à la raison. Le dey d’Alger y est bien revenu, lui, quand la France lui a prouvé qu’on ne donnait pas impunément des coups d’éventail à ses ambassadeurs. Qu’est-il devenu ce pauvre dey ? Cela m’inquiète.
Une jeune Espagnole, à l’Opéra-Gomique, laisse tomber son éventail. Un cavalier qui lui fait la cour le ramasse, espérant (le niais) qu’on viendra le lui redemander. Rosalinde (c’est le nom de la belle) ne revient pourtant pas. Alors il a l’idée d’envoyer son ami le capitaine Annibal rendre l’éventail avec une lettre ainsi conçue : « Le capitaine Annibal ne vous aime pas et moi je ne vous aime plus. » Mais cet Annibal-là fait tout ce qu’il faut pour embrouiller les affaires : d’abord il tombe amoureux de Rosalinde, première bêtise ; ensuite il lui chante des couplets, autre énorme bêtise ; enfin, quand Fabrice, son ami, veut lui reprendre l’éventail, il commence à se battre avec lui : absurdité révoltante. Enfin tout s’arrange : Rosalinde finit par s’apercevoir qu’elle aime Annibal, qu’Annibal l’aime, que Fabrice aime Phœbé sa sœur, que Phoebé aime Fabrice ; et tout le monde étant amoureux, tout le monde se marie à corps perdu. La partition de M. Boulanger est très jolie, très bien écrite, pleine de verve et de fraîches idées. Seulement son instrumentation ne serait pas admise en Chine, où la grandeur des tamtams doit être en rapport avec l’importance du sujet du drame. Son ouverture contient dans l’andante un solo de cor qui a été exécuté avec talent, et un allegro vif dont le thème est fort bien conduit. La grosse caisse employée par M. Boulanger est dix-huit fois trop grande pour un opéra-comique de cette dimension, et ses trombones sont trop longs. On a remarqué le premier air de Rosalinde ; il a de la couleur ; la sérénade de Fabrice, une chanson très gaie d’Annibal (elle a eu les honneurs du bis) ; un trio syllabique bien fait ; le boléro à deux voix a paru assez ordinaire. L’air de Rosalinde :
Le veuvage,
A mon âge
n’est charmant qu’un moment. Le duo suivant a fait grand plaisir ; les trombones n’y rugissent pas, ils y grognent, tant ils mettent de soin à se dissimuler. Leur voix est en effet tout à fait déplacée dans un morceau de ce genre. Il eût été plus naturel de ne pas les y faire figurer.
Autre duo entre Annibal et Fabrice ; toujours les trombones ; mais là ils rugissent au lieu de grogner. Couplets de Phœbé assez gentils. En somme, joli succès. Le même soir l’Opéra-Comique nous rendait la Perruche, charmant petit ouvrage de MM. de Saint-Georges et Clapisson, si mélodieusement gai. On l’a revu avec le plus grand plaisir.
1re représentation des Pêcheurs de Catane, opéra-tragique en trois actes de MM. Cormon et Carré, musique de M. Maillard.
Pêcheur, parle bas,
Le roi des mers ne t’échappera pas !
Voilà ce qu’on disait à Naples au temps de Thomas Aniello, que nous appelons Masaniello par contraction et parce que nous avons, je l’ai dit, contracté l’habitude de ne jamais appeler les hommes célèbres par leur nom. Eh bien ! pourtant les pêcheurs de Catane parlent très haut, chantent très fort, et le roi des mers (le poisson, j’imagine) ne leur échappe pas non plus. Que dis-je ! leurs filets se rompent sous le poids royal, et les jeunes filles sont obligées de perdre leur temps à en réparer les mailles. Un grand escogriphe d’intendant espagnol, une sorte de Don Quichotte à la rapière interminable, à la fraise menaçante, à la moustache courroucée, vient de conduire sa noble maîtresse dona Carmen, fille du gouverneur de Catane, à l’Etna. On raconte cette pénible ascension ; puis on va dîner dans une osteria qui se trouve là. La directrice de cette gargote aurait envie, précisément parce qu’elle n’est plus jeune, d’épouser le jeune Cecco, pêcheur catanais. Le malheur veut que ce pêcheur, précisément parce qu’il est jeune, soit amoureux d’une fille jeune aussi, nommée Nella, par contraction toujours du nom de Fenella, héroïne de l’opéra de M. Auber. Or cette Nella n’est là que pour tourmenter le pauvre Cecco et le faire devenir sec comme un échalas. Tantôt elle lui dit quelle l’aime et tantôt elle lui laisse deviner qu’elle ne l’aime pas ; puis elle veut se faire religieuse, puis elle ne veut pas ; puis elle reveut. Elle va prononcer ses vœux au couvent de l’Annonciade et chante comme nos paysannes du Dauphiné :
Au couvent des religieuses
Où j’y passerai mon temps,
J’y serai là bien heureuse,
N’aurai pas besoin d’amant.
Et Nella ment ; elle a besoin d’un amant, mais d’un amant qu’elle aime, et ce n’est pas Cecco. Elle a rencontré un jour le bel Espagnol Fernand auprès d’une fontaine, comme Lucie fit d’Edgard dans l’opéra de la Fiancée de la Mère Moreau. Elle s’est laissé dire par cet étranger qu’il l’adorait, et depuis lors elle ne l’a plus revu ni connu.
Nella va donc prononcer ses vœux, renoncer à sa belle chevelure, et à Satan et à ses pompes. Mais l’usage veut que les néophytes, avant la terrible renonciation, aillent passer encore trois jours dans le monde, dans leur famille, si elles en ont une, auprès de leurs amis, si elles n’en ont pas. Nella, pour ces trois jours, a quitté le vêtement religieux du noviciat et repris le joli costume des villageoises de Catane. La voilà qui saisit le tambour de basque, chante une tarantelle et va danser, quand le beau Fernand, enveloppé dans un grand manteau, reparaît, passe rapidement auprès d’elle, lui jette en passant ces trois mots empoisonnés : « Nella, je t’aime ! » et disparaît. Arrive donc encore la contrevocation ; Nella va renoncer à la renonciation ; elle ne veut plus être religieuse puisque l’inconnu est là, puisqu’il l’aime. Oui ; mais ce misérable, à l’instar du prince napolitain de l’opéra de M. Auber, est fiancé à la fille du gouverneur ; il doit épouser Carmen. Et la noce se prépare, et Nella, qui l’apprend, devient folle et meurt de chagrin. Et voilà Cecco et ses amis, exaspérés par ce malheur et par les vexations et les extorsions de toute sorte que leur font subir les Espagnols, qui veulent changer de gouvernement et se révolter, comme dans l’opéra de M. Auber ; seulement ils ne se révoltent pas. Et l’Etna gronde, à l’instar du Vésuve dans l’opéra de M. Auber ; seulement l’éruption ne se fait pas. Voilà ce qui se trouvait dans la pièce de MM. Cormon et Carré lorsqu’on la lut au Théâtre-Lyrique. Alors M. Maillard se dévoua et la mit en musique ; il fit une ouverture richement développée où la grosse caisse place bien ses gros mots, mais de façon pourtant à ce que les mandarins de l’art ne trouvent pas trop à en réprimander la morale. Il écrivit ensuite un chœur de pêcheur très franc, très énergique et d’un bel effet, puis une vive et gracieuse tarentelle vocale, de jolis couplets, une scène nocturne d’une couleur très poétique, où l’on entend un charmant solo de violon avec sourdine qui fut supérieurement exécuté par M. Lenoir, le premier violon solo du Théâtre-Lyrique. Il y ajouta plusieurs passages bien sentis dans les scènes dramatiques du troisième acte et obtint un joli succès. Dans cet opéra, débutèrent à la fois un ténor, M. Peschard et un soprano, Melle Baretti. Cette jeune personne est jeune, c’est un grand talent ; elle est jolie, c’est un grand mérite ; elle a peu de sensibilité, c’est un grand bonheur. Sa voix est fraîche, agile, et lui permet d’attaquer avec justesse les notes aigües les plus disgracieuses et d’arpéger comme une clarinette, c’est un grand malheur ! Elle a réussi. Peschard n’a pas été moins bien accueilli du public. Sa voix est agréable, naturelle ; elle sort sans effort, il n’en abuse pas ; il rendra de grands services au Théâtre-Lyrique, ainsi que sa gracieuse émule, Mlle Baretti. Balanqué a de fort beaux momens dans le rôle de Cecco, ce pauvre jaloux qui tant aime et qu’on aime si peu. Mlle Faivre est une excellente dona Carmen ; mais son rôle a peu d’importance musicale.
Les concerts commencent à sévir, j’en ai déjà quelques uns en portefeuille ; c’est-à-dire j’ai en portefeuille le compte-rendu de ces concerts, parlons chinois le moins possible. Je vous en ferai part en vous racontant un nouvel opéra-comique dont il serait peu décent de parler aujourd’hui. J’aime mieux vous annoncer quelque chose d’agréable. Vous jouez du piano, n’est-ce pas ? ne vous en défendez pas. Qui ne joue pas de piano aujourd’hui ? Il n’y a guère que deux ou trois enfans prodiges. Donc, pianiste et demi comme vous l’êtes, vous avez dû souvent pester contre ce pauvre instrument qui ne peut pas filer un son, qui est incapable de tenir un accord et trompe en conséquence, en tant d’occasions, les plus nobles inspirations des virtuoses. Eh bien ! un habile et infatigable facteur vous est venu en aide. La lacune est comblée. Le piano ne file pas les sons, ne soutient pas les accords lui-même, mais il les fait soutenir par un petit page, un joli petit orgue, que le facteur en question lui a donné. Le petit page est placé modestement sous l’aisselle du piano, de façon que sur un mouvement très facile et très rapide du pianiste, la main droite de celui-ci peut quitter le grand clavier et interroger le petit clavier de l’orgue, qui répond aussitôt, sans que pour cela le piano cesse de se faire entendre sous l’action de la main gauche de l’exécutant. Comment ne s’est-on pas avisé de cela plus tôt ? Tout simplement parce que pour réaliser une idée, il faut commencer par avoir cette idée, et que beaucoup de gens, même parmi les mandarins de l’art, sont tout à fait sans idées. Il faudrait n’avoir pas cent trente-cinq francs dans la poche d’un parent ou d’un ami pour se priver de ce charmant et utile annexe du piano. Maintenant, pourquoi l’appeler anex ? Je le répète encore, toujours par contraction, parce que l’inventeur se nomme Alexandre.
H. BERLIOZ.
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