FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 22 JANVIER 1858 [p. 1-2].
THÉATRE-LYRIQUE.
Première représentation du Médecin malgré lui, mis
en musique par M. Gounod.
L’idée de transformer en opéra l’une des plus charmantes comédies de Molière était de nature à séduire le compositeur qui déjà sut appliquer avec tant de bonheur la musique aux fables de La Fontaine. Il devait sentir que cette entreprise lui était réservée et qu’il y réussirait. M. Gounod en effet possède au plus haut degré les qualités nécessaires au compositeur qui veut faire entendre, comprendre et sentir les finesses du texte qu’il met en musique ; diction aisée et naturelle, ponctuation bien indiquée, accentuation juste, prosodie irréprochable, choix excellent des registres de la voix et respirations bien ménagées, telles sont les qualités spéciales qu’on trouve, indépendamment de beaucoup d’autres, dans les deux chœurs à quatre parties écrits par M. Gounod sur les fables : le Corbeau et le Renard et la Mouche et la Fourmi. Le préjugé avait décidé depuis longtemps et d’une façon péremptoire qu’une pièce de vers telle que ces fables était absolument impossible à mettre en musique. On ne pouvait introduire là dedans ni mélodie réelle, ni périodes complètes, ni symétrie, ni ordonnance musicale quelconque. M. Gounod a prouvé jusqu’à l’évidence que le préjugé disait comme toujours des sottises et la musique de ses deux fables me paraît un petit chef-d’œuvre d’esprit, de goût et d’invention. Au reste, le préjugé sur la forme à donner aux textes destinés à être chantés s’étend fort loin chez nous. On croit qu’il est impossible de chanter de la prose, que les vers alexandrins sont les pires de tous pour le compositeur, et enfin certaines gens soutiennent que tous les vers destinés au chant doivent être sans exception ce qu’on appelle des vers rhythmiques, c’est-à-dire scandés d’une façon uniforme du commencement à la fin d’un morceau, ayant chacun un nombre égal de syllabes longues et brèves placées aux mêmes endroits.
Quant à faire de la musique sur de la prose, rien n’est plus facile. Les illustres chefs d’œuvre de l’art religieux, messes et oratorios, ont été écrits par Handel, Haydn, Bach, Mozart, sur de la prose anglaise, allemande et latine. « Oui, dit-on, cela se peut en latin, en allemand et en anglais, mais c’est impraticable en français. » On appelle toujours chez nous impraticable ce qui est impratiqué. Or ce n’est pas même impratiqué ; il y a de la musique écrite sur de la prose française, et il y en aura tant qu’on voudra. Dans les opéras les plus célèbres on entend chaque jour des passages où les vers de l’auteur du livret ont été disloqués par le compositeur, brisés, hachés, dénaturés par la répétition de certains mots et par l’addition même de certains autres, de telle sorte que ces vers sont devenus en réalité de la prose, et cette prose se trouve convenir et s’adapter à la pensée du musicien que les vers contrariaient.
Cela se chante pourtant sans peine, et le morceau de musique n’en est pas moins beau comme musique pure ; et la mélodie se moque de vos prétentions à la guider, à la soutenir par des formes littéraires arrêtées à l’avance par un autre que le compositeur.
Un librettiste critiquait violemment devant moi les vers d’un opéra nouveau : « Quels rhythmes, disait-il, quel désordre ! C’est comme de la prose. Ici un grand vers, là un petit vers, aucune concordance dans la distribution des accens, les longues et les brèves jetées au hasard ! quel tohu-bohu ! Faites donc de la musique là-dessus ! » Je le laissai dire. Quelques jours plus tard, en me promenant avec lui, je chantais, mais sans paroles, une mélodie qui paraissait le charmer : « Connaissez-vous cela ? lui dis-je. — Non, c’est délicieux ; cela doit être de quelque opéra italien, car les Italiens au moins savent faire des paroles qui n’empêchent pas de chanter. — C’est la musique des vers français que vous trouviez si antimélodiques l’autre jour. » Combien de fois ne me suis-je pas amusé à faire tomber dans le même piége des partisans de l’emploi exclusif des vers rhythmiques en leur chantant au contraire une mélodie à laquelle j’avais adapté des paroles italiennes ; puis, quand mes auditeurs s’étaient bien évertués à prouver l’heureuse influence de la coupe des vers italiens sur l’inspiration du compositeur, je soufflais sur leur enthousiasme, en leur apprenant que la forme des vers ne pouvait en aucune façon avoir, en ce cas, déterminé celle de la mélodie, puisque le chant qu’on venait d’entendre appartenait à une symphonie de Beethoven et qu’il avait par conséquent été écrit sans paroles.
Ceci ne veut point dire que les vers rhythmiques ne puissent être excellens pour la musique. Bien plus, j’avouerai qu’ils sont fort souvent indispensables. Si le compositeur a adopté pour son morceau un rhythme obstiné dont la persistance même est la cause de l’effet, tel que celui du chœur des démons dans l’Orphée de Gluck :
Quel est l’audacieux
Qui dans ces sombres lieux,
il est bien évident que cette forme doit se retrouver dans les vers, sans quoi les paroles n’iraient pas sur la musique.
Si plusieurs strophes différentes sont destinées à être chantées successivement sur la même mélodie, il serait fort à désirer également qu’elles fussent toutes coupées et rhythmées de la même façon ; on empêcherait ainsi les fautes grossières de prosodie produites nécessaireinent par la musique sur les couplets qui ne sont point rhythmés comme le premier, et l’on éviterait au compositeur soigneux l’obligation de corriger ces fautes en modifiant sa mélodie pour les diverses strophes, lorsqu’il a tout intérêt à ne pas la modifier.
Mais dire que dans un air, dans un duo, dans une scène où la passion peut et doit s’exprimer de mille façons diverses et imprévues, il faut absolument que les vers soient uniformément coupés et rhythmés, prétendre qu’il n’y a pas de musique possible sans cela, c’est prouver clairement tout au moins qu’on n’a pas d’idée de la constitution de notre art musical ; et l’application de ce système par les poëtes italiens, en mainte occasion où la musique le repousse, n’a sans doute pas peu contribué à donner à l’ensemble des productions musicales de l’Italie cette uniformité de physionomie qu’on a le droit de lui reprocher.
Quant à la prévention contre les vers alexandrins, prévention que beaucoup de compositeurs partagent, elle est d’autant plus étrange, que ni poëtes ni musiciens ne manifestent d’aversion pour les vers de six pieds. Or, qu’est-ce qu’un vers alexandrin coupé en deux par l’hémistiche, sinon deux vers de six pieds qui ne riment pas ? Et que fait la rime, je vous prie, au développement d’une période mélodique ?… Bien plus, il arrive souvent que ces poëtes, compteurs si rigoureux de syllabes, croyant faire deux vers de six pieds, font un abominable vers de treize pieds, faute de tenir compte de la non-élision de la fin du premier vers avec le commencement du second. Telle fut la maladresse commise par l’auteur des paroles du Pré aux Clercs, quand Hérold lui demanda des vers rhythmiques (il en fallait là) de six pieds pour un de ses plus jolis morceaux :
C’en est fait, le ciel même
A reçu leurs sermens,
Sa puissance suprêME
VIENT d’unir deux amans.
L’ensemble des deux premiers vers, grâce à l’élision qui les unit, fait bien douze syllabes pour le musicien, mais l’ensemble des deux autres en forme évidemment treize, l’élision ne pouvant avoir lieu entre suprême et vient, et il résulte de cette syllabe surnuméraire l’obligation d’ajouter dans la musique une note qui dérange l’ordonnance de la phrase et produit un petit soubresaut des plus disgracieux. Voilà de la barbarie !
Dans un livre très bien fait sous plusieurs rapports, intitulé Essai de rhythmique française, M. Ducondut a prouvé fort catégoriquement que malgré le préjugé qui existe contre ses aptitudes à cet égard, la langue française pouvait se prêter sans peine à toutes les formes de vers et à toutes les divisions rhythmiques, et que si on n’avait pas fait jusqu’à présent usage des formes qu’il croit indispensables à la musique, il fallait s’en prendre aux poëtes et non pas accuser l’insuffisance de la langue. Les exemples qu’il donne de vers rhythmiques de toutes sortes démontrent avec évidence sa théorie. Mais cette théorie, admettant comme une nécessité absolue de la poésie lyrique l’emploi des règles qu’elle donne, est en soi radicalement fausse, je le répète. La musique est en général insaisissable dans ses caprices, alors même qu’elle semble le moins en avoir ; et hors les cas exceptionnels dont j’ai parlé tout à l’heure, il est parfaitement insensé de prétendre n’employer pour le chant que des vers rhythmiques, et de croire que la cadence monotone de vers ainsi faits facilitera la composition de la mélodie en lui imposant à l’avance une forme invariable ; car si la mélodie n’avait pas fort heureusement mille moyens de s’y dérober, ce serait en réalité précisément le contraire.
« La musique, dit M. Ducondut, procède par phrases, qui se composent de mesures égales entre elles et dont chacune se divise elle-même en temps forts et en temps faibles ; elle a ses notes frappées et levées, avec ses points de repos ou cadences ; et le retour régulier de toutes ces choses, dans les membres correspondans de la période mélodique, constitue, avec la carrure des phrases, le rhythme musical. La poésie qui prétend s’allier à la musique est tenue de se conformer à cette marche….. etc., sans quoi il y a désaccord entre les deux arts associés. » Sans doute, mais cette marche de la musique est fort loin d’avoir la régularité absolue que vous lui attribuez et qui existe dans vos vers. Une mesure est égale à une autre mesure ; égale en durée, je le veux bien, mais cette durée est inégalement partagée. Dans celle-ci, je n’emploierai que deux notes qui porteront deux syllabes ; dans la suivante j’en écrirai quatre ou six ou sept qui pourront porter quatre ou six ou sept syllabes si je le veux, ou une seule syllabe, s’il me plaît que la série de notes soit vocalisée. Que devient alors votre rhythme poétique établi à si grande peine ? La musique le détruit, le broie, l’anéantit. La poésie est esclave du rhythme qu’elle s’est imposé, la musique non seulement est indépendante, mais c’est elle qui crée le rhythme et qui, tout en le conservant dans ses élémens constitutifs, peut le modifier de mille manières dans ses détails. Et le mouvement, dont les auteurs de théories poétiques ne parlent jamais et qui seul peut donner au rhythme son caractère, qui est-ce qui le détermine ? C’est le musicien. Car le mouvement est l’âme de la musique, et les poëtes n’ont jamais songé seulement à trouver le moyen de fixer le degré de rapidité ou de lenteur qui devait être mis à la récitation de leurs vers.
L’écriture d’aucun peuple n’a les signes indicateurs de la division du temps. La musique (moderne) seule les possède ; la musique peut écrire le silence et en déterminer la durée, ce que les langues parlées ne sauraient faire. La musique enfin, et pour couper court à ces singulières prétentions renouvelées des Grecs qu’élèvent des grammairiens et des poëtes qui ne la connaissent pas, existe par elle-même ; elle n’a aucun besoin de la poésie ; et toutes les langues humaines périraient qu’elle n’en resterait pas moins le plus poétique et le plus grand des arts, comme elle en est le plus libre. Qu’est une symphonie de Beethoven, sinon la musique souveraine dans toute sa majesté ?… Cette digression n’est point hors de propos autant que le lecteur très probablement le suppose, et ne nous éloigne guère, tant s’en faut, de M. Gounod et de la musique du Médecin malgré lui. Telle est encore la question toujours agitée à propos de tous les musiciens de style, de la suprématie accordée par eux, dit-on, à la partie instrumentale au détriment de la vocale. Vienne un compositeur qui sait écrire, qui possède son art à fond, qui, par conséquent, sait employer l’orchestre avec discernement, avec finesse, le faire parler avec esprit, se mouvoir avec grâce, jouer comme un gracieux enfant, ou chanter d’une voix puissante, ou tonner, ou rugir, qui ne va pas, à l’exemple des compositeurs vulgaires, se ruer à coups de pied, à coups de poing sur les instrumens, celui-là, dira-t-on, est un homme d’un grand talent, mais il a mis la statue dans l’orchestre. Et cette niaise critique des opéras de Mozart, faite il y a quatre-vingts ans par le faux bonhomme Grétry, reste et restera longtemps encore infligée comme un blâme par la foule des connaisseurs, ou par les connaisseurs de la foule, aux musiciens qui ont le plus de droit à l’éloge contraire. Si quelqu’un avait osé répondre la vérité à Grétry censurant ainsi Mozart, il lui eût dit : « Mozart, dites-vous, a mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre. Cette comparaison saugrenue pourrait en mainte circonstance n’être pas un blâme, on vous le prouvera ; dans votre bouche elle en est un. Or, ce blâme est injuste ; la critique porte à faux ; l’orchestre de Mozart est admirable, il est vrai, délicatement ouvragé, énergique quand il le faut, parfait, aussi parfait que le vôtre est délabré, impotent et ridicule ; mais la partie vocale n’en est pas moins restée chez lui la partie dominante, la scène n’en est pas moins toujours remplie par le sentiment humain, ses personnages n’en chantent pas moins librement et d’une façon dominatrice la vraie phrase mélodique. Ôtez l’orchestre, monsieur Grétry, remplacez-le par un clavecin, et vous verrez, à votre grand regret j’imagine, que l’intérêt principal de l’opéra de Mozart est resté sur la scène, et que son piédestal a plus de traits humains et paraît encore plus beau que toutes vos statues. » Voilà ce qu’on aurait pu répliquer à ce faux bonhomme qui faisait de faux bons mots sur Haydn, sur Gluck et sur Mozart. On aurait pu ajouter que si quelques compositeurs ont mis réellement la statue dans l’orchestre en certains cas, ce sont les Italiens. Oui, ce sont les maîtres de l’école italienne qui, avec autant de bon sens que de grâce, ont les premiers imaginé de faire chanter l’orchestre et réciter les paroles sur une partie de remplissage, dans les scènes bouffes où le canto parlato est de rigueur, et dans beaucoup d’autres même où il serait absolument contraire au bon sens dramatique de faire chanter par l’acteur une vraie mélodie. Le nombre d’exemples que l’on pourrait citer de cet excellent procédé chez les maîtres italiens, depuis Cimarosa jusqu’à Rossini, est incalculable. La plupart des compositeurs français modernes ont eu l’esprit de les imiter ; les Allemands, au contraire, recourent très rarement à ce déplacement de l’intérêt musical. Mais ce sont eux précisément qu’on accuse de mettre la statue dans l’orchestre, uniquement parce qu’ils n’écrivent pas des orchestres de bric-à-brac. Ainsi le veut le préjugé.
Le préjugé veut encore à Paris qu’un musicien ne soit apte à faire que ce qu’il a déjà fait. Tel a débuté par un drame lyrique, qui sera inévitablement taxé d’outrecuidance s’il prétend écrire un opéra bouffon, seulement parce qu’il a montré des qualités éminentes dans le genre sérieux. Si son coup d’essai a été une belle messe, quelle idée, dira-ton, à celui-ci de vouloir écrire pour le théâtre ! Il va nous faire du plain-chant ; que ne reste-t-il dans sa cathédrale !
Si le malheur veut qu’il soit un grand pianiste : « Musique de pianiste ! » s’écrie-t-on avec effroi. Et tout est dit, et voilà notre homme à demi écrasé par un préjugé contre lequel il aura à lutter pendant longues années. Comme si un grand talent d’exécution impliquait nécessairement l’incapacité de composition, et comme si S. Bach, Beethoven, Weber, Meyerbeer et bien d’autres n’ont pas été à la fois de grands compositeurs et de grands virtuoses.
Si un musicien a commencé par écrire une symphonie, et si cette symphonie a fait sensation, le voilà classé ou plutôt parqué : c’est un symphoniste, et il ne sera jamais autre chose. Il ne doit songer à produire que des symphonies, il doit s’abstenir du théâtre pour lequel il n’est point fait ; il ne doit pas savoir écrire pour les voix, etc., etc. Bien plus, tout ce qu’il fait ensuite est appelé par les gens à préjugés, symphonie ; les mots, pour parler de lui, sont détournés de leur acception. Ce qui, produit par tout autre, serait appelé de son vrai nom de cantate, est, sortant de sa plume, nommé symphonie ; un oratoire, symphonie ; un chœur sans accompagnement, symphonie ; une romance, symphonie. Tout est symphonie, venant d’un symphoniste.
Il eût échappé à cet inconvénient si sa première symphonie eût passé inaperçue, si c’eût été une platitude. Oh ! alors la platitude une fois oubliée, notre homme eût pu prétendre à tout ; il eût même rencontré chez plus d’un directeur un préjugé en sa faveur : « Celui-ci, eût-on dit, n’a pas réussi dans la musique de concert, il doit réussir au théâtre. Il ne sait pas tirer parti des instrumens, donc il saura parfaitement employer les voix. C’est un mauvais harmoniste, au dire des musiciens, il doit être farci de mélodies. » — Et qu’on ne croie pas que j’attribue ici à plaisir des absurdités aux gens ; rien n’est plus commun que cette façon de déraisonner, cela passe à Paris pour l’expression du bon sens des esprits droits qui n’ont pas de système. Ah ! avoir un système !! voilà encore un des crimes que le préjugé reproche à quiconque sait quelque chose en quoi que ce soit, mais en musique surtout.
Les gens qui ignorent absolument la musique, qui la sentent et la comprennent comme comprend et sent la littérature un paysan bas breton ne sachant ni parler, ni lire, ni écrire le français, ceux-là n’ont pas de système, et voilà pourquoi ils sont évidemment les seuls propres à régenter l’art musical. Le préjugé l’a dit et le répète. Il a ses raisons pour cela.
M. Gounod n’a échappé au blâme préventif d’aucun préjugé. « Il veut mettre en musique des choses inchantables. Il prétend composer un opéra bouffon, lui qui n’a fait encore que Sapho et la Nonne sanglante. Il a écrit une belle messe, deux excellentes symphonies ; c’est ce qui explique son insuccès au théâtre. Il traite magistralement l’orchestre, il ne doit pas pouvoir écrire pour les voix. C’est un harmoniste distingué, donc il faut se méfier de sa mélodie, s’il en a. Enfin il ne veut pas écrire comme tout le monde, il croit à l’expression en musique, il a un système… c’est un homme dangereux. »
Sa nouvelle partition est une œuvre excellente ; excellente de tout point. L’ensemble en est bien conçu et les détails en sont exécutés avec un soin et un talent dignes de tous éloges. Il y a partout, même dans les chansons, du bon sens et de l’art. Les diverses parties vocales et instrumentales sont dessinées d’une main ferme et leurs contours ont une grâce exquise.
Le compositeur s’est proposé, on le voit dès le début, de revêtir son style d’une teinte ancienne qui le fait souvent ressembler à celui de Lulli. Le français de la pièce n’étant déjà plus tout à fait le français de notre époque, cette intention de donner au style musical des formes rétrospectives analogues à celles qui existaient au temps de Molière me paraît parfaitement motivée ; cela rend l’ouvrage plus homogène et en complète la physionomie. Il n’y a d’ailleurs pas trop à s’alarmer de cet archaïsme. L’imitation de Lulli n’est pas poussée trop loin, et jamais le digne auteur d’Atys et d’Armide ne rêva des combinaisons musicales de la nature de celles que M. Gounod a employées pour l’imiter.
M. Gounod, dans son second ouvrage, la Nonne sanglante, avait, je crois, subi sans s’en douter l’influence du mauvais exemple. Il avait fait en maint endroit ce que le mauvais goût et l’idiotisme prétentieux appellent des concessions. Dans le Médecin malgré lui, il est évidemment redevenu lui-même, et il suit son sentiment propre sans se préoccuper du qu’en dira-t-on.
Je ne puis ici détailler les mérites divers de cette œuvre charmante, comme on le ferait en analysant une partition. Je me bornerai à citer les nombreux morceaux de musique introduits avec autant d’adresse que de discrétion par les arrangeurs de la pièce dans le texte de Molière. A l’exception d’un seul que je désignerai, ils m’ont paru tous avoir une valeur très grande. Ce sont : le premier duo des coups de bâton ; l’air de Martine, avec ses petits dessins d’accompagnement en style ancien ; la délicieuse chanson empruntée à Molière :
Qu’ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu’ils sont doux
Vos petits glouglous !
dont le chant et l’orchestration sont d’une finesse et d’une originalité ravissantes ; le trio :
Monsieur, n’est-ce pas vous
Qui vous appelez Sganarelle ?
les couplets de Léandre, accompagnés d’une basse continue en pizzicato et épisodiquement par un discret solo de basson du plus piquant effet ; la chanson de la nourrice, dont la ritournelle, avec ses progressions de quartes descendantes, a une si singulière physionomie ; le grand sextuor de la consultation, morceau capital, conçu, ordonné et exécuté de main de maître ; le chœur du divertissement offert à Lucinde pour dissiper sa mélancolie ; la fraîche et piquante chansonnette empruntée pour les paroles au rôle du satyre dans le second acte de la princesse d’Elide,
Je portais dans une cage
Deux moineaux que j’avais pris ;
l’entr’acte vif et alerte qui précède le troisième acte ; l’air plein d’humour de Sganarelle : Vive la médecine ! la marche des paysans ; le chœur d’un si excellent comique :
Serviteur
A monsieur le docteur !
où l’on a remarqué surtout et vivement applaudi la phrase :
Ou bien qu’elle dise
Pourquoi ;
le duo entre le médecin et la nourrice, étincelant de verve, semé de modulations heureuses et parfaitement orchestré ; et enfin le quintette de la scène où Lucinde retrouve la parole. Tout cela est joli, frais, piquant, facile, plein d’art et de science, il n’y a rien de trop, il ne manque rien. L’auteur, pour sa partition entière, n’a employé que l’orchestre du style familier, le seul convenable à la comédie, l’orchestre de Mozart dans Figaro et de Rossini dans le Barbier. C’est assez dire que les trombones, ces instrumens épiques, et les machines à percussion en sont entièrement exclus. Une seule fois il a employé les timbales, et, placées à découvert comme elles le sont, il en résulte un effet dur et sec que rien ne motive et dont l’oreille s’accommode assez mal. Dans l’intérêt du morceau, ces timbales devraient, ce me semble, être supprimées. J’ai dit tout à l’heure qu’un moreceau ne me paraissait pas avoir le mérite des autres dans cette riche partition : c’est le chœur des bûcherons. La forme en est banale, on a entendu cela partout, et l’on regrette de rencontrer ce thème vulgaire en aussi belle compagnie.
Je dois blâmer encore l’idée qu’a eue le compositeur de faire achever par une rigolade de flûte la phrase de Sganarelle, qu’on dit sans crainte au Théâtre-Français et qu’on n’a pas osé risquer au boulevard du Temple : « Je m’étais amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson », comme aussi le solo de basson par lequel il a voulu désigner l’apothicaire. Une certaine partie du public en a ri, il est vrai ; mais beaucoup de gens pensent, et je suis de leur avis, que cela est peu digne et qu’il faut laisser ces plates facéties au répertoire abject des lieux où l’on déshonore la musique et qu’il est interdit de nommer.
Le Médecin malgré lui a obtenu un grand succès ; l’auteur a été rappelé, porté sur la scène ; l’exécution générale de l’ouvrage est bonne. Meillet est un excellent Sganarelle ; il a chanté et joué son rôle avec beaucoup d’art et de naturel ; Mlle Girard est une jolie petite nourrice fort avenante dont le talent grandit. Fromant (Léandre) possède une gracieuse voix de ténor dont il ne peut par malheur maîtriser le chevrotement.
Maintenant ce succès sera-t-il lucratif ? Le Médecin malgré lui fera-t-il de l’argent ? Cette question d’argent, l’ultima ratio des directeurs de théâtre, n’est point de notre compétence, et n’a pour nous, il faut l’avouer, qu’un intérêt tertiaire. Je dirai seulement en finissant que le style musical de cet ouvrage est bien délicat et bien fin pour les habitués du Théâtre-Lyrique, et qu’il est à craindre que ce soit comme le poëme dont parle Hamlet, caviare to the general.
H. BERLIOZ.
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