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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 17 FÉVRIER 1858 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Début de Mlle Artot dans le Prophète.

    Ce n’est pas chose facile de débuter à l’Opéra, même pour une jeune cantatrice douée d’une belle voix, dont le talent est reconnu, qui est d’avance engagée et chèrement payée par l’administration de ce théâtre, et qui a par conséquent le droit de compter sur le bon vouloir du directeur et sur son désir de la produire en public le plus tôt et le mieux possible. Mais c’était bien pis autrefois. Tout était si singulièrement organisé dans ce petit monde musical, que de toutes parts, en pareil cas, surgissaient des difficultés.

    Figurez-vous l’intérieur de l’Opéra il y a quinze ou vingt ans ; la débutante est à l’œuvre. Il faut d’abord choisir, et l’on conçoit l’importance de ce choix, le rôle dans lequel elle paraîtra. Aussitôt qu’il en est question, des voix s’élèvent avec plus ou moins d’autorité et d’éclat qui font entendre à l’artiste ces mots contradictoires : « Prenez mon ours ! — Ne prenez pas son ours ! — Vous aurez un succès, je vous le garantis. — Vous éprouverez un échec, je vous le jure. — Toute ma presse et tout ma claque sont à vous. — Tout le public sera contre vous. Tandis qu’en prenant mon ours vous aurez le public pour vous. — Oui, mais vous aurez pour ennemis toute ma presse et toute ma claque, et moi par-dessus le marché. » La débutante effrayée se tourne alors vers son directeur, pour qu’il la dirige. Hélas ! demander à un directeur une direction, quelle innocence ! Le pauvre homme ne sait lui-même à quel diable se vouer. Il n’ignore pas que les marchands d’ours ont raison quand ils parlent de la réalité de leur influence, et de quel intérêt il est pour une débutante surtout de les ménager. Pourtant, comme après tout on ne peut pas contenter à la fois l’ours à la tête blanche et l’ours à la tête noire, on en vient à se décider pour l’ours qui grogne le plus fort, et la pièce de début est annoncée. La débutante sait le rôle, mais, ne l’ayant jamais encore chanté en scène, il lui faut au moins une répétition, pour laquelle il est nécessaire de réunir l’orchestre, le chœur et les personnages principaux de la pièce. Ici commence une série d’intrigues, de mauvais vouloirs, de niaiseries, de perfidies, d’actes de paresse, d’insouciance, à faire damner une sainte. Tel jour on ne peut convoquer l’orchestre, tel autre on ne peut avoir le chœur ; demain le théâtre ne sera pas libre, on y répète un ballet ; après-demain le ténor va à la chasse, deux jours plus tard il en reviendra, il sera fatigué ; la semaine prochaine le baryton a un procès à Rouen qui l’oblige à quitter Paris ; il ne sera de retour que dans huit ou dix jours ; à son arrivée sa femme est en couches, il ne peut la quitter ; mais, désireux d’être agréable à la débutante, il lui envoie des dragées le jour du baptême de l’enfant ; on prend rendez-vous pour répéter au moins avec le soprano au foyer du chant ; la débutante s’y rend à l’heure indiquée ; le soprano, qui n’est pas trop enchanté de voir poindre une nouvelle étoile, se fait un peu attendre, il arrive cependant ; l’accompagnateur seulement ne paraît pas. On s’en retourne sans rien faire. La débutante voudrait se plaindre au directeur. Le directeur est sorti, on ne sait quand il rentrera. On lui écrit ; la lettre est mise sous ses yeux au bout de vingt-quatre heures. L’accompagnateur admonesté reçoit une convocation pour une nouvelle séance, il est exact cette fois ; le soprano à son tour n’a garde de paraître. Pas de répétition possible : le baryton n’a pu être convoqué, la barytone étant toujours malade ; ni le ténor, qui est toujours fatigué. Alors si on utilisait ces loisirs en allant visiter les critiques influens… (on a fait croire à la débutante qu’il y avait des critiques influens, c’est-à-dire, pour parler français, qui exercent sur l’opinion une certaine influence). Elle arrive chez l’un de ces calomniés.

    Le monsieur la reçoit assez froidement. « Il n’y a que deux mois qu’on annonce votre début, Mademoiselle, en conséquence vous avez encore au moins six semaines d’épreuves à subir avant de faire votre première apparition. — Six semaines, Monsieur !… — Ou sept ou huit. Mais enfin ces épreuves finiront. Dans quel ouvrage débutez-vous ? » — A l’énoncé du titre de l’opéra choisi par la débutante, le critique devient plus sérieux et plus froid. — « Trouvez-vous que j’aie mal fait de prendre ce rôle ? — Je ne sais si le choix sera heureux pour vous, mais il est fatal pour moi, la représentation de cet opéra me faisant toujours éprouver de violentes douleurs intestinales. Je m’étais juré de ne plus jamais m’y exposer, et vous allez me forcer de manquer à mon serment. Je vous pardonne mes coliques néanmoins, mais je ne saurais vous pardonner de me faire manquer à ma parole et perdre ainsi l’estime de moi-même. Car j’irai, Mademoiselle, j’irai vous entendre malgré tout ; je vais prévenir mon médecin. » La débutante sent le frisson parcourir ses veines à ces paroles menaçantes ; ne sachant plus quelle contenance faire, elle prend congé du monsieur en réclamant son indulgence, et sort le cœur navré. Mais un autre critique influent la rassure. « Soyez tranquille, Mademoiselle, nous vous soutiendrons, nous ne sommes pas des gens sans entrailles comme notre confrère, et l’opéra que vous avez choisi, quoiqu’un peu dur à digérer, ne nous fait pas peur. » Enfin le directeur espère qu’il ne sera pas impossible de réunir prochainement les artistes pour une répétition générale. Le baryton a gagné son procès, sa femme est rétablie, son enfant a fait ses premières dents ; le ténor est remis de sa fatigue, il est même fort engraissé ; le soprano est rassuré, on lui a promis que la débutante ne réussirait pas ; le chœur et l’orchestre n’ayant pas fait de répétitions depuis deux mois, on peut risquer un appel à leur dévouement. Le directeur, s’armant de tout son courage, aborde même un soir les acteurs et les chefs de service et leur tient enfin le despotique langage de ce capitaine de la garde nationale qui commandait ainsi l’exercice : « Monsieur Durand, pour la troisième et dernière fois, je ne le répéterai plus, oserais-je vous prier d’être assez bon pour vouloir bien prendre la peine de me faire le plaisir de porter armes ? »

    Le jour de la répétition est fixé, bravement affiché dans les foyers du théâtre, et, chose incroyable, presque personne ne murmure de cet abus de pouvoir du directeur. Bien plus, le jour venu, une heure et demie à peine après l’heure indiquée, tout le monde est présent. Le directeur des succès est au parterre entouré de sa garde et une partition à la main ; car ce directeur-là, qui est un original, a senti le besoin d’apprendre la musique pour pouvoir suivre de l’œil les répliques mélodiques et ne pas faire faire à son monde de fausses entrées.

    Le chef d’orchestre donne le signal, on commence…. « Eh bien ! eh bien ! et la débutante, où donc est-elle ? Appelez-la. » On la cherche, on ne la trouve pas ; seulement un garçon de théâtre vient présenter à M. le directeur une lettre qu’on venait d’apporter la veille, dit-il, annonçant que la débutante, atteinte de la grippe, est dans l’impossibilité de quitter son lit et par conséquent de répéter. Fureur de l’assemblée ; le directeur des succès ferme violemment sa partition ; l’autre directeur se hâte de quitter la scène ; M. Durand, qui commençait à porter armes, remet son fusil sous son bras et rentre chez lui en grommelant. Et tout est à recommencer ; et la pauvre grippée à la fin guérie, doit s’estimer heureuse que le baryton ne puisse avoir de procès et d’enfans que tous les dix ou onze mois, que le ténor ne se soit pas fait découdre par un sanglier, et que M. Durand, n’ayant pas monté la garde depuis fort longtemps, soit assez bon pour vouloir bien prendre la peine encore une fois de porter armes. Car, il faut lui rendre cette justice, il finit par la prendre. Mais trêve de mauvaises plaisanteries ; ceci n’a aucun rapport direct ni indirect avec le début de Mlle Artot. La preuve en est qu’il n’y a pas de baryton dans le Prophète ; que Roger n’a pas engraissé et qu’il ne chasse guère qu’aux alouettes ; que Mlle Poinsot est une très bonne camarade ; que M. le directeur des succès n’a jamais eu la sotte idée d’apprendre la musique, qu’il ne se sert pas de partition, qu’il ne manque pas pour cela ses entrées, et que M. le directeur de l’Opéra n’emploie pas de précautions oratoires pour dire carrément à ses administrés et d’un ton qui n’admet pas de réplique : « Mesdames et Messieurs, je vous préviens que demain à midi il n’y aura pas de répétition ! »

    Le début de Mlle Artot s’est fait attendre, il est vrai ; pas plus qu’il ne fallait cependant pour stimuler un peu l’attention du public.

    On me pardonnera, j’espère, le long paragraphe historique qui précède, si je dis tout de suite la vérité sur ce début : il a été très heureux, très brillant et tout fait croire que l’engagement de Mlle Artot à l’Opéra sera l’un des actes les plus utiles de l’administration. Cette jeune personne possède une voix de mezzo-soprano d’un timbre exquis, forte et douce en même temps, extrêmement sympathique, agile, exercée à toutes les difficultés de la vocalisation, et douée d’une qualité pour moi sans prix, d’une justesse constante, irréprochable. Le rôle de Fidès contient certaines parties écrites pour le contralto et nécessairement trop graves pour la débutante ; mais tout ce qui dépasse à l’aigu ce registre vocal si puissant dans la voix de Mme Viardot qui créa le rôle, a paru on ne peut plus favorable à celle de Mlle Artot. Les traits vocalisés en tierces ascendantes du premier duo entre Bertha et Fidès ont été lancés par les deux cantatrices avec une vigueur et une sûreté d’intonation qu’on a rarement l’occasion d’applaudir, et qu’on applaudirait davantage dans ce duo, si ces traits ne ressemblaient pas tant à de violens éclats de rire que les convenances de l’expression sont fort loin de justifier. Mlle Artot possède encore, car il faut tout dire, une faculté, un don de nature très estimés de beaucoup de gens ; elle fait le trille avec une perfection inquiétante, sans efforts, sans chevrotement ; c’est un vrai trille, perlé comme le fait Dorus sur sa flûte. Dieu veuille qu’elle n’abuse jamais de ce talent ! Et puis encore elle a l’avantage, fort méprisé de beaucoup de gens, d’être une excellente musicienne, une virtuose sur le piano, de savoir lire !! Fille de l’un des artistes musiciens les plus distingués de Bruxelles, Mlle Artot a respiré depuis sa naissance une atmosphère musicale. Cela se voit à la sûreté de son exécution en scène ; jamais d’incertitude dans l’attaque de la phrase, jamais de vague rhythmique ; sa voix se déploie sans efforts et toujours dans les vraies conditions de l’art ; en outre jamais de cris ni d’accens outrés. C’est un mezzo-soprano qui n’aspire pas à descendre, voilà tout, et qui gagnera bientôt au contraire, nous le croyons, une étendue à l’aigu devant infailliblement lui assigner une place parmi les plus belles voix de soprano de notre temps.

    Mlle Artot a joué sans embarras, mais d’une façon discrète et réservée, la grande scène du temple. Son succès est devenu éclatant à l’air : « Comme un éclair », où elle a pu déployer avec verve son habileté de vocalisation. Trois ou quatre salves d’applaudissemens ont accueilli la fin de cet air et consacré ainsi le succès de la débutante.

    Roger a paru ce soir-là plus jeune, plus en voix, plus dramatique, plus émouvant que jamais, il a été superbe d’un bout à l’autre de son rôle. Mlle Poinsot travaille, dit-on, beaucoup, et nous le croyons ; sa voix se fixe et son talent se perfectionne. Ce n’est pas sa faute si le rôle de Bertha contient tant de sons lancinans aussi pénibles à donner qu’à recevoir.

Théâtre de l’Opéra-Comique.

Première représentation de la reprise de la Fiancée, de MM. Scribe et Auber.

    L’Empereur et l’Impératrice assistaient à cette représentation. Une acclamation immense et prolongée de l’assemblée vivement émue a accueilli l’entrée de LL. MM. dans la loge impériale. L’Empereur a souvent applaudi les fraîches mélodies de ce joli ouvrage de la jeunesse de M. Auber et les scènes touchantes du drame de M. Scribe. L’exécution et la mise en scène avaient été préparées avec tout le soin possible, mais, je le crains, en trop peu de temps. Jourdan, Delaunay-Riquier, Crosti, Mlles Boulard et Revilly avaient étudié leurs rôles avec zèle, et pourtant il est permis de douter que le compositeur ait été entièrement satisfait de l’ensemble musical. Mlle Boulard est élégante autant qu’on puisse l’être, sa vocalisation est aisée et naturelle, sa voix fraîche et d’une grande douceur, mais cette voix manque de force et on l’a trouvée insuffisante pour les scènes passionnées. A peine pouvait-on l’entendre dans le final du second acte. Mlle Boulard a néanmoins su se faire applaudir dans plusieurs passages tendres et dans quelques autres dont l’agitation ne dépasse pas une certaine limite, et elle a joué tout le rôle de la Fiancée avec un charme et une grâce dignes des plus grands éloges.

    Jourdan, qui devait souffrir d’une fluxion (il avait la joue gauche enflée d’une façon très apparente), a chanté en habile musicien les passages même qui sont peu dans les habitudes de sa voix. Il y aurait des éloges à adresser aussi aux autres acteurs ; mais en somme, je le répète, on a trouvé que l’exécution manquait de ce je ne sais quoi qui peut seul la rendre chaleureuse et entraînante ; l’ensemble de l’orchestre et des chœurs n’a pas d’ailleurs été toujours irréprochable. Peut-être une répétition générale de plus eût-elle été nécessaire. Il arrive souvent dans les théâtres quand le tissu musical d’une partition est d’une grande simplicité, qu’on croit pouvoir se dispenser de quelques répétitions qu’on eût trouvées nécessaires pour tout autre ouvrage, et les nombreuses imperfections qu’on remarque ensuite dans l’exécution vocale et instrumentale prouvent la gravité de cette erreur. La partition de la Fiancée est l’une des moins compliquées de M. Auber ; tout dans le chant y est clair, simple et élégant, et les accompagnemens de ces jolies mélodies, depuis longtemps devenues populaires pour la plupart, sont d’une légèreté et d’une discrétion qu’on pourrait quelquefois trouver excessives aujourd’hui ; mais tout n’en doit pas moins être rendu avec une extrême précision, et c’est justement parce que le tissu harmonique est si peu chargé de broderies et de dessins divers, que la moindre faute de l’exécution y devient apparente. Aux prochaines représentations, on verra disparaître ces petites taches, nous n’en doutons pas.

Théâtre-Lyrique.

Représentation d’adieux de Mme Van-den-Heuvel ; Duprez, Couderc, Mme Carvalho, Mlle Lehman, M. Godefroy.

    Mme Van-den-Heuvel (Mlle Caroline Duprez) vient de résilier son engagement avec l’Opéra-Comique. Nous ignorons les raisons qui ont pu décider la jeune artiste à quitter ce théâtre où son rare talent était si bien apprécié ; nous ne connaissons pas davantage celles du directeur pour consentir à se priver du concours d’un talent si plein de séductions. Mme Van-den-Heuvel quitte Paris et va bientôt, dit-on, quitter la France. Elle est engagée pour une trentaine de représentations au théâtre de Marseille ; plus tard elle doit se rendre en Russie, où l’on parle de la création d’un théâtre d’opéra-comique français. Sa représentation d’adieux avait amené une brillante assemblée au Théâtre-Lyrique. C’est le propre des artistes d’un certain ordre d’attirer sur eux les sympathies de certaines classes de la société. Si j’osais donner au sens du mot style une pareille extension, je dirais que les artistes de style sont les seuls qui puissent espérer à Paris un public de style. Le gros public ne demande pas mieux, il est vrai, que d’applaudir quelquefois des talens dont les qualités principales ne sont pas celles qui frappent le plus, un vague instinct l’avertit de la supériorité de ces natures d’élite ; mais l’inverse n’a pas lieu, et quelle que soit la vogue de certains talens d’un ordre inférieur, le public d’élite, le public de style, les abandonne parfaitement dans leur célébrité vulgaire et ne s’occupe guère de ce qui se passe dans leur monde à demi civilisé.

    Le programme de cette soirée était riche et varié. Il se composait d’un concert, d’un fragment du Rigoletto, de Verdi, joué par Duprez, Mme Van-den-Heuvel sa fille, et Mlle Lehman son élève ; du dernier acte de l’Othello, de Rossini, joué par Duprez et sa fille, et du joli opéra des Noces de Jeannette, joué par Couderc et Mme Carvalho.

    Parmi les morceaux du concert qui ont fait le plus de plaisir, il faut citer le duo des Noces de Figaro, supérieurement exécuté par Mmes Carvalho et Van-den-Heuvel. Ce morceau est un modèle de grâce caressante et de savante simplicité ; mais on le cite surtout, parmi les musiciens, comme une espèce de tour de force du compositeur : il ne module pas ; on n’y trouve pas un son étranger à la tonalité adoptée dès le début. Il a plu à Mozart de se restreindre ainsi ; mais je ne vois pas le mérite de cette restriction. Rien ne l’empêchait de moduler, et j’avoue même qu’en plus d’un endroit une simple excursion sur la tonalité de la dominante ne déplairait pas à l’oreille tant soit peu fatiguée du retour constant des mêmes sons.

    Le solo de harpe exécuté par M. Godefroy a provoqué de véritables manifestations d’enthousiasme. C’était délicieux, étonnant, et de tout point admirable en effet. Voilà un de ces talens, pour ainsi dire, monstrueux, dont on à peine à s’expliquer la formation. Quand on veut se rendre compte de l’immense difficulté vaincue sans efforts ni hésitation par le virtuose, l’étonnement domine dans l’esprit de l’auditeur ; mais s’il s’abandonne à ses sensations, naïvement, sans réfléchir ni comparer, alors c’est un plaisir inexprimable, un complet enchantement. Godefroy est sans contredit non seulement le plus grand harpiste, mais aussi l’un des plus grands virtuoses que l’on puisse citer à cette heure dans le monde musical. Il joint à une science de mécanisme prodigieuse un art exquis dans l’emploi des nuances et des oppositions de timbre, une sonorité magnifique et un sentiment poétique sans lequel tout le prestige de cet adorable instrument disparaît. Ses morceaux d’ailleurs sont on ne peut mieux composés. Sans faire fi des houris, le paradis de Mahomet, je l’avoue, ne me paraîtrait complet que si je pouvais y entendre ainsi jouer de la harpe pendant l’éternité.

    Duprez, accueilli comme devait l’être un artiste de son mérite et de sa célébrité, a eu de bien beaux momens dans le rôle de Rigoletto ; il a surtout rendu avec une extrême énergie tous les accens de douleur, d’indignation et d’ironie. Mlle Lehmann, son élève, l’a bien secondé. Cette jeune et belle personne, Suédoise, dit-on, prononce le français d’une façon irréprochable ; mais sa voix semble avoir encore besoin d’être assouplie et fixée par des études persévérantes. Mme Van-den-Heuvel a superbement vocalisé le rôle de Desdemone ; elle a exécuté des traits d’une audace et d’un brio remarquables, sinon bien convenables au sujet, à la dernière strophe de la romance du Saule :

A poor soul sat sighing by a sycamore tree,
    Sing all a green willow
Her hand on her bosom, her head on her knee,
    Sing willow, willow, willow !

    Ah ! pauvre Desdemone ! Shakspeare ne se doutait pas qu’on te ferait quelque jour chanter ainsi dans ta douleur profonde le Saule et sa douce verdure.

    « Ma mère avait à son service une femme nommée Barbara ; elle était éprise d’amour ; celui qu’elle aimait devint inconstant et l’abandonna : elle avait coutume de chanter la chanson du Saule ; c’était une ballade bien vieille, mais qui exprimait bien sa situation, et elle mourut en la chantant. Ce soir, cette chanson me revient continuellement à la pensée, et il me prend malgré moi envie de pencher ma tête de côté, comme la pauvre Barbara, et de chanter sa chanson comme elle la chantait elle-même. »

Alas ! alas ! poor soul ! poor Desdemona !
It was not so !!!…

    Il me prend aussi envie de pencher ma tête de côté et de mourir, quand je vois….. Mais oublions les grandes passions de l’art et rentrons dans la prose ; au moins est-ce de la bonne prose. Je veux dire seulement en finissant que, dans les Noces de Jeannette, Mme Carvalho et Couderc ont rempli les deux personnages principaux d’une admirable façon. Ceci est la nature, ceci n’est pas le contraire du vrai. Couderc surtout, dans sa façon de parler, de marcher, de s’asseoir, de chanter, de se mettre en colère, de s’enivrer, de faire le mauvais sujet, est aussi naturel qu’il soit possible de l’être, sans jamais tomber dans le genre trivial. Couderc est un artiste.

    P. S. L’espace me manque pour parler ici de l’apparition que vient de faire au concert des Jeunes Artistes le célèbre compositeur-pianiste Henri Litolff. Son succès a été immense. C’est un véritable événement musical.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2009.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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