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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 OCTOBRE 1858 [p. 1-2].

THÉATRE-LYRIQUE.

Première représentation de Broskovano, opéra-comique en deux actes, paroles de M. Henri Boisseau, musique M. Louis Deffès.

    Broskovano est un de ces ingénieux de grande route qu’on a encore l’insolence d’appeler bandits ou brigands, dans le langage théâtral, mais qui ne tarderont pas à être solennellement réhabilités. Ces braves, en effet, sont pleins de délicatesse ; ils ont appris les résultats du Congrès de Bruxelles, et depuis ce temps le bruit se répand que dans leurs opérations en Italie et ailleurs ils n’enlèvent plus aux voyageurs que leur bourse, leurs bijoux et les jolies femmes âgées de moins de trente ans, en s’abstenant complétement de toucher aux manuscrits, aux œuvres littéraires ou musicales, quand le hasard en fait tomber entre leurs mains, parce qu’ils savent que toute valeur de cette nature sera de droit, dans cinquante ans, la propriété des éditeurs. Un tel respect pour le bien des libraires suffit à l’éloge des hommes qui se sont dévoues à la noble mais pénible carrière du brigandage.

    Revenons à Broskovano. Celui-là travaille en Valachie ; il passe même pour un vampire ; on l’a tué maintes fois, et toujours il vit. Un aubergiste, nommé Joritza, a un neveu et une fille qu’il veut marier ensemble. On devine que les deux jeunes gens n’ont pas encore à eux deux cinquante ans, car s’ils les avaient, Joritza n’aurait plus le droit de s’occuper de leur sort. Ils ne se sont en outre jamais vus, l’aubergiste ne connaît pas son neveu. Or, voici venir un jeune militaire qui sur la grande route a eu le malheur de faire un malheur. Il a rencontré un cavalier richement vêtu, mais monté sur un cheval éreinté. L’inconnu s’est avisé de lui tenir ce langage : « Je suis pressé, mon cheval n’en peut plus, le tien est frais, tu vas me le céder. — Comment ! vous le céder ? mon cheval n’a pas cinquante ans ; vous n’avez donc assisté à aucun congrès ? d’où diable sortez-vous ? — Ah ! maraud, tu raisonnes, je crois ! » L’inconnu tire son sabre, le militaire en fait autant, et du premier coup il pourfend l’inconnu qui prétendait éditer son cheval.

    L’auteur de ce beau coup de sabre se nomme Constantin ; il croit avoir commis un crime, l’innocent, et vient chercher un refuge contre la justice turque dans la grange de Joritza. Il y trouve un habit neuf (celui du prétendu de la petite Hélène) ; il l’endosse néanmoins, comme si l’habit avait cinquante ans, et aussitôt tout le monde dans l’auberge de s’écrier : « Voilà le futur ». Et Joritza d’accourir en s’écriant aussi : « Où est le futur ? — Présent ! » répond le soldat. Constantin, en voyant la gentille Hélène et en s’apercevant de la tendre impression qu’il fait sur elle, prend son parti en homme de caractère, et, sans s’inquiéter de ce qu’il pourra dire plus tard pour sa justification, sans avoir même de papiers qui puissent l’aider à sortir tant bien que mal de cette épreuve, il fend la presse des amis de Joritza et donne la main à la fiancée en disant : « Bah ! j’ai de la marge. Hélène n’a pas cinquante ans, il est vrai, mais elle les aura peut-être un jour ; épousons quand même. » Ce Valaque est un petit Romain ; et notez qu’il n’a pas seulement une case pour loger la petite femme dont il va prendre livraison ! pas une coquille d’œuf à lui mettre sous la dent, pas une couverture pour son lit de noces !… C’est le type des audacieux. Mais le beau-père est de si bonne composition….. Ici la première partie de la pièce est reliée à la seconde par un aga turc qui, le bonnet de carton en tête, s’est mis à la poursuite de Broskovano. Il promet dix mille piastres à quiconque délivrera la Valachie de ce monstre à figure inhumaine. Publication faite de cet édit, l’aga se mêle aux gens de la noce et boit avec eux comme un chien de chrétien.

    Mais voici venir le vrai neveu, le vrai fiancé, le vrai gendre, dont nous n’avons eu jusqu’à présent que la contrefaçon. Hélène ne veut pas le regarder ; Joritza, assourdi par ses réclamations et persuadé que tous les gendres sont bons hors le gendre ennuyeux, va le faire saisir quand tout s’arrange. Un cavalier turc vient annoncer à l’aga que Broskovano a été tué la veille par un jeune soldat dont il donne le signalement. On reconnaît Constantin, l’aga le félicite, lui fait donner les dix mille piastres ; l’heureux Pâris reste possesseur de la belle Hélène, et le cousin demeure penaud comme un auteur dépossédé. L’entêté cousin réclame pourtant ; il y a des gens intraitables. Et montrant Hélène à son rival : « Ah ça, vous me la rendrez, j’espère ? — Oui, mon garçon, dans trente-deux ans ; elle n’en a que dix-huit. »

    La musique de M. Deffès a été fort goûtée ; elle est souvent fine, distinguée, et toujours remarquable par le sentiment dramatique. Si l’on y trouve çà et là quelques lieux communs d’instrumentation, c’est seulement un indice du désir qu’a l’auteur de n’être point pris pour un provincial, et pour prouver qu’il appartient à l’école parisienne.

    Son ouverture débute par un brillant mouvement de marche, suivi d’un andantino gracieux. L’allegro semble contenir un chant national ; est-ce un air valaque ? ou le compositeur a-t-il imité ces pauvres diables qui font eux-mêmes leur musique ? Cette ouverture a de la verve ; je regrette seulement d’y entendre le tambour qui n’a rien à faire là qu’un bruit désagréable, et le vieux crescendo de la première manière de Rossini. Après un chœur de danse assez original, viennent des couplets peu caractérisés d’Hélène et une chanson du jeune soldat faite sur le thème de la marche de l’ouverture ; ce joli morceau, bien rhythmé, a obtenu les honneurs du bis.

    Le duo « Ah ! mon Dieu ! » est d’un style très piquant. Il y a de l’élégance dans le quatuor « Ah ! malgré moi. » La légende du Vampire est mieux encore. Le final en mouvement de valse a paru moins heureux, il est accompagné d’ailleurs par une cloche qui, selon l’usage, est d’un quart de ton au-dessous du diapason de l’orchestre. C’est affreux ! il n’y a que des oreilles de directeur capables de supporter cela.

    L’entr’acte instrumental rappelle trop fidèlement le petit air de danse en la majeur d’Obéron. Il faut donc dire au jeune compositeur : Patience, vous allez trop vite, Obéron n’a pas encore cinquante ans. M. Deffès a d’ailleurs assez d’idées qui lui sont propres pour ne pas songer aux bénéfices de la loi. Son épithalame, chanté par un chœur de femmes, est frais et de bon goût, n’était la variation de flûte qui le vulgarise un peu sans compensation.

    On a beaucoup applaudi l’air d’Hélène : « O mon ange gardien ! » et un quatuor bien fait, d’une excellente intention scénique, où l’on regrette seulement de retrouver encore le vieux crescendo italien. Il y a des choses que le temps a sacrées, et bien qu’elles aient beaucoup plus de cinquante ans, il n’y faut pas toucher.

    Quand nous aurons cité le chant de Constantin :

Regarde-moi,

et le duo suivant, nous aurons, je crois, signalé toutes les parties saillantes de cette jolie partition qui me semble la meilleure qui ait été produite depuis longtemps par un lauréat de l’Institut.

    Mlle Marimont met de la grâce dans le rôle d’Hélène ; Mlle Girard est vive, alerte, pimpante comme toujours dans celui de la jeune cousine ; Fromant aurait une bien agréable voix de ténor s’il pouvait en fixer les intonations ; mais cette perpétuelle oscillation imitant le son du tremblant doux de l’orgue en détruit tout le charme. Il faut se désoler. La mise en scène et les costumes du nouvel opéra sont fort soignés.

    Un des condisciples de M. Deffès, récemment revenu de Rome, vient d’obtenir aussi un beau succès ; son oratorio de Judith, composé pour son envoi de cinquième année (on appelle ainsi la partition que le musicien lauréat doit envoyer à l’Institut avant la fin de la dernière année de sa pension) a été fort loué dans le rapport de l’Académie des Beaux-Arts, et de plus cette œuvre, vraiment remarquable à plus d’un titre, a obtenu l’unanimité des suffrages pour le prix offert par M. Rodrigue à la meilleure composition religieuse produite par les jeunes musiciens pensionnaires de l’Institut.

    Tous ne sont pas aussi heureux, et la plupart se voient forcés, à leur rentrée en France, de faire, pour vivre, le triste métier de professeur. Un riche éditeur vient pourtant de commander à l’un de ces pauvres jeunes gens une fantaisie pour le piano sur l’air de la Caverne de Lesueur : « Il y a cinquante ans et plus. » Ce morceau de circonstance ne peut manquer de rapporter beaucoup d’argent… à l’éditeur.

    Ce n’est pas de M. Brandus qu’il s’agit ; il est riche assurément ; quel éditeur ne l’est pas ? mais il ne publie guère en général de thèmes variés, quel que soit l’à-propos de l’air pris pour sujet des variations. Ses prétentions sont plus sérieuses et plus hautes ; il vise à être un éditeur utile.

    On cite toujours la fameuse définition des vers d’opéra-comique donnée par Beaumarchais : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Très bien pour le théâtre, mais tout le monde n’y va pas, et nous connaissons beaucoup de gens qui, tout au rebours, n’ont la permission de chanter que ce qui est bon à dire. Il a donc fallu chercher et découvrir dans nos chefs-d’œuvre lyriques tous les morceaux dont les paroles n’ont rien que de pur et de sévère, les en extraire et les rassembler en un recueil dont une mère prescrirait la lecture à sa fille. C’est ainsi qu’a été fait l’un des plus beaux volumes du Répertoire du Chanteur, spécialement destiné aux exercices de chant dans les pensionnats. Comme garantie de son excellence morale et religieuse, il suffit de citer la lettre adressée aux éditeurs, MM. G. Brandus et S. Dufour, par Mme la supérieure de la congrégation de Notre-Dame (maison dite des Oiseaux) : « J’ai la satisfaction de vous annoncer, Messieurs, que nous avons trouvé cet ouvrage tout à fait convenable à sa destination et digne en tous points d’être recommandé. » Au point de vue musical, je crois que les noms de Rossini, Meyerbeer, Auber, Halévy, Gluck, Mozart, Haydn, Haendel, Stradella, etc., etc., peuvent inspirer une certaine confiance, et que ce beau volume, contenant soixante morceaux, a quelque chance d’obtenir une vogue exceptionnelle.

    Si une œuvre musicale, pour prendre de prime-saut une place honorable parmi les ouvrages d’éducation première, a besoin d’être signée d’un nom connu et même célèbre, c’est à coup sûr une méthode. Là point de débat possible, car il faut avant tout inspirer à l’élève une confiance sans bornes dans le professeur auquel il va se livrer tout entier. C’est donc avoir la main heureuse que de publier une méthode de piano signée par Zimmerman, le maître le plus populaire que nous connaissions et qui à lui seul a formé le plus grand nombre des pianistes de l’école moderne. Cette méthode, fruit des travaux de toute l’existence de Zimmerman, est l’une des mieux faites et des plus concises qui existent. Chaque leçon, chaque exercice est clair et précis. Le professeur a élagué avec soin tout travail inutile. Aussi l’élève, après avoir étudié sérieusement les cinquante pages de la nouvelle méthode de Zimmerman, aura-t-il vaincu successivement toutes les difficultés du mécanisme et pourra-t-il marcher seul désormais.

    Nous recommandons aussi le Traité analytique complet de l’art de moduler, par M. Johannès Weber, à ceux qui veulent avoir des notions exactes et approfondies sur tout ce qui concerne la question des modulations, une des plus difficiles de la science musicale. L’ouvrage est plein d’idées neuves et heureuses ; les principes de l’auteur sont aussi simples que riches en application ; sa théorie des relations des tons est non seulement une déduction rigoureuse de la tonalité moderne, mais elle est encore parfaitement d’accord avec le sentiment harmonique des Mozart, des Beethoven, des C.-M. de Weber, qualité qui, comme il le démontre, manque à toutes les théories établies jusqu’ici sur ce sujet. En traitant des caractères attribués aux différentes gammes, il flagelle avec autant de verve que de raison ces dissertations ou divagations soi-disant esthétiques qu’un peu en France et beaucoup en Allemagne on a données pour de la philosophie de l’art.

    Mais voici un ouvrage bien autrement curieux :

Les Sirènes,
Essai sur les principaux mythes relatifs à l’incantation suivi du Rêve d’Oswald, symphonie dramatique vocale et instrumentale.

    Sous ce titre, M. Georges Kastner vient de publier un nouvel ouvrage qui traite des principaux mythes relatifs à l’incantation et à la musique magique. Il y a un intérêt puissant dans les recherches auxquelles s’est livré l’auteur et dans les comparaisons qu’il établit entre les types classiques de l’ancienne Grèce et les fables de la mythologie germanique ou scandinave, relativement aux récits du vieil Homère ou par rapport aux légendes populaires du moyen-âge.

    Le dernier chapitre, intitulé le Chant du Cygne, nous initie à tout ce qui a été cru, dit, publié à l’endroit des accens prétendus mélodieux de ce bel et emblématique oiseau ; c’est une monographie aussi raisonnée que complète à laquelle je ne crois pas qu’il soit possible de rien changer ni ajouter.

    Le travail de M. Kastner, puisé aux meilleures sources, écrit avec élégance, offre donc une lecture des plus attachantes ; mais c’est là son moindre mérite.

    Ici, en effet, comme dans plusieurs de ses précédens ouvrages, entre autres les Danses des Morts et la Harpe d’Eole, l’auteur a donné pour couronnement à son œuvre scientifique et littéraire des inspirations musicales qui par leur importance et leur développement forment une véritable partition.

    Le Rêve d’Oswald ou les Sirènes, tel est le titre d’une symphonie vocale et instrumentale qui contient des morceaux rattachés à toute sorte de situations et de tout caractère. Le musicien y a d’ailleurs, comme on le devine, particulièrement exploité l’élément fantastique, et c’est surtout à ce point de vue que se recommande sa composition.

    Mélodieuse, d’une harmonie fraîche, d’un brillant coloris instrumental, expressive, accentuée, enfin souvent originale, la musique de M. Kastner, bien exécutée, ne peut manquer de produire un grand effet et de donner à son auteur une juste renommée. Qu’attend-il pour faire entendre ses nouvelles œuvres ? Ah ! peut-être une bonne salle, de bons chanteurs, de bons choristes, la possibilité de faire de nombreuses répétitions, et quelques autres conditions indispensables qu’il est fort difficile d’obtenir à Paris.

Guide pratique du chant, par M. Léon Marie.

    Avez vous jamais rencontré de ces hommes qui, sous des noms divers, prétendent posséder des facultés merveilleuses, s’engagent sans hésiter à guérir en peu de jours une maladie mortelle, à vous faire retrouver un objet perdu, à vous indiquer où il faut creuser pour trouver une fontaine, etc. ? Vous avez payé, le malade est mort, on a fait un puits de 100 mètres de profondeur sans trouver d’eau, l’objet perdu n’a pas été retrouvé. Eh bien ! ces gens-là sont fort loin encore de posséder l’aplomb de certains professeurs de chant. Ceux-là, en général, font un traité avec le malade. « Voulez-vous devenir chanteur, lui disent-ils, acquérir une voix étonnante, un talent exceptionnel ? Engagez-vous par écrit à me compter deux mille francs tous les six mois pendant trois ans, et au bout de ce temps…, vous verrez. » L’un prétend faire venir la voix du ventre ; cet autre veut la développer en faisant chanter le patient couché à la renverse sur une table, celui-là en lui plaçant un corps lourd sur le creux de l’estomac.

    La voix ne vient pas, c’est entendu ; s’il en existe une, ordinairement elle disparaît ; l’élève crache le sang ; mais rien ne peut le désabuser sur les mérites de son maître, et celui-ci en est quitte pour répéter la sentence du docteur Sangrado : « Si votre voix n’est pas encore formée, si vous souffrez, si vous crachez vos poumons, c’est que votre organisation est des plus rebelles et que vous avez besoin de suivre ma méthode longtemps encore. » M. Léon Marie n’est pas de ces gens-là ; il fait tout bonnement chanter avec la voix qu’on a, ne s’engage point à vous en donner une si vous en manquez, et si au bout de quelques mois il reconnaît en vous absence complète d’organisation musicale, il vous congédie poliment en parodiant le mot de la maîtresse de Rousseau : « Laissez le chant et étudiez les mathématiques. » Son Guide pratique, qui vient de paraître, n’a pas d’autres prétentions que d’offrir aux élèves les élémens propres à exercer et à développer tous les genres de voix. Il contient d’excellens conseils sur l’art de respirer, sur la manière d’aspirer l’air, de le maintenir avant l’émission du son, sur le coup de glotte, etc. Les exercices en outre sont bien conçus, gradués avec prudence et accompagnés d’harmonies correctes, ce qui ne gâte rien.

    On peut donc tenir le Guide pratique pour un bon ouvrage, et les amateurs de chant feront bien de l’étudier.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2009.

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