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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 23 FÉVRIER 1860 [p. 1].

Théâtre Lyrique.

Philémon et Baucis, opéra en trois actes, de MM. Barbier et Carré, musique de M. Gounod.

    On pourrait s’étonner que le délicieux poëme de La Fontaine n’eût pas été depuis longtemps mis en scène, si l’on ne connaissait la répulsion instinctive qu’éprouvent la plupart des auteurs pour les sujets simples, naïfs, où le cœur humain joue le rôle principal. Cette répulsion semble diminuer pourtant, et nous voyons depuis quelques années des gens assez audacieux pour tenter le voyage de ce pays du beau où resplendit le vrai. Ils ne sont même pas trop maltraités par le public, qui se laisse parfois attendrir jusqu’à bénir leur audace. La grande difficulté pour faire adopter par la foule les œuvres de cette nature réside dans leur exécution ; il faut, pour les bien rendre, de la sensibilité, du bon sens et de l’art. Aujourd’hui les gens qui pratiquent le théâtre d’une certaine façon ne possèdent guère ces trois choses réunies. L’art est le moins rare, la sensibilité l’est beaucoup plus, le bon sens bien plus encore. Ce qui domine en général dans le bas peuple de ce monde-là, c’est la bêtise, la bêtise énorme, brutale, qui, enivrée d’elle-même, parvient seulement par intervalles à s’élever jusqu’à la folie. Cette bêtise eût écrasé Shakspeare, et Molière, et Racine, et Corneille, et Gœthe, et Schiller, et Calderon, et Gluck, et Mozart, et Weber, et Beethoven, si elle eût pu les placer sous sa patte.

    On ferait un joli gros livre là-dessus, dont la partie anecdotique ne manquerait pas d’intérêt malgré son extrême invraisemblance.

    ….. MM. Barbier et Carré ont donc osé faire un petit drame sur la touchante fable de Philémon et Baucis, et beaucoup de gens les en remercieront. On a dû pourtant leur dire bien des fois, quand ils parlaient de leur projet : « Il n’y a pas de pièce là-dedans. » C’est le grand mot. Partout où le spectateur ne se demande pas avec anxiété : « Se marieront-ils ? ne se marieront-ils pas ? Mourra-t-il ? ne mourra-t-il pas ? Sortira-t-il de là ? n’en sortira-t-il pas ? » il n’y a pas de pièce. De sorte que le jeu de cache-cache est une pièce. Le trouvera-t-il ? ne le trouvera-t-il pas ? Et les drames où le chœur se présente tout d’abord, pour instruire le public des événemens qui vont se dérouler sous ses yeux ne sont pas des pièces. Roméo et Juliette, par exemple, et Périclès, prince de Tyr, ne peuvent, par cette raison, être comptés parmi les drames bien faits. Il n’y a pas de pièce là-dedans, il n’y a pas de surprise, il n’y a pas d’attrape : on est prévenu de ce qui va s’y passer. Il est vrai qu’il en est de même pour tous les drames qu’on a déjà vu représenter, si l’on s’en souvient. Il faudrait en conclure que les seuls drames dignes d’intérêt sont ceux qu’on ne connaît pas. Dans ceux-là il y a une pièce ; quand on les a vus, il n’y en a plus. Philémon et Baucis nous ont pourtant beaucoup intéressés samedi dernier, quoique la fable qui en a fourni le sujet soit dans toutes les mémoires. Qui ne se rappelle ces beaux vers :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, un plaisir peu tranquille.

    MM. Barbier et Carré ont changé le dénoûment et le châtiment, qui paraissent, sinon impossibles, au moins fort difficiles à représenter en scène. Baucis ne devient pas tilleul, Philémon ne devient pas chêne. Les superbes lambris ne s’élèvent pas aux yeux du spectateur sur l’ordre de Jupiter, et les gens barbares, les gens durs de l’habitacle d’impies, ne sont pas noyés dans les torrens du ciel. Les deux vieux époux redeviennent jeunes et recommencent leur tendre pèlerinage, ce qui, à tout prendre, doit être beaucoup plus agréable que d’être changé en arbre, fût-ce en laurier, en cèdre ou en oranger.

    L’humble toit devient temple, mais pendant l’entr’acte et à grand renfort de fermes et de praticables.

    La race inhospitalière ne périt pas dans les eaux, mais sous les ruines de ce temple où elle faisait ses orgies.

    Nous n’avons pas eu la pauvre perdrix privée dont Baucis veut faire un mets, et qui

Dans le giron du dieu vient chercher un asile,

ni le tapis tout usé couvrant deux escabelles, qu’il fallut étayer

Des débris d’un vieux vase, autre injure des ans.

    Enfin, ce n’est pas à Mercure qu’est échu l’honneur d’accompagner le maître du tonnerre dans son excursion terrestre, mais bien à Vulcain. Les auteurs avaient besoin de cet époux infortuné de Vénus pour faire de lui le plastron de leurs plaisanteries sur les calamités conjugales. C’est ici que notre sympathie aurait envie de les abandonner. De telles drôleries, plus ou moins graveleuses, ne me semblent pas cadrer avec le ton pur et doux de l’idylle, et les auteurs n’ont évidemment eu recours à cette ficelle que pour faire rire les Polonius de la salle et les empêcher de s’endormir. Je n’aime guère non plus leur idée de rendre Jupiter amoureux (ce n’est pas le terme propre, mais je gaze), de rendre, dis-je, Jupiter amoureux de la jeune Baucis.

    Bien que la chaste compagne de Philémon n’accorde au Dieu qu’un baiser imperceptible, c’est encore trop. Une mouche, si non une large tache, vient détruire l’entière blancheur de sa robe d’épouse. D’ailleurs la façon dont elle s’y prend, pour prouver sa fidélité à Philémon, en faisant jurer à Jupiter, par le Styx, qu’il lui accordera sa demande, et en demandant de redevenir vieille, est un mélange de candeur et de rouerie assez disgracieux. Mais voilà précisément ce qui a plu à une partie importante des spectateurs, et ce qui, pour tous les Polonius, a donné de la saveur à la pièce.

    L’ouvrage de MM. Barbier et Carré a complétement réussi.

    M. Gounod a été plus heureux encore, et sa partition nous semble l’une des plus gracieuses qu’il ait écrites. Il n’a pas composé d’ouverture, mais seulement une courte introduction, bien faite, harmonieuse, où l’on remarque un solo de hautbois très naïvement élégant.

    On a beaucoup applaudi le duo suivant :

« Aimons-nous jusqu’au jour suprême
» Où la mort doit fermer nos yeux. »

    L’ensemble des deux voix y produit un effet charmant, et le morceau tout entier est conçu dans un sentiment exquis.

    Vient ensuite un chœur très original (le chant de fête des impies) exécuté au loin dans la coulisse, dont la mélodie se déroule tout entière sur une pédale de dominante brodée par la sixte d’un accent joyeux et suave à la fois.

    C’est bien là un chant d’épicurien. Pardon de l’anachronisme, si je le commets. J’ignore complétement à quelle époque vécurent Philémon et Baucis. D’ailleurs n’y eut-il pas de tout temps des épicuriens sans le savoir ?

    Cet effet de dominante brodée par la sixte fut employé déjà par Gluck dans le chœur final d’Helena e Paride, devenu plus tard celui d’Iphigénie en Tauride. Dans Philémon et Baucis, il a un tout autre caractère beaucoup plus remarquable.

    Après un beau trio d’un caractère calme, viennent des couplets de Vulcain :

Au bruit des lourds marteaux d’airain,

bien déclamés et accompagnés par un orchestre auquel les sons des trombones jouant piano donnent une couleur sombre bien motivée.

    L’air de Jupiter contient de jolies phrases.

    La fable de La Fontaine, le Rat de ville et le Rat des champs, chantée par Baucis, on ne sait trop à quel propos, a paru d’une mélodie assez incolore. Cette fable avait été mise en musique par M. Gounod il y a plus d’un an ; si je ne me trompe, elle fut même publiée.

    Il y a beaucoup plus à louer dans le second air de Jupiter et dans le duo des époux qu’accompagnent des tenues de violons divisés et quelques notes de harpe donnant à l’harmonie un coloris tout à fait poétique.

    Un air de danse destiné à être réentendu dans la scène de l’orgie, occupe l’entr’acte. Ce morceau d’orchestre est magistralement traité, les développemens n’en sont point excessifs, et les modulations s’y enchaînent avec autant d’à-propos que de bonheur. Ici encore se trouve l’emploi d’une pédale obstinée fort piquante, pédale double formée par le martellement continue de la tonique et de la dominante, établissant une sorte de carillon. Malheureusement le thème de ce brillant allegro rappelle trop un air de danse du Désert de Félicien David.

    Les strophes avec chœur chantées dans le temple par une des femmes impies ont paru manquer de caractère, malgré l’effet du chœur qui en reprend le thème dans un grand ensemble de voix à l’octave. Le final :

Les dieux sont bons !

est beaucoup mieux ; il est écrit en général un peu haut pour les voix supérieures.

    Au troisième acte, Philémon et Baucis, plongés dans un profond sommeil, sont redevenus jeunes. Baucis s’éveille la première et ne reconnaît pas Philémon. Philémon à son tour ne reconnaît pas Baucis. Ils chantent un duo que j’aurais besoin de réentendre, où j’ai seulement remarqué des élans de la voix de soprano qui se trouvent déjà dans le rôle de Marguerite de l’opéra de Faust. Ces observations me coûtent à faire et témoignent de ma haute estime pour le talent de l’auteur. Quand on voit des maîtres célèbres se répéter à satiété, reproduire non seulement des formules, mais des phrases entières, des procédés d’instrumentation et de modulation jusqu’à en obséder le public, on a vraiment mauvaise grâce à venir reprocher à un compositeur consciencieux quelques réminiscences légères.

    Il me reste à signaler encore un air de Jupiter,

Vénus même n’est pas plus belle,

très bien fait, et celui de Baucis,

Il a perdu ma trace,

où se trouve un joli dialogue établi entre la voix et les premiers violons.

    Mme Carvalho a joué et chanté on ne peut mieux ce rôle de Baucis qui lui sied à merveille. C’est bien la plus charmante petite vieille qu’on puisse voir ; mais redevenue jeune on s’étonne qu’elle ne séduise que Jupiter ; Vulcain, en la voyant, devrait, lui aussi être brûlé de plus de feux qu’il n’en alluma. Fromant a une jolie voix dont, par malheur, il ne peut corriger le chevrottement ; c’est grand dommage, car le timbre de cette voix est distingué et fort sympathique. Balanqué est un Vulcain bourru, d’un bon comique. Quant à Battaille, depuis longtemps il n’avait créé un rôle qui fût autant à son avantage. Celui de Jupiter est bien dans voix ; il le chante en maître ; il porte le costume divin en véritable

Pater omnipotens atque hominum rex.

Il a des poses olympiennes superbes ; il est plein d’un calme et d’une majesté qui ne l’abandonnent qu’en apercevant Baucis et olli subridens quand elle est redevenue jeune.

    Le rôle de Mlle Sax n’en est pas un.

    Encore un succès pour le Théâtre-Lyrique.

    L’Opéra-Comique n’a pas été moins heureux en remettant en scène la Galatée, de M. Massé. Mme Cabel a donné à ce rôle une physionomie nouvelle aussi gracieuse que distinguée, et Mlle Wertheimber a joué Pygmalion mieux encore qu’elle ne le fit aux premiers jours du succès de ce charmant ouvrage.

    En revanche, j’ai vu ces jours-ci égorger un chef-d’œuvre de la plus cruelle façon ; j’ai vu un public nombreux assister impassible à cet égorgement ; j’ai vu des gens furieux, j’en ai vu d’autres dont la physionomie exprimait le dédain et le mépris, j’en ai vu d’étonnés, j’ai vu….

« Quand aura-t-il tout vu ? »

    Ah ! ne raillez pas, c’est bien triste ; je ne connais pas de spectacle plus navrant que celui du génie vilipendé.

    Par bonheur le lendemain et le surlendemain avaient lieu coup sur coup le concert de la Société formée par Mme Massart et MM. Armingaud, Jacquart, Lalo et Lapret, et celui de la Société Morin, Chevillard **** et Viguier ; et là nous avons pu entendre d’autres chefs-d’œuvre dignement exécutés par des artistes savans, convaincus, attentifs, respectueux, comprenant la difficulté et aussi la beauté de leur tâche, et la remplissant avec cette ardeur, avec ce zèle intelligent que donne aux musiciens d’élite l’adoration raisonnée de ce qui est beau.

    Le 8 mars prochain, je vous annonce un autre concert respectable, celui du grand virtuose Prudent. Il aura lieu dans la salle de Herz, avec le concours de Mme Viardot, de Roger, et d’une soixantaine d’excellens artistes formant un puissant orchestre dirigé par M. Tilmant.

    Un banquet a eu lieu dernièrement à Saint-Denis, dans lequel on remarquait un grand nombre de militaires, des avocats, des hommes de lettres, des compositeurs membres de l’Institut. Cette réunion prouve les vives sympathies que les distinctions officielles accordées à certains hommes trouvent dans les différentes classes de la société ; elle avait pour objet de fêter l’habile artiste industriel M. Edouard Alexandre, et de le féliciter sur sa récente promotion au grade de chevalier de la Légion-d’Honneur.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 20 avril 2009.

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