FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 6 JANVIER 1858 [p. 1-2].
THÉATRE-LYRIQUE.
Première représentation de la Demoiselle d’honneur,
opéra en trois actes de MM. Mestepès et Kauffman, musique de M. Semet.
Représentations de Mme Viardot à Varsovie. — Concerts de la
Société des Jeunes-Artistes. — M. Gastinel et ses nouvelles compositions.
Un de nos confrères du feuilleton avait pour principe qu’un critique jaloux de conserver son impartialité ne doit jamais voir les pièces dont il est chargé de faire la critique, afin, disait-il, de se soustraire à l’influence du jeu des acteurs. Cette influence en effet s’exerce de trois façons : d’abord en faisant paraître belle, ou tout au moins agréable, une chose laide et plate, puis en produisant l’impression contraire, c’est-à-dire en détruisant la physionomie d’une œuvre au point de la rendre repoussante, de noble et de gracieuse qu’elle est en réalité, et enfin en ne laissant rien apercevoir de l’ensemble ni des détails de l’ouvrage, en effaçant tout, en rendant tout insaisissable ou inintelligible. Mais ce qui donnait beaucoup d’originalité à la doctrine de notre confrère, c’est qu’il ne lisait pas non plus les ouvrages dont il avait à parler, d’abord parce qu’en général ces pièces nouvelles ne sont pas imprimées, puis encore parce qu’il ne voulait pas subir l’influence du bon ou du mauvais style de l’auteur. Cette incorruptibilité parfaite l’obligeait à composer des récits incroyables des pièces qu’il n’avait ni vues ni lues, et lui faisait émettre de très piquantes opinions sur la musique qu’il n’avait pas entendue.
J’ai regretté bien souvent de n’être pas de force à mettre en pratique une si belle théorie, car le lecteur dédaigneux qui, après un coup d’œil jeté sur les premières lignes d’un feuilleton, laisse tomber le journal et songe à tout autre chose, ne peut se figurer la peine qu’on éprouve à entendre un si grand nombre d’opéras nouveaux, et le plaisir que ressentirait à ne les point voir l’écrivain chargé d’en rendre compte. Il y aurait en outre pour lui, en critiquant ce qu’il ne connaît pas, une chance d’être original ; il pourrait même ainsi, sans s’en douter, et par conséquent sans partialité, être utile aux auteurs en imaginant quelque chose capable d’inspirer aux lecteurs le désir de voir l’œuvre nouvelle ; tandis qu’en usant, comme on le fait généralement, du vieux moyen, en écoutant, en étudiant de son mieux les productions dont on doit entretenir le public, on est forcé de dire à peu près toujours la même chose, puisque au fond il s’agit à peu près toujours de la même chose, et l’on fait sans le vouloir un tort considérable à beaucoup de nouveaux ouvrages, car le moyen que le public aille les voir, quand on lui a dit réellement et clairement ce qu’ils sont !
Bien entendu que ce préambule n’a point trait à la pièce nouvelle. Il y a des exceptions, même au Théâtre-Lyrique, et l’on représente là des opéras qu’un certain public va voir même quand on les lui a d’avance fait connaître. Pourtant, si l’on tient à être utile à ce pauvre théâtre, il ne faut pas raconter avec trop d’exactitude ce qu’on y fait ; ce serait dangereux.
Je vais donc vous parler de la Demoiselle d’honneur avec une certaine fidélité mitigée qui, je l’espère, n’ôtera à personne l’envie d’aller l’entendre.
J’ai dirigé pendant tout un hiver, à Londres, les représentations d’un opéra anglais intitulé the Maid of Honour que Balfe avait écrit pour le théâtre de Drury-Lane. Cet ouvrage, où se trouvaient des choses excellentes, et dont le style était partout élégant et coloré, obtint un beau succès.
Mais M. Jullien, en prenant la direction de l’Opéra anglais, avait supputé (comme disent les Américains) que le premier opéra nouveau qu’il donnerait produirait nécessairement dix mille francs par soirée pendant quarante représentations, sans quoi l’entreprise devait crouler par sa base. Dix mille francs ! c’est une belle recette ; à peine en fait-on la moitié au Théâtre-Lyrique aux grands jours de Maître Griffard ! Malgré son incontestable succès et l’appui chaleureux de presque toute la presse anglaise, les recettes de the Maid of Honour ne purent s’élever plus d’une fois jusqu’à ce chiffre respectable. Après la première représentation, elles se maintinrent à un taux fort élevé encore, mais insuffisant. En supposant qu’elles fussent de neuf mille cinq cents francs, il n’en résultait pas moins que le directeur perdait une somme ronde de cinq cents francs chaque soir, et qu’au bout de deux cents représentations il eût été sûr d’avoir perdu cent mille francs. Heureusement le théâtre de Drury-Lane ayant été fermé très vite, le directeur fit banqueroute bien avant la trentième représentation.
Eh bien, cette Fille d’honneur d’Angleterre n’a rien de commun avec la Demoiselle d’honneur de France ; M. Carvalho ne s’est jamais dit que le nouvel opéra lui rapporterait dix mille francs par soirée ; en conséquence il n’aura pas de mécompte à subir. Il y a une grande sagesse, quand on a le malheur d’être directeur d’un théâtre lyrique, à ne pas se livrer à de vastes espoirs.
Notre demoiselle se nomme Hélène, elle remplit ses honorables fonctions à la cour d’une jeune reine du nom d’Elisabeth. Quelle Elisabeth ? Je veux bien vous dire qu’il ne s’agit pas de la terrible sœur de Marie Stuart. La cour est à Bayonne. Quelle cour ? Autre curiosité déplacée que je me permettrai de ne pas satisfaire.
Le jeune Tavannes est épris de la belle Hélène, dont les charmes ont aussi vivement impressionné le marquis de Mendoza. Ce Mendoza, à en juger par son nom et par sa figure basanée, doit être Espagnol. Le cœur d’Hélène est tout à Tavannes. Si bien que par un concours de circonstances que je me garderai de vous expliquer, nos deux amans se rencontrent à l’autel d’une vieille chapelle dans un bois et s’y marient parfaitement. Oui, mais à peine la cérémonie est-elle terminée que, par un autre concours de circonstances, les deux époux, dont l’union n’est encore connue de personne, sont forcés de se séparer. La demoiselle d’honneur doit suivre la reine Elisabeth, et Tavannes est forcé de s’éloigner dans une autre direction. Pourtant, après bien des traverses, nos deux amans finissent par se revoir ; ils se donnent rendez-vous pour le soir dans un des salons de la reine. Le farouche Mendoza, que les dédains d’Hélène exaspèrent, surprend le secret de cette entrevue et a l’audace d’y venir. Il entre avec fracas ; le bruit a fait fuir Tavannes, qui se cache derrière une tapisserie. Mendoza, trouvant Hélène seule, recommence ses protestations d’amour et devient même si pressant, que Tavannes n’y tient plus, sort de sa cachette et voilà nos deux rivaux l’épée à la main. Hélène ne manque pas de se trouver mal, et Tavannes reçoit un grand coup d’épée qui l’étend à côté de sa… femme… Au troisième acte, nous sommes dans la forêt ; on y fait une chasse aux flambeaux. On chante, on danse dans cette forêt, il y a une foule de masques qui jouent du tambour de basque. On y voit un jeune homme nommé Pardaillan, ami de Tavannes et que persécute une duègne ridicule, dona Florida, qui s’est mis en tête de se faire épouser par lui. Ce Pardaillan est un brave garçon, il connaît le mariage de Tavannes avec Hélène et veut réunir pour tout de bon les époux ; car Tavannes n’est pas mort de son coup d’épée, au contraire, il ne s’est jamais mieux porté que depuis qu’il l’a reçu. L’évanouissement d’Hélène n’a pas eu non plus de suites fâcheuses ; elle chevauche en ce moment par monts et par vaux avec la cour. Quant à Tavannes, le voici ; son ami le fait entrer dans cette même chapelle du bois où quelques mois auparavant eut lieu le mystérieux mariage. « Prends cette épée, lui dit Pardaillan, on ne sait ce qui peut arriver. » L’autre prend l’épée et va se cacher. Bientôt après Hélène va le rejoindre. Mais le sombre Mendoza est sur les pas de la belle. Il accourt rugissant, la dague au poing ; il veut tout pourfendre, tout transpercer, « Hélène est dans cette chapelle, s’écrie-t-il, je veux y entrer. — Vous n’y entrerez pas », répond Pardaillan. Aussitôt ce digne ami et une dizaine de braves comme lui se rangent devant la porte, tirent leurs épées et voilà une mêlée enragée qui s’engage. Mais la reine paraît ; les combattans s’arrêtent ; la reine ouvre la porte de la chapelle et revient donnant la main à sa demoiselle d’honneur et à Tavannes. « Elle était là avec son amant ! crie Mendoza. — Avec son époux », réplique la reine.
J’espère que je vous ai laissé bien des choses à deviner, et que ce que vous avez compris dans mon récit ne vous empêchera pas d’aller voir cette pièce. Il faut y aller, c’est une bonne œuvre. D’ailleurs il y a de très beaux costumes, une mise en scène soignée. La fraise de dona Florinda surtout est magnifique. Le costume de Tavannes, par exemple, est moins remarquable. On voit que le directeur, en costumant ainsi Audran, s’est dit : C’est assez de son ramage, il est inutile d’insister sur le plumage. Je viens de nommer Audran ; ce gracieux ténor, que l’Opéra-Comique a eu le malheur de perdre il y a quelques années, vient en effet d’être engagé au Théâtre-Lyrique. M. Carvalho a eu le talent de l’enlever à la Belgique, et nous l’en félicitons sincèrement. Audran, en sa qualité de grand musicien, possédant une voix de ténor, flexible, expressive, juste et étendue, rendra de précieux services au directeur et aux auteurs. Le public parisien l’a revu avec un grand plaisir et lui a fait le plus chaleureux accueil.
Audran n’était pas le seul débutant de la soirée. On a remarqué encore et vivement applaudi Mlle Marimon, très jeune élève de Duprez, dont la voix est un peu enfantine, mais juste, fraîche et agile. Mlle Marimon représente un personnage qu’on a plaisir à voir, bien que je n’en aie pas fait mention, celui de Reinette, bouquetière, jardinière favorite de la reine Elisabeth, qui va, vient, sautille, babille, à la cour où elle est admise tout comme au jardin, et finit par épouser un grand nigaud qui l’aime et qu’elle trouve assez ridicule.
Mlle Rey s’acquitte avec talent du rôle d’Hélène, et sa voix mordante y trouve même des accens passionnés qui plus d’une fois ont provoqué de violens applaudissemens. Balanqué et Grillon sont bien placés dans les rôles de Mendoza et de Pardaillan ; Mlle Moreau est une charmante reine Elisabeth, et Mme Vadé, supérieurement grimée, représente l’idéal de la duègne. On conçoit que Pardaillan lui dise, quand elle se démasque : « Vade retrò, Satanas ! ».
La musique de cet opéra contient beaucoup de jolis morceaux pleins de vivacité et de fraîcheur. Elle est quelquefois même originale. Il y a là de la jeunesse, de l’entrain, et n’étaient les habitudes d’instrumentation parisienne, on pourrait dire que l’orchestre est bien écrit.
On a remarqué au premier acte de jolis couplets de Reinette, un duo et la marche pour l’entrée de la reine. Le second est précédé d’un entr’acte instrumental très piquant, exécuté pianissimo par les violons a punta d’arco. Le chœur des demoiselles d’honneur, pendant qu’on récite l’Angelus, est ingénieusement disposé sur un petit morceau vif d’orchestre. Malheureusement pour ce chœur, il a été mal exécuté, sans assurance et sans ensemble ; la plupart des choristes semblaient ne pas savoir leur partie. Les couplets d’Hélène, accompagnés par les instrumens à vent, ont un agréable coloris. Le trio suivant est bien conduit ; les couplets de Pardaillan ont paru assez ordinaires.
Le chœur lointain qu’on entend au troisième acte a fait beaucoup de plaisir, bien que le thème n’en soit pas fort saillant. Cela est habilement nuancé. Ce morceau est précédé d’un chœur de Basques très animé et d’un joli boléro. L’air de Reinette,
Combien de fois,
n’est autre que la fameuse cavatine d’onze heures et demie, moins l’accompagnement de harpe. L’allegro en est un peu tourmenté.
Mlle Marimon s’est tirée assez heureusement des difficultés que ce morceau présente. Vient enfin un duo : « Hélène ! mon Hélène ! » qui commence par l’ensemble des deux voix et dont le mouvement général est plein de passion. Audran et Mlle Rey ont bien exécuté cette scène difficile.
La partition de la Demoiselle d’honneur est au moins égale, sinon supérieure, au premier ouvrage de M. Semet, les Nuits d’Espagne. Ce qui nuit au style de ce jeune compositeur, c’est, je le répète, tout un système d’habitudes parisiennes. Ce système donne à la mélodie, à l’harmonie, à la prosodie, à l’instrumentation un aspect de fausse distinction, d’élégance maniérée ; il rend l’accentuation outrée, ramène constamment des formes convenues, fait combiner les voix et les instrumens toujours de la même façon. Grâce à ce système, on peut sans hésiter reconnaître l’œuvre d’un jeune musicien qui a appris la musique à Paris ou qui croit s’être perfectionné à Paris ; qui a pu remporter le prix de composition musicale à l’Institut de Paris ; qui ne connaît guère en musique que les œuvres du répertoire moderne des théâtres de Paris ; qui parle l’argot parisien ; qui dit : Il faut chauffer cette coda, ce duo a un crâne chic, je ne veux pas faire four ni remporter ma veste. Ni en Allemagne, ni en Italie, ni en Angleterre, on ne possède le style parisien ; il n’a pas franchi nos barrières. Je ne crois pas qu’en aucun pays du monde on se soit avisé par exemple de cet effroyable procédé de la jeune école parisienne qui consiste à aggraver chaque accent fort des voix ou des violons par un aboiement de trombones dans n’importe quelle circonstance du drame, qu’il s’agisse d’accompagner un ange ou un démon, une jeune fille ou un soldat, un furieux ou un amoureux. Cela est d’une brutalité tout à fait insensée ; c’est pire, à mon avis, que les grands cris des instrumens de cuivre employés hors de propos. Lors même que les convenances de l’expression n’en seraient pas choquées, et qu’il ne s’agirait que d’une fantaisie instrumentale, ces accens cuivrés, brefs comme un rauque aboiement, employés uniquement pour donner de la violence à l’accent fort des autres instrumens, sont d’un goût détestable et suffisent à déceler un musicien de peu de style et… de l’école de Paris. Ces jeunes gens ont pris aussi avec la langue des libertés comiques, et motivées par le désir qu’ils ont de produire à tout bout de chant ce qu’ils appellent de l’effet. Quand le chanteur arrive à la fin d’une période, ils le font en général s’arrêter sur l’avant-dernière syllabe du dernier mot, si cette syllabe est sonore, si elle contient un a surtout et permet ainsi au chanteur de pousser vigoureusement sa voix ; ils ne tiennent alors aucun compte de la prosodie et indiquent sans hésiter une tenue sur l’a dans a…..mour, dans a…..mi, dans ja…..rdin, ou sur l’o dans co…..quin.
Ces jeunes gens croient que non
seulement la bonne diction, l’accentuation juste des paroles sont choses
inutiles, mais que la dislocation même des mots est absolument sans
inconvénient ; que l’emploi régulier des paroles dans la musique
dramatique est une gêne, dont on peut, dont on doit par tous les moyens s’affranchir.
Quant au style harmonique, je n’en parle pas. Ils ont poussé l’abus
des apoggiatures dans la mélodie, la profusion de ce qu’ils appellent
les grâces, les ornemens, et de ce que nous appelons les oripeaux, les
grimaces, les contorsions du chant, jusqu’à un point tel que dans une
mesure entière quelquefois la mélodie contient de tout, excepté des
notes de l’accord qui l’accompagne. L’école parisienne se fait
remarquer encore par beaucoup d’autres habitudes qu’il serait trop
long et complétement inutile de signaler ici.
Mme Viardot obtient en ce moment à Varsovie un de ces succès éclatans, radieux, immenses, qui marquent dans la vie d’un artiste, si blasé qu’il puisse être sur les enivremens du triomphe et de l’ovation. Mme Viardot était engagée au théâtre de Varsovie pour quelques représentations seulement, mais le lendemain de son apparition dans le rôle de Norma, une souscription a été ouverte et presque aussitôt close pour un nombre double de soirées. Les prix ont été triplés ; on les eût quadruplés, que l’empressement des souscripteurs fût resté le même. Chaque soir la grande cantatrice, actrice, virtuose se livre avec d’autant plus de verve et de gracieux abandon à tous les développemens de son talent, que l’ardeur et l’intelligence du beau public qui l’acclame sont plus manifestes. Car il faut bien le reconnaître, la réaction du public sur l’artiste est aussi incontestable que l’action de l’artiste sur le public, et la pire de toutes les conditions pour le chanteur, acteur ou virtuose, c’est de se produire devant un auditoire tiède qui paraît ne rien comprendre et ne rien sentir. On raconte que Kean jouant Hamlet à Londres, devant un public vomitif de cette espèce, s’était mis par découragement et dégoût, après quelques scènes, à réciter son rôle avec une nonchalance complète, quand tout d’un coup sa voix prit un accent tragique extraordinaire, il redevint lui-même et joua une des grandes scènes du chef-d’œuvre mieux qu’il ne lui était encore arrivé de la jouer. « Que vous arrive-t-il, donc, lui dirent les autres acteurs quand il rentra dans la coulisse, que vous vous sublimifiez ainsi subitement ? — J’ai aperçu au balcon lord T****, répondit Kean, et je joue pour lui. » Je conçois qu’on se résolve ainsi à jouer pour un seul homme de goût devant une salle pleine de spectateurs vulgaires ; mais l’excitation, l’inspiration doivent être bien plus grandes encore quand l’artiste se voit entouré d’une multitude sympathique, pour qui nulle pensée, nulle expression, nul geste, nul accent n’est perdu, et sur qui il sent qu’il peut agir comme agit le pianiste sur un clavier docile et harmonieux. Tel est l’auditoire que charme et émeut en ce moment Mme Viardot. A chacune des représentations de Norma, du Barbier, de la Sonnambula, du Trovatore, Mme Viardot, rappelée dix on douze fois, s’est vue littéralement couverte de fleurs. Et ces rappels, et ces fleurs n’étaient pas commandés d’avance ; il n’y a pas d’entrepreneurs de succès en Pologne ; on n’y est pas encore blasé, l’enthousiasme y est réel et ses manifestations n’ont rien de commun avec ces succès ridicules exécutés à Paris, par un orchestre de claqueurs soumis aux ordres du directeur et payé par l’artiste lui-mème. Après cette brillante carrière fournie à Varsovie, Mme Viardot doit s’arrêter quelques jours à Berlin, puis elle reviendra à Paris.
La Société des Jeunes Artistes, dirigée par M. Pasdeloup, vient de recommencer la série de ses concerts dans la salle Herz. Le premier a été fort beau et on y a signalé un progrès notable dans l’exécution de l’orchestre. La dramatique ouverture de Struensée, de Meyerbeer, que M. Arban avait déjà fait entendre aux Concerts Parisiens quelques jours auparavant, offrait plus d’un danger au jeune orchestre de M. Pasdeloup. C’est un morceau difficile, pour les violons surtout. Ils l’ont rendu néanmoins sans accident et avec beaucoup de feu et de précision. Cette grande page instrumentale de l’auteur des Huguenots a donné lieu à cette observation, déjà faite si souvent, que Paris tient décidément à rester en arrière du mouvement musical de toute l’Europe quand il s’agit d’exécuter une œuvre écrite et produite pour la première fois hors de France. Pourquoi l’ouverture de Struensée que j’ai entendue à Saint-Pétersbourg en 1847 et à Londres en 1848, ne fait-elle son apparition devant le public parisien qu’à la fin de l’année 1857 ? Pourquoi n’a-t-on pas encore exécuté à Paris la partition entière de Struensée, écrite pour une tragédie de M. Michel Beer, frère du célèbre compositeur, et qui contient une foule de beaux chœurs, de marches, d’entr’actes, etc. ? A de telles questions, on répond en général en en faisant d’autres de la même espèce. — Pourquoi la Société des Concerts du Conservatoire a-t-elle attendu plus de dix-huit ans pour exécuter une œuvre semblable à Struensée, la partition composée par Beethoven pour l’Egmont de Gœthe ? Pourquoi celte même Société n’a-t-elle pas encore donné l’Elie de Mendelssohn ? Pourquoi a-t-il fallu trente ans pour qu’on se décidât à exécuter les Saisons de Haydn ?…. On pourrait peut-être bien trouver une raison à cette singulière réserve, à cette prudence des Sociétés musicales de Paris. Je crois la connaître : c’est la méfiance réelle, sinon avouée, qu’inspirent aux organisateurs de programmes les ouvrages qu’ils ne connaissent pas, lors même que ces ouvrages sont signés des noms les plus illustres ; on se méfie de Beethoven, de Mendelssohn, de Haydn, de Meyerbeer, et on n’étudie volontiers que celles de leurs œuvres qui ont déjà été entendues et dont on connaît l’effet. Nos directeurs de concerts de Paris ont toujours peur de s’empoisonner ; il leur faut des dégustateurs.
L’orchestre de M. Pasdeloup a
très bien dit aussi la symphonie en mi bémol de M. Gounod, œuvre
excellente, dont l’andante principalement a produit le plus grand
effet.
La bonne musique de chambre est trop rare pour négliger l’occasion d’en entendre quand elle se présente. Aussi m’étais-je empressé, la semaine dernière, de me rendre à l’invitation que j’avais reçue pour une soirée musicale organisée avec soin et bon goût, et où l’on a entendu plusieurs productions nouvelles de M. Gastinel. Ce jeune compositeur est du petit nombre de ceux qui croient qu’on peut faire autre chose en musique que des opéras-comiques, bien qu’il en ait fait un aussi, le Miroir, qui obtint un fort honorable succès il y a quelques années. Ses morceaux de chant détachés et ses sextuors pour piano et cinq instrumens à cordes contiennent de belles choses que nous ne pouvons ici analyser, et dont nous nous bornerons à constater la valeur. Le scherzo du second sextuor entendu dans cette soirée mérite cependant que nous le signalions comme un morceau supérieur à tous les autres du même auteur. C’est plein de verve, d’élégance et d’une charmante originalité. L’exécution, confiée pour les parties principales à des virtuoses tels que M. et Mme Massart, MM. Gouffé et Rignault, ne pouvait être qu’excellente. On en a rarement de pareille dans les salons. Ajoutons que M. Jules Lefort a supérieurement chanté la mélodie de M. Gastinel intitulée Demain, accompagnée d’une façon suave et expressive sur le cor anglais par M. Barthélemy.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 décembre 2009.
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