FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 20 MARS 1860 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Première représentation de Pierre de Médicis, opéra
en quatre actes, de MM. de Saint-Georges et E. Pacini, musique du prince Joseph
Poniatowski.
Ce Pierre de Médicis, fils de Laurent le Magnifique, devint, dit le livret du nouvel opéra, souverain des Etats toscans en 1492. Mais le titre de souverain est un peu vague, et ce même livret appelle Pierre de Médicis tantôt duc et tantôt roi. Or, s’il est duc, il n’est pas encore roi, et s’il est roi, il n’est plus duc. Je voudrais bien qu’il fût permis aux critiques de demander quelquefois des explications aux auteurs, ces derniers restant toujours libres de ne pas répondre ou d’embrouiller les questions par une réponse amphigourique. Si cette permission nous était donnée, j’en userais aujourd’hui, tant je suis curieux de savoir pourquoi ce duc est roi dans un acte et pourquoi ce roi est duc dans un autre acte. Les auteurs, en le prenant pour héros de leur drame, semblent avoir éprouvé un peu de l’embarras du statuaire de la fable :
« Un bloc de marbre était si beau
» Qu’un statuaire en fit l’emplette
» Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
» Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ? »
On ne sait pas très clairement, en fin de compte, ce qu’ils ont fait de leur bloc, de leur pierre…..
Tenons-le pour un duc, puisqu’on nous laisse le choix, bien que le titre de roi de Toscane soit plus distingué, tant il fut rarement porté. En effet, l’écrivain qui s’aviserait de publier un livre intitulé : Histoire des rois toscans, serait assuré, quel que fût le laconisme probable de son ouvrage, de piquer vivement la curiosité des lecteurs. C’est à peine si une histoire des empereurs du Canada pourrait en exciter une semblable. — Vous pensez donc, va-t-on me dire, qu’il n’y a pas eu de rois de Toscane ? — Vous croyez donc, répondrai-je, qu’il n’y eut jamais d’empereurs du Canada ? D’ailleurs, quand certains écrivains affirment une chose, de quel droit se permettrait-on de dire : Je ne crois pas ? Quant à moi, je crois tout ce qu’ils veulent, et je le crois tant qu’ils veulent. Une seule fois l’auteur d’un opéra ayant voulu, pour s’amuser, nous persuader qu’en Turquie on sonnait les cloches dans les minarets, m’a trouvé rebelle, et je n’ai pas été un instant sa dupe. Mais c’est une exception. Je m’étonne seulement qu’après avoir proclamé Pierre de Médicis roi de Florence, il le renomme duc quelques scènes plus tard, et qu’après l’avoir ainsi privé de la couronne royale, il la lui rende ensuite et le reproclame roi. Exemple :
SCÈNE VII (du 1er acte).
……………………………..Mais oserai-je, moi,
Consentir à l’honneur que nous fait notre roi ?
SCÈNE Ire (du 2e acte).
Au peuple notre duc a livré ses jardins.
Même scène.
D’un monarque jaloux évitez la furie !
SCÈNE III (du même acte).
……………………………Le duc auprès de moi !
Même scène.
… Celle qui d’un roi peut repousser le vœu
Ne sera désormais que l’épouse de Dieu.
Même scène.
L’amour l’a fait rebelle à son frère, à son roi,
Etc., etc., etc.
Cette diversité de titres donnés à Pierre ne peut être attribuée qu’à une série de distractions des auteurs. Mais quelle autre série de distractions il faut supposer aux nombreux auditeurs qui ont assisté aux études de cet opéra !… Il en est de même de cette étrange construction grammaticale :
LAURA.
Que voulez-vous de moi ?
PIERRE.
Vous offrir ma couronne.
Ceci dit, car il faut toujours que la critique donne signe de vie, je me hâte de raconter la pièce, sans phrases.
Pierre de Médicis a un frère nommé Julien, marin de son état. Il a de plus un confesseur, Fra Antonio, un de ces horribles gredins à face blême, à robe noire, qu’on aimerait tant jeter à la mer cousus en un sac, avec toute leur famille de serpens. Ce drôle a une nièce, Laura Salviati, douce et charmante créature comme on en voit deux ou trois dans le monde tous les deux ou trois cents ans. Laura est aimée de Julien, qu’elle aime de tout son cœur d’ange. Mais le duc Pierre éprouve un royal caprice pour la bien-aimée de son frère, et Fra Antonio serait au comble de ses vœux s’il parvenait, en secondant cette fantaisie, a faire asseoir sa nièce sur le trône ducal. Pierre, qui n’a pas tardé à reconnaître en son frère un rival dangereux, voudrait, pour se débarrasser de lui, l’envoyer commander une flotte. Julien n’a garde d’accepter cette mission, et déclare à Pierre qu’il pénètre ses desseins et qu’il saura les déjouer. Il obtient alors, avec peine il est vrai, de Laura qu’elle fuira avec lui. Un page de Julien, le dévoué Paolo, conduira la jeune fille dans la maison écartée d’un pêcheur de l’Arno. Au lieu de l’y conduire lui-même, Julien se croit obligé d’aller au Campo-Santo de Pise prier sur la tombe de sa mère. Singulier accès de piété filiale en un pareil moment ! Paolo et Laura ne sont pas plutôt réfugiés chez le pêcheur que voici venir le roi-duc Pierre conduit par cet affreux Fra Antonio, qui a tout vu, tout su et tout entendu. Laura est seule, entièrement seule. Paolo, son guide, son défenseur, l’a abandonnée ; il viendra l’avertir plus tard de le rejoindre sur le fleuve ; il lui donnera le signal en chantant une barcarolle au pied de la maison du pêcheur. Où est-il ce protecteur infidèle ? Rien ne peut justifier son absence, à moins qu’il ne soit allé à Fiesole prier sur la tombe de sa tante. En conséquence voici la pauvre colombe livrée sans défense aux serres de ces deux vautours. Et c’est alors qu’elle dit au duc-roi : « Que voulez-vous de moi ? » et que le roi-duc lui répond : « Vous offrir ma couronne. » Ce à quoi Fra Antonio ajoute :
Entre le couvent et le trône,
Le silence du cloître ou l’or d’une couronne,
A l’instant même il faut choisir.
Mais Laura reste fidèle à son amour, et si on lui donnait à choisir entre le bruit d’une cour impériale et le bois de la croix, elle prendrait la croix.
Paolo fait entendre sa barcarolle. Pierre l’entend et devine tout.
On ne m’a pas trompé, Laura, vous voulez me fuir.
Il est si furieux qu’il fait des vers de trois pieds.
LAURA.
Suis-je donc prisonnière ?
PIERRE.
Non ! non ! (c’est-à-dire : Oui ! oui !) de mes états vous ne pouvez sortir.
Un rival vous attend.
Autre inadvertance ou faute d’impression ; l’auteur a sans doute voulu dire : Mon rival. Car Julien ne saurait être le rival de Laura, il n’est pas non plus le rival de tout le monde ; on n’est pas rival par état ainsi qu’on est amiral.
Et les deux vautours de crier à Laura, comme Hamlet à la pauvre Ophélie :
To a nunnery go.
(Au couvent ! au couvent !)
Pendant cette scène, Julien prie toujours sur la tombe de sa mère.
Enfin le dévoué Paolo, accompagné de nombreux amis, vient l’en arracher et tout lui apprendre.
Viens, sois notre roi !
D’un tyran sans foi
Se lève sur loi
La hache.
Songe à ta Laura
Que Pierre enleva
Le cloître déjà
La cache.
La fureur de Julien est à son comble, et pour l’exaspérer encore, il entend dans le couvent du Campo-Santo un chœur de religieuses.
PAOLO.
Ces chants… ils annoncent déjà
L’instant fatal qui doit t’arracher ta Laura.
JULIEN.
Aux armes, mes amis, sauvons celle que j’aime.
Et voilà l’émeute déchaînée, et chacun de s’armer en criant : Sauvons la patrie !
Le quatrième acte s’ouvre par un chœur de soldats buvant dans une osteria :
Remplissons nos coupes
D’un nectar divin,
Car les bonnes troupes
Aiment le bon vin.
Dans le fond du verre
Noyons le chagrin !
Seigneur et vilain,
Quand le verre est plein,(c’est-à-dire quand il est vide, car s’il est plein on n’a pas bu)
S’en vont à la guerre
Ainsi qu’au festin.
On entend le bruit des armes dans le lointain. Les soldats n’en boivent que davantage, et, précisément parce que leur verre est plein, ne vont pas à la guerre.
Arrive chancelant et saignant le roi-duc Pierre de Médicis. Son frère est le plus fort, il l’a dangereusement blessé. Le voilà qui, se sentant mourir, est pris d’un tardif remords. Il reconnaît son injustice envers Julien, sa tyrannie envers Laura. Il veut avant d’expirer réparer le mal qu’il a fait. « Au secours ! au secours ! s’écrie-t-il. Venez me secourir et me conduire au couvent. C’est votre souverain blessé, mourant. » — Les soldats : « Notre roi, c’est le vin. »
Trinquons à la ronde !
Fêtons tour à tour
La brune et la blonde,
Bacchus et l’Amour.
On conçoit que des gaillards qui chantent Bacchus sur ce ton soient peu empressés d’aller au couvent, où ils trouveraient pourtant bien des brunes et des blondes. Mais Paolo paraît suivi de plusieurs conjurés. En apprenant les bonnes intentions du roi-duc mourant et repentant, ces braves consentent à le conduire au couvent, après s’être hâtés de lui laisser chanter la reprise de sa cavatine.
La scène change et représente l’intérieur d’un cloître. On voit Laura Salviati vêtue de blanc, une couronne de fiancée sur la tête, les cheveux épars et accompagnée de l’abbesse et de ses assistantes. On chante, l’orgue joue. Presque aussitôt apparaît l’odieux Fra Antonio qui vient proférer de sinistres sentences, parler à toutes ces pauvres filles de l’enfer et de ses chaudières bouillantes, des tridens de ses démons, de ses étangs de feu et de soufre, et leur rappeler qu’elles ont renoncé à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Puis l’infâme ambitieux, prenant à part la tremblante victime de ses machinations, lui dit :
Laura, je puis encor t’épargner un parjure,
Et t’arracher à l’instant de ces lieux :
Consens à recevoir la couronne, et je jure
De te soustraire à de coupables vœux.
LAURA.
Entre nous deux, s’il est un crime,
Mon âme au ciel en répondra !…
Dieu connaît le bourreau, Dieu connaît la victime,
Et Dieu nous jugera.
Fra Antonio fait alors un signe, Laura est conduite au fond de l’église, ses cheveux tombent sous les ciseaux de l’abbesse, elle pousse un cri et s’évanouit au moment où l’une des religieuses jette sur sa tête le fatal voile noir. Une terrible détonation se fait entendre. Pierre de Medicis a fait sauter un pan du mur du couvent. Il s’introduit par la brèche, suivi de son frère Julien.
PIERRE, à Julien.
Soutiens mes pas, mon frère…
Je puis encor te rendre celle qui t’est si chère.
Ah ! vraiment, il faudrait pourtant se donner la peine de corriger un peu ses épreuves quand on publie un poëme ; voici un vers de quatorze pieds.
JULIEN, courant vers Fra Antonio.
Laura, qu’en as-tu fait ? réponds, réponds, cruel !
FRA ANTONIO.
Elle appartient au ciel !
Pierre de Médicis meurt et l’on chante :
Gloire au Dieu tout-puissant, gloire au maître éternel,
Il choisit ses élus et leur ouvre le ciel.
II y a de belles situations dramatiques dans ce livret si rapidement écrit, des oppositions heureuses, des contrastes favorables à la musique et dont le compositeur a très habilement profité. Mais pourquoi tant de laisser-aller dans le style ? La trame dramatique est simple ; les scènes s’y enchaînent d’une façon claire logique, et les auteurs semblent les avoir tracées avec l’espoir qu’on les comprendrait sans entendre les paroles. Pourquoi se livrer à une telle espérance ? pourquoi n’avoir pas foi en soi-même et nous faire la charité de tels vers quand on a de l’esprit ? D’ailleurs cette triste espérance des poëtes a été déçue, et malgré tous les efforts des chanteurs et de l’orchestre, on a entendu leur poésie. On a fort bien remarqué au passage :
Seigneur et vilain,
Quand le verre est plein,
S’en vont à la guerre
Ainsi qu’au festin.
que le compositeur a dit tout le contraire, et fait assez plaisamment chanter par ses soldats :
S’en vont au festin
Ainsi qu’à la guerre.
tellement on entendait les paroles. D’ailleurs, qu’on les entende ou non, et puisqu’on les imprime, qu’en coûte-t-il à des gens d’esprit d’écrire en gens d’esprit ? Et quelle peine des poëtes peuvent-ils trouver à ne pas faire des vers de treize et de quatorze pieds ? Il ne faut pas dire que le compositeur est le coupable et qu’il ajoute aux vers des syllabes surnuméraires, puisque le livret n’est pas, il s’en faut de beaucoup, semblable au texte chanté sur la scène, et qu’on l’a évidemment modifié, retouché et perfectionné pour l’impression. Cela fait mal aux yeux et ne charme pas l’oreille.
Le compositeur a bien autrement caressé et poli sa partition. Je ne reproduirai pas, au sujet du prince Poniatowsi, cette éternelle antithèse de la musique des princes et des princes de la musique, des artistes et des amateurs. On sait que ces mots n’ont plus guère de signification aujourd’hui. Maintenant tout le monde convient que les amateurs sont les mauvais artistes et que les artistes sont les bons amateurs. Je suis persuadé que Néron, malgré son exclamation : Qualis artifex pereo ! ne fut qu’un amateur. Alexandre de Macédoine, s’il a réellement aussi bien joué de la flûte que le prétendait le roi son père, a dû être un artiste. Scipion l’Africain fut un artiste ; Denys-le-Tyran n’était qu’un amateur. Et notez que tous ces amateurs couronnés ne plaisantaient guère sur le chapitre de leurs productions et de leurs talens d’exécution. Denys envoyait aux carrières le poëte assez franc pour dire que le tyran faisait de méchans vers ; Néron fit en plein théâtre larder de coups de poignard un acteur qui avait eu l’imprudence de chanter mieux que l’empereur ; et je connais un compositeur qui, s’il y avait une nouvelle révolution de 93, ne manquerait pas de faire couper le cou très proprement à nous tous qui osons mettre en doute le charme de sa musique.
Le prince Poniatowski est un artiste ; il apprit la musique en Italie ; il l’apprit bien, il la sait bien. Il fut en outre doué d’une des plus ravissantes voix de ténor qu’on ait jamais entendues et dont il se sert en chanteur consommé. S’il chantait en public, la plupart des ténors pourraient se faire entendre à côté de lui sans redouter les coups de poignards. De là son extrême habileté dans l’art d’écrire pour les voix, son adresse à éviter les défectuosités des unes et à faire valoir les qualités des autres. Son harmonie est claire et simple, sans platitude ni fadeur ; il écrit l’orchestre avec une aisance et un brio qui souvent entraînent l’auditeur. Sa mélodie et la coupe de ses grands morceaux d’ensemble rappellent parfois les belles pages de Verdi. Comme ce maître, il n’oublie jamais de donner à sa phrase l’accent expressif exigé par la passion, par le caractère du personnage qui chante. Il use sobrement des traits vocalisés et des explosions instrumentales.
Après un chœur d’une belle couleur et d’un accent joyeux :
Ah ! quel bonheur pour la cité de Pise !
vient un morceau d’ensemble largement dessiné. L’air du grand inquisiteur :
Ni la grandeur ni la puissance
débute par une belle phrase bientôt après habilement ramenée. La cavatine de Laura :
Doux charme de ma vie
est charmante ; l’allegro qui la termine est surtout plein d’originalité et de distinction. Il y a beaucoup de passion dans l’ensemble du duo qui termine le premier acte :
LAURA.
A la voix qui m’est si chère
J’ai voué ma vie entière….
JULIEN.
Que ton cœur, toi qui m’es chère,
Soit sensible à ma prière….
Au deuxième se trouve une scène qu’il était fort difficile de bien traiter, celle où les gens du peuple, jouant à la morra, se disputent et en viennent aux coups. Le compositeur, par la manière à la fois musicale et dramatique avec laquelle il a su enchaîner cette série d’interjections, de cris et d’injures, a précisément montré là sa connaissance approfondie du contrepoint. Les diverses parties chorales s’interpellent, se répondent, se fuient, se poursuivent avec toute la clarté possible et sans la moindre confusion. J’aurais besoin de réentendre la prière de Laura au troisième acte :
Vierge Marie, ô reine sainte,
dont la mélodie m’a paru un peu vague. Ces prières à la madone sont, il est vrai, bien dangereuses pour les compositeurs, si doués qu’ils soient de sensibilité, si chaste et si pur que soit leur style, depuis que Weber écrit son immortel morceau du troisième acte du Freyschütz. L’auditeur ne peut guère s’empêcher de songer à ce beau lis musical, auprès duquel les autres fleurs mélodiques du même genre sembleront toujours manquer plus ou moins de grâce et de fraîcheur.
Le trio qui sert de final à ce premier tableau me parait être au contraire le morceau capital de l’œuvre. Tout y est magistralement conduit vers un effet pathétique et grandiose. Le passage où la voix est accompagnée par un dessin obstiné, répété constamment dans le grave par tous les instrumens à cordes à l’unisson, s’empare de l’attention dès le début, et la ranime sans cesse. C’est d’un grand style, très large et très noble ; et la conclusion du trio est digne de la série de beaux accens dramatiques qui la précèdent. Il faut louer encore la prière de Julien :
Toi dont la mort a fermé la paupière,
et la stretta du chœur des conjurés :
La sainte patrie
Sanglante et flétrie
S’éveille et nous crie :
Enfans, levez-vous !
Cette stretta est pleine de mouvement et d’énergie.
Le dernier acte est peut-être plus riche encore que le précédent. Le chœur des soldats,
Remplissons nos coupes,
a beaucoup d’entrain, et les voix y retentissent d’une façon toute spéciale. Le contraste établi ensuite entre le chant de Pierre, blessé et mourant, et celui des buveurs, qui refusent de venir à son aide, est des plus saisissans. La cabalette de l’air suivant est choquante au point de vue de la vraisemblance dramatique. On tolère, en Italie, je le sais, ces absurdes morceaux de bravoure chantés par un mourant qui est censé ne pouvoir plus qu’à peine respirer, ou par un personnage qui devrait au plus vite quitter la scène au lieu d’y rester à ouvrir un large bec pour montrer sa belle voix ; on les tolère aussi en France, et l’on en rit. On a tort à la fois d’en rire et de les tolérer. C’est avec ce système d’indifférence railleuse que nous sommes arrivés aux belles mœurs musicales et dramatiques dont nous jouissons. J’aime mieux les Italiens ; ils ne rient pas de ces absurdités. Ils croient qu’elles sont inhérentes à l’œuvre appelée opéra et que cette œuvre est impossible dans d’autres conditions. Pour eux, il faut qu’à certains momens désignés l’on chante ; le temps ni le lieu n’y font rien, il faut que l’on chante ; quand le chanteur serait mort, cela ne fait rien encore, il devrait alors ressuciter ; se lever et chanter ; mort ou vif, il faut qu’il chante. Mais avec notre ricanement niais, nous autres Français semblons dire aux artistes qui choquent à la fois l’art et le bon sens : Ce que vous faites là est insensé et stupide de tout point, mais allez toujours, ne vous gênez pas, il nous est parfaitement égal que votre art n’ait pas le sens commun. La scène de la prise d’habit dans le couvent, la procession des moines, les chœurs de religieuses, sont d’un fort beau caractère sombre. La marche d’entrée surtout, où l’on trouve un dessin obstiné de clarinette basse, frappe l’auditeur par sa sonorité étrange et lugubre. En somme, cette partition, écrite avec un rare talent, est l’œuvre d’un musicien à la verve facile, qui possède parfaitement toutes les ressources de l’art moderne et joint à la science musicale un sentiment juste de l’expression.
Les rôles principaux sont remplis d’une façon fort remarquable par Mme Gueymard-Lauters, Gueymard, Bonnehée et Obin. Ces quatre voix sont des plus belles qu’on puisse entendre : celle de Mme Gueymard-Lauters surtout possède un charme onctueux dont l’action est puissante sur le public. Aussi la jeune cantatrice a-t-elle obtenu un succès éclatant.
Je n’ai pas besoin de dire que Mme Ferraris, dans le ballet, papillonne, tourbillonne, rayonne, éblouit et ravit. La mise en scène est des plus magnifiques, tant pour les danses que pour les divers groupes chantans. Les décors surpassent tout ce qu’on a fait à l’Opéra depuis quelques années.
On y voit de délicieux jets d’eau, de charmantes fontaines, des fleurs lumineuses de toutes les couleurs, des ifs éclairés au gaz, ce qui, à l’époque où se passe l’action, devait sembler aux Toscans une merveilleuse nouveauté.
N’oublions pas d’ajouter que les chœurs et l’orchestre ont droit à de grands éloges, et que M. Dietsch, le nouveau chef, dirige l’exécution avec beaucoup d’intelligence, d’aplomb et de chaleur.
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er août 2009.
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