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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 31 MAI 1857 [p. 1].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de la Clef des champs, opéra en un acte, de M. Boisseaux, musique de M. Deffès.

    Il y a une classe de fonctionnaires publics que le théâtre de l’Opéra-Comique a toujours vilipendée, je ne sais pourquoi, et d’autant plus à tort, ce me semble, qu’elle lui fait gagner, depuis un temps immémorial, beaucoup d’argent. Ce sont les baillis. La statistique n’est pas encore parvenue à connaître le nombre des opéras où figure le bailli ; et toujours ce respectable magistrat y est représenté comme un sot. Il est bouffi d’une grotesque vanité, il prononce des discours ridicules, il couronne des rosières avariées, il prend un insolent valet pour un seigneur, il a un gros ventre, des jambes cagneuses, une voix nazillarde, il chante des airs, il dit des mots moisis, il est l’ami de tous les pères, le père de tous les enfans ; enfin, à le voir aller et venir d’un pas important au milieu de tous les groupes de villageois, marcher en tête de tous les cortéges nuptiaux et baptismaux, la perruque au vent, au son du tambourin et du galoubet, pendant que la foule endimanchée chante ce chœur éternel illustré par Vivier dans un de ses charmans proverbes :

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

on a le plus vif désir de le voir mystifié, et l’on approuve d’avance tous les méchans tours qui lui sont réservés. N’y a-t-il pas un peu de prévention dans ce parti pris de déconsidérer le bailliage ? Existe-t-il une profession, une seule, à l’exercice de laquelle la sottise et le ridicule qui la suit soient indispensables ? N’a-t-on pas vu, ne voyons-nous pas surtout aujourd’hui des vaudevillistes de beaucoup d’esprit ?… Vraiment il serait temps que l’un des deux vaudevillistes d’esprit que nous possédons entreprît la réhabilitation du bailli, ou tout au moins, si cette tâche est au-dessus des forces d’un homme, il serait temps que le bailli ne fût plus ainsi bafoué. Laissez enfin ce digne homme remplir en paix ses innocentes fonctions, et vous aurez, croyez-moi, le cœur bien plus léger et la voix bien moins aigre pour reprendre le chant favori de l’opéra-comique :

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

    Dans l’œuvre nouvelle, la scène se passe à Noisy. Nous sommes à la veille de la fête de ce village ; on doit en ce jour solennel couronner une rosière. M. le bailli cherche par monts et par vaux ce gracieux modèle d’innocence ; il désespère de le trouver, et tout lui fait craindre que le lendemain on entende chanter dans Noisy :

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

sans qu’il ait découvert l’objet aimable qui doit de cette fête être le plus bel ornement.

    Un idiot, qui s’appelle ou doit s’appeler Pompon, et qui fut marchand de modes à Paris, a eu l’ambition de devenir aubergiste à Noisy. Cette ambition a été satisfaite. Or une jeune élégante, de tournure fort évaporée, vient s’abattre dans l’auberge de Pompon, qui reconnaît dans la nouvelle venue Jeanne Vaubernier, une des plus jolies grisettes de son magasin de modes. Jeannette prie son ancien patron de la recueillir chez lui ; elle le servira fidèlemcnt, et, pour se conformer à sa nouvelle condition, elle quittera les beaux atours dont elle est revêtue pour l’humble accoutrement d’une servante de village.

    Cette Jeannette ou Jeanne, après avoir fait ses premières armes comme modiste, était devenue comtesse Dubarry ; plus tard, des fonctions spéciales lui ayant été confiées à la cour, elle avait acquis sur l’esprit du roi Louis XV un empire à peu près absolu. Son influence n’ayant pu néanmoins s’élever jusqu’au point de faire renvoyer par le roi le duc de Choiseul qu’elle détestait, la comtesse fit un coup de tête, disparut brusquement et prit la clef des champs. Telle est la cause de son apparition soudaine au village de Noisy, la veille du jour où les villageois vont chanter en chœur avec accompagnement de tambourin :

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

    Or le bailli, en quête de sa rosière, n’a pas plutôt aperçu la nouvelle servante de Pompon, qu’en sa qualité d’homme sagace et perspicace il a flairé là une fleur d’innocence. « Avons-nous toujours été bien sage, mon enfant ? — Oh ! m’sieu le bailli ! — Nous n’avons jamais eu d’amoureux ? — Oh ! m’sieu le bailli ! — Elle est charmante, c’est la grâce et la vertu incarnées. Voilà ma rosière ! » Et notre homme d’aller aussitôt répandre en tous lieux la bonne nouvelle ; et les gens de Noisy d’entonner avec enthousiasme et avec accompagnement de tambourin :

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

    Oui, mais S. M. Louis le quinzième, vulgairement dit le Bien-Aimé, a bien vite remarqué qu’il manquait quelque chose à la machine gouvernementale et que personne ne pouvait aussi bien que la comtesse Dubarry remplir les fonctions délicates qu’elle avait résignées. Aussitôt le Bien-Aimé de prendre à son tour la clef des champs et de tomber à Noisy précisément le jour où la comtesse, sous le nom de Rosette, allait être proclamée rosière par M. le bailli, acclamée par les villageois de Noisy, et se préparait à recevoir la couronne des vierges de village. En reconnaissant le roi sous son déguisement de simple chevalier, la comtesse a tout de suite l’idée de prendre le ton haut, et de réclamer, pour prix de son retour à la cour et de sa rentrée en fonctions, le renvoi de ce malheureux duc de Choiseul ; de son côté, le Bien-Aimé, en retrouvant son charmant fonctionnaire sous l’apparence d’une servante d’auberge, n’hésite point à prendre le ton bas et à sacrifier le pauvre duc. Tout alors est arrangé : Jeanne, Jeannette, Rosette, Vaubernier, comtesse Dubarry, dit adieu à son bon Pompon, et se décide bravement à retourner prendre sa charge à la cour. On entend des voix :

Voilà des paysans la fête qui…..

Interruption du chant favori des villageois, consternation de la population en général et du bailli en particulier, en voyant la rosière tant cherchée se disposer à partir. Mais la comtesse, adressant au bailli un de ses plus gracieux sourires, lui dit adieu en promettant d’envoyer à Noisy une rosière de Versailles. Les villageois de reprendre alors avec un nouveau plaisir, mais toujours avec le même accompagnement de tambourin, le chant si doux et si cher à tous les chœurs bien nés :

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

    M. Deffès, qui a écrit la musique de cette pastorale, a déjà donné au théâtre de l’Opéra-Comique un acte intitulé l’Anneau d’argent. C’est à lui que l’on doit encore la messe solennelle qui fut exécutée à Notre-Dame, il y a quelques mois, par les soins de l’Association des artistes musiciens. Ce dernier ouvrage contient de fort beaux passages, et le sentiment général en est digne et élevé. Deux morceaux à voix seule surtout, l’un chanté avec onction par Jourdan, l’autre dont Faure rendit on ne plus heureusement l’accent grandiose et en quelque sorte prophétique, impressionnèrent vivement l’immense auditoire qui remplissait la cathédrale.

    L’Association des artistes musiciens rend à l’art de véritables et éminens services en organisant de temps en temps de grandes exécutions solennelles comme celle qui a mis en lumière la belle œuvre de M. Deffès. On regrette seulement qu’elles ne soient pas moins rares. Il est permis de croire que la population barbare de Paris se civiliserait peu à peu, grâce à l’influence de ces nobles fêtes, et que l’éléphantiasis morale dont elle est atteinte, et qui lui interdit les perceptions les plus délicates et les plus pures de l’art, se guérirait enfin par l’action bienfaisante de ces bains d’harmonie. Mais que nous sommes encore loin de pouvoir faire comprendre aux Parisiens qu’il y a cent fois plus de valeur musicale dans la partition de M. Deffès entendue à Notre-Dame, que dans son dernier opéra comique, quel qu’en soit le mérite intrinsèque d’ailleurs !

    Le Parisien est comme le provincial français sous ce rapport ; tout ce qui tient de près ou de loin au théâtre lui inspire une sorte de vénération superstitieuse, quand il s’agit de musique surtout. Avoir produit l’œuvre instrumentale tout entière de Beethoven, par example, c’est pour lui peu de chose ; mais avoir fait des opéras ! des opéras joués par des acteurs ! par des acteurs costumés ! sur un vrai théâtre ! où l’on voit des décors ! quel honneur ! quelle gloire ! quelle immortalité !….. « Ce monsieur fait des opéras !!… Que j’aurais aimé, moi aussi, faire des opéras !!… » Ainsi parle le Parisien du Marais, du faubourg Saint-Antoine, du quartier du Temple, de Batignolles, du quartier Mouffetard, et le provincial de tous les départemens. D’où il suit que M. Deffès, auteur de la messe solennelle de Notre-Dame, n’eût pas reçu un coup de chapeau des mêmes gens qui salueront jusqu’à terre l’auteur de la Clef des champs.

    Il y a pourtant des choses piquantes et jolies dans ce petit ouvrage (pardon, je dois dire avec révérence), dans cet…. opéra.

    L’ouverture débute par un andante avec sourdine, d’un effet agréable, et l’allegro par un thème très élégant, de la famille des thèmes sautillans de certaines ouvertures de Rossini. La seconde mélodie de ce morceau est moins distinguée ; elle semble appartenir au style scolastique le plus pur. J’entends ici par style scolastique le style des cantates du concours de l’Institut, le style fade, incolore dans lequel s’est formulée depuis cinquante ans tout une petite famille de phrases scrofuleuses qu’on ne voit grouiller qu’à Paris.

    Le quatuor du commencement est bien conçu ; on a beaucoup applaudi le premier air de Mme Dubarry ; les couplets pleins de naïveté : « Il est un pays charmant. » La chanson du roi : « L’amour est une chanson », est d’une bonne et franche allure ; et l’on s’accorde généralement à louer beaucoup un trio fort bien écrit et plein de verve. Les rôles principaux de la Clef des champs sont joués avec talent par Mlle Lemercier, Jourdan et Couderc. Ce nouvel acte a réussi réellement ; il figurera souvent et longtemps sur l’affiche, et les opéras de l’ancien répertoire auront un auxiliaire de plus pour timpaniser le bailli et répéter le chœur :

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

THÉATRE-LYRIQUE.

Première représentation des Nuits d’Espagne, opéra en deux actes, de M. Michel Carré, musique de M. Semet.

    Le Théâtre-Lyrique ayant chanté tout l’hiver Obéron et la Reine Topaze, se fût trouvé fort dépourvu quand le printemps est enfin venu, sans les pauvres petits morceaux de mouche et de vermisseau qu’il avait dans son grenier. Car il y a un terme à tout, et les variations sur l’air du Carnaval de Venise doivent commencer à paraître un peu monotones. Il a donc fallu se résigner à mettre en scène quelques nouveautés. Nous allons probablement voir en défiler un certain nombre : les Nuits d’Espagne ouvrent la marche. Il s’agit ici du vieux tuteur qui tient une pupille en cage.

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

(Ce beau chœur me poursuit.)

Cette pupille est demandée en mariage par un vieux grand niais nommé Gil-Nunez, qu’elle n’aime point, et recherchée pour le mauvais motif par un petit Anglais qu’elle aime. Sa suivante Inésille frétille aussi à l’entour d’un gentil matelot, pendant que le major Robinson, troisième Anglais, fuit au contraire une certaine duègne qu’il eut le malheur d’épouser et l’heur d’abandonner il y a quelque vingt-cinq ans. De là force morceaux d’ensemble à six voix, sérénades sous les balcons avec accompagnement de mandoline, toréadors, matadors, corrigédors, échelles de soie, manteaux couleur de muraille, plaisanteries sur les taureaux et les maris, et les coups de corne, conjugaison du verbe encorner, enlèvemens, désappointements du Gil et du tuteur, retour du major Robinson dans l’île du mariage, noces et festins, tous les gens des environs de Cadix en fête.

Voilà des paysans, etc.

    La partition des Nuits d’Espagne est, je crois, le premier ouvrage de M. Semet. On y découvre tout d’abord de précieuses qualités musicales, de l’entrain, de la verve, un style naturel, du savoir et du goût. Quelques morceaux semblent avoir été écrits trop vite, et la mélodie en a paru assez ordinaire. Le premier air de la pupille Carmen :

Il me disait d’une voix tendre,

est de ce nombre. Mais il y a dans ces deux actes de charmantes choses et en grand nombre, que le public a remarquées et applaudies. Tels sont les jolis couplets :

Une mignone créature ;

un charmant boléro :

L’alcade de Sandoval ;

un sextuor bien conçu, de fines et élégantes vocalisations, d’heureux effets de rhythme ; le septuor chanté sur les balcons d’une place de Cadix :

Voici le jour qui se lève,

d’un comique excellent ; un duo très bien fait et surtout un chœur de toréadors qu’on a fait recommencer, et qui ferait honneur à un maître. Cet excellent morceau produirait plus d’effet encore si les ténors du chœur ne le chantaient pas un quart de ton trop haut. Ce défaut devient de plus en plus rare et n’en paraît que plus grave à ceux des auditeurs qui le remarquent. Aussi un amateur a-t-il répondu l’autre soir à son voisin qui lui demandait pourquoi ces ténors choristes s’obstinaient à chanter trop haut : « C’est par probité, Monsieur, les ténors solistes chantant tous maintenant trop bas. »

    Les Nuits d’Espagne, à en juger par les applaudissemens, ont obtenu un beau succès. Deux débutans faisaient dans cet opéra leur première apparition en public : ce sont, un baryton assez grave (Lesage), dont le chant rendra des services utiles au Théâtre-Lyrique, mais qui doit modérer les terribles éclats de sa voix dans le dialogue, qu’il vocifère d’une façon intolérable pour quiconque n’est pas sourd ; et un soprano frais et agile, Mlle Moreau, jeune et jolie personne, qui vocalise aisément, et ne chante ni trop haut ni trop bas. Les autres rôles des Nuits d’Espagne sont remplis avec zèle et talent par trois acteurs que le public aime de jour en jour davantage, Mlle Girard, Fromant et Grillon.

    Tous ont été rappelés.

Voilà des paysans la fête qui s’apprête !

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2010.

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