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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 28 MARS 1860 [p. 1].

Théâtre de Marseille.

Première représentation du Jugement de Dieu, grand opéra en quatre actes, de M. Carcassonne, musique de M. Auguste Morel.

    La représentation et l’éclatant succès d’un grand opéra nouveau sur un théâtre de province est un fait de trop d’importance pour que la presse de Paris puisse se dispenser de la mentionner et de l’examiner avec attention. M. Auguste Morel est l’un des musiciens de notre temps que les usages, les habitudes, les préventions dédaigneuses des théâtres lyriques de Paris ont le plus complétement découragés. Longtemps il vécut parmi nous, remplissant les fonctions modestes de critique musical dans plusieurs recueils littéraires ; il fut même pendant quelques années rédacteur en chef d’un journal politique, le Messager. Son nom devint presque populaire dans le monde chantant, par la vogue de ses romances dramatiques, dont l’une, la Fille de l’hôtesse, s’élève par son style fort au-dessus des œuvres de salon les plus applaudies et les plus aimées. Une méditation de Lamartine qu’il mit en musique ensuite nous révéla dans M. A. Morel un mélodiste élégiaque doué d’un sensibilité profonde ; et ses compositions pour instrumens à cordes, fréquemment exécutées par les virtuoses de la jeune école du Conservatoire, le montrèrent enfin ce qu’il est, un musicien complet, possédant les styles les plus opposés, grand harmoniste, écrivant aussi bien pour les instrumens que pour les voix et capable de réussir dans le genre même le plus difficile, que trois ou quatre maîtres seulement ont pu traiter avec succès, dans le quatuor.

    Possédant de telles qualités, de telles forces musicales, on conçoit qu’il ait voulu, pendant son séjour à Paris, les manifester à la grande lumière du théâtre. Mais ses prétentions parurent singulières, toutes les portes restèrent fermées pour lui, on l’éconduisit poliment. Alors, ne se sentant pas le courage de soutenir une lutte dont il ne prévoyait pas le terme, il eut celui de renoncer à la séduction qu’exerce sur les artistes la vie de Paris, il accepta la place de directeur du Conservatoire de Marseille, qu’on eut pourtant le bon esprit de lui offrir, et partit pour la province. C’est à Marseille qu’en partageant son temps entre les soins assidus exigés par l’école dont la direction lui est confiée, et la composition musicale, il a écrit l’œuvre importante dont le succès a retenti jusqu’à Paris.

    Le sujet du Jugement de Dieu a été emprunté, dit un critique marseillais, au roman d’Alexandre Dumas intitulé Praxède.

    Le duc de Gelstein, premier ministire d’Henri, empereur d’Allemagne, a levé les yeux sur l’impératrice Mathilde. Celle-ci aime secrètement Raymond de Béranger, comte de Barcelone et grand d’Espagne. Le duc de Gelstein, certain du peu d’affection de Mathilde pour l’empereur, a osé lui faire une déclaration d’amour que Mathilde a recueillie avec indignation. Gelstein, pour se venger, et soutenu par son ami le comte de Stenfeld, accuse devant l’empereur Mathilde d’adultère. L’un et l’autre se déclarent prêts à combattre à outrance contre quiconque oserait les démentir. L’empereur se sépare de sa femme jusqu’à ce qu’elle trouve un champion qui, vainqueur en champ clos, ait prouvé son innocence. Ce champion sera Raymond. Il apprend en Espagne le malheur de l’impératrice, et promet aussitôt de venir confondre les accusateurs.

    Trois chevaliers se sont déjà présentés pour la défendre ; Gelstein a su les faire disparaître. Il a l’audace d’avouer ce triple crime à Mathilde en renouvelant auprès d’elle ses obsessions. La noble femme ne perd pas courage, elle espère que Raymond n’était pas parmi les trois victimes de Gelstein. Un moine survient. Après avoir fait jurer à Mathilde qu’elle n’est point coupable, il se fait reconnaître pour Raymond et annonce qu’il va se disposer au combat. Mais Gelstein a tout entendu, et ce nouveau défenseur subira, dit-il, le sort des trois autres. Son ami Stenfeld l’en débarrassera. Arrive le moment solennel. L’empereur et sa cour assistent au tournoi. A deux reprises la trompette sonne sans qu’aucun chevalier se présente. Un cor répond enfin au troisième appel ; Raymond, que Stenfeld a vainement tenté d’assassiner, accourt armé de pied en cap, combat et tue Gelstein, et l’innocence de Mathilde est proclamée.

    Les critiques marseillais, sévères pour les vers de M. Carcassonne, louent l’arrangement dramatique et l’intérêt de ce livret.

    Tous s’accordent à donner de grands éloges à la partition. On la trouve à la fois savante et pleine de charme, riche et bien ordonnée, abondante en mélodies suaves et en accens passionnés. Un savant et impartial amateur qui a suivi les études et assisté à toutes les représentations du Jugement de Dieu, me donne en outre, au sujet de cet ouvrage, son opinion qui mérite, à mon sens, toute confiance.

    « Le premier acte, me dit-il, était celui dont on augurait le mieux avant la représentation, et j’étais moi-même de cet avis ; mais après il s’est trouvé au contraire que les second et troisième, dont on espérait moins, ont paru préférables. Je crois maintenant en effet, quoiqu’il y ait là un moindre déploiement de forces vocales et instrumentales, que ce sont les deux meilleurs.

    » L’introduction, faite avec deux des principaux motifs du troisième acte, est d’un beau caractère. Après un chœur de fête assez brillant, vient un air de baryton dont la partie lente vous plairait, je crois, mais dont j’estime la cabalette par trop italienne. J’aime de tout mon cœur la scène suivante où se trouve l’air de la reine. C’est un morceau d’expression douloureuse sans recherche d’effet, sans coup de fouet final, que l’auteur a écrit ainsi, seulement parce qu’il le sentait ainsi. Le grand duo de la déclaration est habilement conduit, et la phrase du baryton « la femme que j’aime est belle » est du bonheur le plus rare ; on l’a chaleureusement applaudie. Au commencement du final, il y a un morceau d’ensemble à la façon de Donizetti, avec crescendo et grand ensemble général, qui ne vous déplairait pas. L’explosion du forte (sans coups de cymbales) se fait sur un retard de septième majeure d’un effet neuf et saisissant.

    » Dans le second acte, ce qu’on appelle la couleur locale était assez facile à trouver à l’aide des boléros. Les airs de danse qu’on y entend ont beaucoup plu. Ce que chante ensuite la basse est d’un excellent caractère ; mais ce que j’aime le mieux dans cet acte, et peut-être dans tout l’ouvrage, comme mélodie, c’est la romance du ténor :

Belle comme une fleur de mai.

    » Au troisième acte, il faut citer l’air de la reine avec cor anglais, remarquable surtout par son accent expressif ; la prière chantée ensuite par le soprano, et qui finit en duo pour les deux femmes, morceau d’un style large, ingénieusement accompagné par les instrumens à vent et la harpe ; un trio qui produit beaucoup d’effet, bien qu’il se rapproche un peu trop peut-être du style de l’opéra-comique, et enfin le grand duo du ténor et du mezzo-soprano, l’un des morceaux les plus importans et les meilleurs de l’ouvrage. La phrase : « Il est encore au fond de ma pensée » émeut profondément ; elle est en outre très favorable aux deux voix qui la chantent d’abord alternativement et la finissent ensemble. Il serait injuste de ne pas citer encore le chœur des justiciers, mouvement de marche lente, formant, avec la prière de la femme : « Je t’invoque, sainte justice », un final dramatiquement conçu.

    » Le quatrième acte, consacré au drame, ne prêtait guère à faire des morceaux de musique. Cependant on y entend avec intérêt une prière pour voix de basse, un chœur sans accompagnement et l’air que chante la reine à la fin. Dans cet ouvrage, les voix sont traitées avec beaucoup de tact ; chaque rôle est soigneusement écrit et bien approprié aux moyens du chanteur, qui peut y briller sans une grande fatigue.

    » L’orchestre est mieux encore, il est simple, sobre d’effets, puissant quand il le faut, et toujours intéressant. On dirait que M. Morel a écrit dix opéras. Le style en général est ferme, clair, élégant, et parfois d’une bonne couleur italienne. Les rôles sont bien remplis par Mlle Elmire, Armandi et Depassio. Le succès du Jugement de Dieu a été très grand et surtout très franc. Vous savez que nous n’avons pas en province les beaux moyens dont vous jouissez à Paris pour organiser des succès factices. Si l’on s’avisait à Marseille de remplir le parterre de claqueurs, il pourrait en résulter pour ces pauvres diables d’assez tristes conséquences. Notre parterre, au contraire, est d’une sincérité curieuse à étudier. Tous nos jeunes en veste sont là, ayant l’amour du théâtre, l’instinct du drame et un certain goût musical. Ils sont là, attentifs, et défians et méfians tout à la fois, jaloux de ce qu’ils aiment et connaissent, hésitant à se livrer à un inconnu qui va peut-être s’emparer de leurs affections. Ils écoutent, ils se tiennent en garde ; surtout il ne faut pas que les premières loges s’en mêlent. Peu à peu ils se laissent aller, et enfin arrive l’explosion qui est magnifique. Il ne passent rien, ces gaillards-là, ils ont de la finesse ; par exemple, ils notent les réminiscences et une foule de détails négligés qui semblent ne pas être à leur adresse. N’allez pas croire cependant que notre parterre soit exceptionnel en toute chose. Hélas ! non, il est trop façonné aux habitudes païennes, et de longtemps il ne brûlera pas ses faux dieux. La cabalette les transporte. Les la et les si du ténor le font bondir. Mais malgré ces travers, qui sont ceux de presque tous les publics, notre parterre est un des meilleurs et des plus intelligens. Il l’était déjà à la fin du siècle dernier. N’oublions pas qu’à l’une des représentations données à Marseille par Mme Saint-Huberti, l’admirable interprète et élève de Gluck, le public marseillais, criant un bis colossal, exigea une second représentation immédiate de l’Iphigénie en Tauride. On jouait alors à deux heures après midi……………………. »

    Le système de décentralisation, on le voit, peut donc être soutenu, à moins qu’on ne suppose nécessaire à la gloire de Paris que de temps en temps un certain nombre d’artistes de haute valeur périssent écrasés sous son indifférence.

    Le Théâtre-Lyrique prépare une représentation du plus vif intérêt au bénéfice de Mme Viardot. Nous en donnerons prochainement le programme.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 10 mai 2009.

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