Site Hector Berlioz

Hector Berlioz: Feuilletons

Journal des Débats   Recherche Débats

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 14 DÉCEMBRE 1857 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation du Carnaval de Venise, opéra en trois actes, de MM. Sauvage et Ambroise Thomas.

    Tout le monde, avant la représentation de ce nouvel ouvrage, était persuadé qu’il n’y aurait là qu’un prétexte pour faire chanter à Mme Cabel des variations sur l’air vénitien, pour établir ainsi une lutte directe entre la cantatrice-virtuose de l’Opéra-Comique et celle du Théâtre-Lyrique. Et les commentaires d’aller leur train. « Mme Carvalho monte au mi dans la Reine Topaze, disait-on ; Mme Cabel montera au fa, voire même au sol dans le Carnaval. Mme Carvalho, dans un allegro, exécute des traits diatoniques contenant seize notes par mesure ; Mme Cabel nous fera entendre des passages chromatiques contenant vingt-quatre notes par mesure dans un mouvement plus vif encore. Mais l’idée de ce duel à coup de gosier est grotesque ; l’attaque de Mme Carvalho fut brillante, la riposte de Mme Cabel, après un an, va faire long feu. Cela est maintenant tout à fait hors de propos ; etc., etc. » Et il se trouve, en fin de compte, que Mme Cabel, dans le nouvel opéra, ne chante pas la moindre variation sur l’air vénitien ; que si elle fait des traits chromatiques à vingt-quatre notes par mesure, des arpéges, des sauts de dixième, des trilles obstinés, persistans, sans respiration, ni trêve, ni merci, c’est en chantant un concerto de violon tout bonnement. Et voyez la modération de la gracieuse cantatrice dans ces exercices : elle eut pu aborder avec succès l’emploi des sons harmoniques et imiter le violon jusqu’au contre-mi suraigu inclusivement (Mme Cabel monte où l’on veut ; on n’a jamais pu savoir jusqu’où il lui est interdit de s’élever), et elle s’en est abstenue. Elle aurait pu, par quelque procédé nouveau, imiter la double corde du violon et nous faire entendre avec sa seule voix une romance à deux voix (Vivier tire bien trois sons simultanés de son cor), et Mme Cabel ne l’a pas fait. Dans le cours entier de son rôle, elle s’est bornée à chanter une seule note à la fois, et nous avons été traités, malgré tant d’annonces perfides, absolument comme le commun des martyrs. Mais que d’élégance dans cette simplicité, que de sagesse dans cette réserve !

    L’intrigue de la pièce nouvelle est assez compliquée ; je l’ai comprise néanmoins. Voici ce dont il s’agit : Un chanteur italien du nom de Caramello, après une soirée triomphale où il a été rappelé cinquante-neuf fois, selon l’usage des théâtres ultra-montains, est rentré chez lui tout en nage : cela se conçoit. Saisi par l’air frais des lagunes, le demi-dieu est tombé dangereusement malade. Sa camarade Sylvia, une diva vertueuse, a pris un soin fraternel du ténor moribond et a fini par le rendre à la santé. De là une reconnaissance profonde et une affection des plus vives de Caramello pour Sylvia, mais sans la moindre arrière-pensée d’amour ; nos deux comédiens sont des modèles de vertu, et tout à fait dignes de voir, comme dit la chanson, lever l’aurore. Quoi qu’en dise une autre chanson, la vertu n’est pas toujours récompensée. Notre ténor rétabli n’est plus un ténor ; ô ciel ! plus de la de poitrine, plus de sol, plus de fa même ! plus de ces notes séductrices qui faisaient palpiter les belles Vénitiennes ! plus de fleurs ! plus de sonnets ! plus de dieu ! rien qu’un simple homme qu’on rappellera à peine vingt ou trente fois par soirée ; un ténor devenu basse. Fort heureusement, cette basse est belle. (Je pourrais dire que le ténor n’est pas tombé dans une basse-fausse, mais je m’en garde pour ne pas chagriner le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, qui déteste les calembours.) Et voilà notre Caramello engagé comme première basse profonde à l’un des théâtres lyriques de Venise. Sylvia, de son côté, a des sujets de chagrin ; elle est aimée d’un jeune seigneur vénitien, le beau Lelio ; elle l’aime ; mais elle ne consentira jamais à lui accorder sa main si Lelio ne triomphe des préjugés de sa famille contre les comédiens et n’obtient de tous ses parens un consentement clair et net à leur union. Quelle foudroyante vertu ! Sylvia serait digne de voir lever une aurore boréale. Comment faire pour obtenir l’assentiment de tous ces entêtés patriciens ? Lelio désespère d’en venir à bout. C’est alors Sylvia qui s’en charge. La voilà qui se fait admettre comme femme de chambre dans la famille du seigneur Paliformio, le parent principal de Lelio. Une fois installée au cœur de la place ennemie, notre rusée prima donna découvre une certaine quantité de secrets importans, et ses batteries sont bientôt dressées. D’abord le seigneur Paliformio a la manie de jouer du violon, et celle bien plus grave de composer des concertos pour cet instrument. De plus sa noble épouse a la faiblesse de se laisser courtiser par un grand cousin, et la maladresse de lui écrire d’interminables lettres. Ensuite une vieille folle, sœur, je crois, du Paliformio, eut des bontés jadis pour un danseur et alla même jusqu’à lui donner son portrait. Or, le vieux baladin vient de mourir, et l’on croit que son héritage, y compris le portrait, va passer entre les mains d’une femme de théâtre nommée Passa l’acqua. La vieille sera déshonorée si ce fatal présent d’amour n’est retiré à temps des mains de l’héritière. Mme Paliformio ou Paliformia sent enfin de quelle importance il serait pour elle de se faire rendre sa volumineuse correspondance par le grand cousin. Elle a même écrit à celui-ci pour le conjurer de venir la lui apporter un soir de carnaval sur la place Saint-Marc. Elle sera cachée sous un domino blanc orné d’un nœud de rubans bleus sur le côté gauche. Quant au signor Paliformio, son vice à lui, c’est le concerto de violon. Il vient d’en écrire un qu’il doit prochainement exécuter au grand concert d’inauguration d’une nouvelle Société philharmonique.

    Sylvia, tout en époussetant les meubles, a entendu ce bel ouvrage pendant que notre dilettante y travaillait, et saisissant au vol tous les traits de violon, tous les trilles, tous les arpéges, la mélodie de l’andante, le thème de l’allegro, elle a retenu dans sa mémoire le concerto tout entier.

    Voyons la fine mouche à l’œuvre maintenant. Elle achète ou se fait donner le portrait de l’ex-amante du danseur. Elle se rend à la place Saint-Marc, un peu avant l’heure indiquée par Mme Paliformio, portant le domino blanc orné du nœud de rubans bleus ; elle trouve le grand cousin parmi les masques, lui demande les lettres, les obtient et disparaît. L’épouse coupable vient à son tour, fait la même demande au jeune homme stupéfait.

    Explication. Il y a deux dominos blancs. Jesu mio ! je suis perdue !

    Or il nous faut assister au concert de la nouvelle Société philharmonique. Paliformio va venir y faire entendre son nouveau concerto ; mais Sylvia doit y chanter aussi. L’assemblée est brillante et nombreuse. L’auteur dilettante est à son pupitre, le violon à la main. L’orchestre joue le premier tutti, et au moment où Paliformio radieux va attaquer son solo, Sylvia s’élance, lui coupe la mélodie sous l’archet, et chante bravement, sans en manquer une note, le concerto de violon. Fureur et consternation de notre dilettante qui va passer pour un plagiaire s’il ose maintenant revendiquer comme sien le ravissant morceau. Succès pyramidal de la cantatrice ; félicitations, acclamations de l’auditoire éperdu. Sylvia profite du moment, et, passant rapidement auprès des parens de son fiancé, elle dit à Mme Paliformio : « Consentez de bonne grâce à mon mariage avec Lelio, c’est moi qui possède vos lettres ! » — A la vieille dame : « Votre portrait est chez moi. » — A l’auteur confondu : « Je vous ai volé votre concerto, mais je vous le rendrai, je vous en déclarerai l’auteur, si vous ne vous opposez plus à mon mariage. — Je consens à tout. Un artiste de votre mérite. Comment donc ! mais notre famille sera trop honorée de vous recevoir. » Les lettres, le portrait et le concerto sont rendus à leurs légitimes propriétaires ; l’honneur des dames est sauf, la gloire du compositeur est intacte, et l’amour est au comble de ses vœux. Ce qui prouve qu’une comédienne vertueuse peut quelquefois ne pas manquer de ce que les gens grossiers, qui appellent chaque chose par son nom, osent flétrir du nom de rouerie ; et qu’une femme mariée qui a un amant ne doit jamais lui écrire, et qu’une demoiselle de haute naissance qui se donne un danseur, commet une haute inconvénience en donnant son portrait au danseur, et enfin que lorsque on compose des concertos de violon, il ne faut pas les jouer soir et matin devant les domestiques.

    La partition du Carnaval de Venise est écrite avec cette facilité élégante et ce savoir exempt de sécheresse qui distinguent toutes les œuvres de M. Thomas. On y remarque une grande variété d’effets charmans autant dans la partie vocale que dans l’orchestre, un coloris brillant mais non criard, et une rare entente de la scène. L’ouverture est d’une coupe riche et originale. Ce sont d’abord des variations ravissantes sur l’air du Carnaval de Venise, se succédant après un ensemble énergique où le thème est proposé par l’orchestre plein. La première variation est pour deux clarinettes ; la deuxième, qu’exécute un hautbois seul, est plutôt un contre-chant écrit sur le chant donné, qu’une variation. La troisième, pour tous les archets unis, est ornée de fioritures du plus gracieux style, gazouillées par les instrumens à vent. Les flûtes brillent à leur tour, accompagnées du pizzicato des violons ; enfin le thème se transforme une dernière fois en une mélodie fort curieuse, exécutée par deux trompettes à coulisse ; et l’ouverture se termine par un saltarello de la plus entraînante vivacité.

    Dans le premier trio l’ensemble des trois voix contient des passages fort originaux, et les couplets de Sylvia :

En quittant la montagne,

sont pleins de grâce ; la valse en style tyrolien qui les termine produirait toujours son effet sur le public, lors même qu’on lui ôterait le prestige que lui prête l’exécution de Mme Cabel. Le duo :

Caramello n’est-il pas là ?

contient beaucoup de traits brillans et peut-être aussi un peu trop de modulations bien préparées cependant et enchaînées avec un grand art.

    Au second acte, nous avons à citer le chœur de masques sur la place Saint-Marc, et la grande scène intitulée le ménage de Polichinelle.

Le monseigneur Polichinelle
Avec sa femme se querelle.

    Ceci était extrêmement difficile pour le musicien ; M. Thomas en a fait un morceau bien caractérisé, plein de verve et d’entrain. On a beaucoup et justement applaudi l’air syllabique de Sylvia déguisée ; rien n’est plus piquant que ce débit rapide de syllabes, dont chacune porte sa note, et l’emploi de cette forme musicale se trouve là fort bien motivé. De larges effets d’harmonie se font remarquer dans le morceau d’ensemble des masques :

J’interroge mon âme….
Laquelle est ma femme ?…

    Tous les chœurs et airs de danse d’ailleurs de cet acte tourbillonnant pétillent de verve.

    Après un air très bien fait de Caramello vient, si je ne me trompe, un duo que je serais tenté de regarder comme le meilleur morceau de la partition :

Partout la perfidie,
Partout la foi trahie.

    L’andantino surtout :

Une infidèle m’abandonne,
    Consolez-moi,

est délicieux. Il y a moins de distinction dans l’air du noble dilettante. Le chœur du public dans la salle de la Société philharmonique est au contraire d’un beau style, éclatant, pompeux, harmonieux. Quant au concerto de violon qui a servi à faire briller la prodigieuse agilité de la voix de Mme Cabel, c’est un tissu de traits audacieux, exempts néanmoins de bizarrerie, où l’on retrouve toujours, dans les passages même les plus excentriques en apparence, un enchaînement logique d’idées et un sentiment musical incompressible. La partition du Carnaval de Venise a été constamment applaudie ; elle fait le plus grand honneur à la verve savante de M. Thomas.

    Il n’y a réellement que deux rôles musicaux dans cet ouvrage, celui de Sylvia et celui de Caramello. Mme Cabel a mis une grâce extrême dans le premier ; elle y chante, elle y vocalise, elle y violonise avec un aplomb, un brio, un fini incomparables et qui ont excité des tempêtes d’applaudissemens. Mme Cabel a été rappelée deux fois dans la soirée. En Italie, elle l’eût été soixante-neuf fois. On pouvait craindre pour Stockhausen dans la scène où il est obligé de prendre la batte, le costume bigarré et la pratique de Polichinelle. Le talent de cet artiste est plus sérieux que bouffon. Il s’en est tiré pourtant à la satisfaction générale, et jamais il n’a manqué de pasquinades. Dans tout le reste du rôle, il s’est montré le chanteur exercé et plein de goût que nous connaissions.

Mouvement musical de Paris.

Le concert donné à l’Opéra. — L’Élie de Mendelssohn au Cirque. Messe de M. Thomas à Saint-Eustache. — M. Daussoigne-Méhul ; le piano-orgue d’Alexandre.

    On remarque depuis peu dans notre monde musical des velléités de mouvement qui feraient bien augurer de la prochaine saison si l’expérience n’avait souvent montré combien sont trompeurs de pareils pronostics, et quelles plates et mesquines spéculations succèdent ordinairement aux tentatives les plus généreuses. Toutefois il faut signaler ce qui se fait de grand en musique de temps en temps et en savoir gré aux hommes à qui nous en sommes redevables.

    L’Opéra a donné la semaine dernière un concert festivalesque au profit de la Caisse des pensions de ses artistes et employés. Un somptueux programme, un personnel considérable d’exécutans de choix, l’intervention de la danse après le concert, devaient attirer la foule et l’ont attirée en effet. La salle était pleine, et la recette a dépassé dix-neuf mille fr. Je n’ai pas pu assister à ce festin d’harmonie ; il a été, dit-on, splendide. Je le crois bien ; quand les cinq cents premiers musiciens de Paris se réunissent dans un beau théâtre pour exécuter des chefs-d’œuvre de Beethoven, de Weber, de Gluck, de Mozart, chefs-d’œuvre qu’ils ont déjà joués soixante ou quatre-vingts fois, il doit tout naturellement en résulter quelque chose de présentable. Car c’est en général le défaut de répétitions qui rend douteux le succès de l’exécution dans les vastes concerts de cette espèce. On répète pendant des mois entiers d’affreux petits monstres d’opéras, la honte de l’art ; mais, quand il s’agit de produire dignement de la musique pure en dehors des intérêts du théâtre, il faut se contenter de trois, de deux répétitions, et le plus souvent d’une seule. On n’a, pour répéter les concerts, ni temps ni argent.

    A part quelques villes d’Allemagne que l’on pourrait citer, il en est à peu près de même en tout pays. De là l’obstination de la plupart des organisateurs de fêtes musicales à reproduire toujours les mêmes anciens morceaux, parce qu’ils n’ont plus besoin d’être répétés, et leur répulsion pour les compositions nouvelles, qui exigent de sérieuses études. De là aussi malheureusement le peu d’utilité, au point de vue du progrès de l’art, de ces concerts prudens où l’on ne risque rien et qui ne coûtent rien. Tel a été le concert de l’Opéra. De quel intérêt était-il pour la musique en effet qu’on y entendît le chœur de la Bénédiction des poignards des Huguenots, la septième symphonie de Beethoven, l’ouverture d’Obéron, un air de danse d’Iphigénie en Aulide et d’autres morceaux fort beaux, sans doute, très admirables et très admirés, mais qui forment le répertoire habituel des concerts du Conservatoire et qu’on entend en outre un peu partout depuis vingt ans ?

    Mais l’impossibilité de répéter est l’excuse des habitudes routinières que l’on semble avoir le droit de reprocher aux organisateurs des concerts éventuels comme celui dont il est ici question, et même aussi quelque peu aux directeurs des institutions musicales établies et fonctionnant régulièrement, telles que les concerts du Conservatoire. On cite même comme une espèce de coup d’Etat, comme un admirable élan d’audace, la soudaine résolution que prit l’an dernier le comité de ces concerts de faire entendre au public parisien, et pour la première fois, les Saisons, de Haydn, et de faire entendre cet ouvrage non par fragmens, selon l’usage français, mais bravement dans son entier, sans arrangemens, transpositions ni coupures. Cette partition existait depuis plus d’un demi-siècle, et dans toutes les solennités musicales on persistait à ne faire entendre que l’autre oratorio de Haydn, la Création….. parce qu’on la savait. Enfin mieux vaut tard que jamais, et c’est surtout à Paris que les amis de la musique doivent dire : Qui vivra verra.

    M. Pasdeloup, le directeur et chef d’orchestre de la Société des jeunes artistes, appartient à cette classe de condottieri de la musique, bohêmes de l’art si l’on veut, mais bohêmes vivans, agissant énergiquement, et qui en dernière analyse font quelque chose. Or je ne suis pas de l’avis de ceux qui pensent qu’il vaut mieux ne rien faire que de faire quelque chose d’imparfait. Si cette opinion dominait dans le monde des arts, des sciences et de l’industrie, nous n’aurions à cette heure ni la photographie, ni les chemins de fer, ni la navigation à la vapeur, ni les télégraphes électriques, ni vingt autres merveilleuses conquêtes de l’esprit humain qui furent fort loin, dans l’origine, de ressembler à ce qu’elles sont aujourd’hui.

D’abord il s’y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
    Puis enfin il n’y manqua rien,

a dit le fabuliste. Mais pour parvenir à s’y prendre bien, il me semble évident qu’il faut commencer par s’y prendre de quelque façon. S’il s’agit de musique, on égorge bien par-ci par-là quelques chefs-d’œuvre, mais il y a de ces chefs-d’œuvre qui guérissent de leurs blessures et doivent, après tout, à leurs honnêtes assassins d’être plus tard appréciés et connus. Tâchons pourtant d’assassiner le moins possible.

    Ceci, qui aurait pu avoir trait à M. Pasdeloup il y a quelques années, ne lui est plus appliquable aujourd’hui. Il a voulu tout récemment faire quelque chose, produire une grande œuvre inconnue des Parisiens, l’Elie de Mendelssohn ; et il y est parvenu. Il en a fait entendre, du moins, la première partie. Il a fallu pour cela trouver une vaste salle ; la salle du Cirque obtenue, il a fallut en combattre la détestable sonorité, empêcher le roulement des ondes sonores, découvrir enfin la disposition particulière de l’orchestre et des chœurs qui seule pouvait faire arriver à ce résultat. La salle du Cirque, telle que M. Pasdeloup l’a fait arranger en y construisant une estrade pour l’orchestre et en plaçant un réflecteur derrière les derniers rangs des choristes échelonnés sur des gradins derrière l’orchestre, est maintenant le meilleur local que je connaisse pour les grands concerts. L’Exeter-Hall de Londres ne saurait même lui être comparé.

    Cela a coûté beaucoup d’argent, il est vrai, mais la recette du festival mendelssohnien a couvert à peu près les frais de cette mise en train d’une grande machine musicale. Il faut applaudir à cet élan de curiosité qui a fait affluer la foule au Cirque des Champs-Elysées, dimanche dernier. L’ensemble de ce nombreux auditoire et de cette masse d’exécutans, si ingénieusement disposée, était d’un aspect magnifique. L’exécution en outre a été à peu près irréprochable. L’orchestre, dans les airs et duos d’Elie, a souvent accompagné beaucoup trop fort, défaut inévitable dans un grand ensemble instrumental tel que celui-là, si on laisse jouer dans les accompagnemens la bande entière des instrumens à cordes, au lieu de la réduire à un petit orchestre d’accompagnement. Mais les instrumens à vent sont restés irréprochables, et l’effet des voix, dans ces pompeuses périodes chorales, a frappé tout l’auditoire par sa majesté. Les solis étaient chantés par Mlle Falconi, dont la voix splendide se déroulait à l’aise dans ce vaste vaisseau, par Stockhausen, Jourdan et de deux jeunes personnes élèves du Conservatoire. Mlle Falconi, désormais fixée à Paris, rendra d’éminens services dans toutes les circonstances où la musique sérieuse aura besoin d’une interprète intelligente, fidèle et dévouée ; elle chante le français sans accent, elle est en outre musicienne comme la musique.

    Mlle Falconi s’était fait entendre quelques jours avant le concert du Cirque dans une très belle messe de M. Ambroise Thomas, exécutée sous la direction de M. Tilmant et par les soins de l’association des artistes musiciens dans l’église de Saint-Eustache. Là encore elle avait pour partenaire Jourdan, et de plus Battaille, qu’on entend aujourd’hui trop rarement.

    On a eu lieu d’être surpris de l’attention profonde prêtée par le nombreux auditoire réuni dans le Cirque à la sévère composition de Mendelssohn, comme aussi du discernement avec lequel il a su en applaudir les plus belles pages. Il est vrai que la colonie allemande de Paris était là presque tout entière.

    M. Pasdeloup avait cru devoir faire précéder la première partie de l’oratorio d’Elie de trois morceaux étrangers à cette grande œuvre : l’ouverture du Freyschütz, un prélude de Bach, sur lequel M. Gounod a composé une mélodie de violons et un chœur, et une fantaisie sur des motifs des Huguenots, composée par M. Daussoigne-Méhul pour le piano-orgue à triple clavier d’Alexandre, et exécutée par l’auteur. L’orchestre, dirigé par M. Pasdeloup, a exécuté l’ouverture avec une fougue peut-être un peu excessive et qui pouvait faire craindre à certains momens pour la netteté de l’exécution. Aucun accident néanmoins n’en est résulté. Le prélude de Bach, ou plutôt celui de M. Gounod, a été bissé. Quant au morceau de piano-orgue, pour lequel il y avait lieu de craindre dans un aussi vaste local, il a produit le plus grand effet. M. Daussoigne-Méhul s’est vu, à trois ou quatre reprises, interrompu par les applaudissemens. Le public paraissait singulièrement étonné de la richesse, de la variété et de la force des sons qui jaillissaient sous les doigts du virtuose de ce magnifique instrument. On a surtout admiré la pureté de timbre du registre de hautbois avec lequel M. Daussoigne-Méhul a joué sur le second clavier la romance : Plus blanche que la blanche hermine ; l’accent de cette mélodie ainsi exécutée acquérait une suavité d’expression à laquelle bien peu de ténors ont pu atteindre. C’est un éclatant succès pour le virtuose et pour l’instrument.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 décembre 2009.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil

Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863 
Back to Home Page