FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 3 FÉVRIER 1857 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Psyché, opéra en trois actes, de MM. Jules Barbier et Michel Carré, musique de M. A. Thomas.
L’opéra le Trouvère : Mme
Lauters.
On ne s’attendait guère à voir, en 1857, la mythologie s’installer sérieusement à l’Opéra-Comique ; on croyait en général que l’ouvrage annoncé sous le nom de Psyché serait une sorte de parodie des idées antiques dans le genre de la Galatée de M. Massé. Point du tout ; nous sommes en plein Olympe, avec Vénus, Mercure, l’Amour, Jupiter, le tonnerre de ce dieu, etc. ; il ne manque dans l’ensemble qu’une seule figure, Hébé.
L’action commence à Lesbos : tout le peuple lesbien, agenouillé devant le temple de Vénus, implore la déesse pour obtenir le beau temps. Il paraît que des tempêtes violentes ravagent depuis quelques jours la contrée. Mais pourquoi s’adresser à Vénus et non à Jupiter, le dieu de la pluie, de la grêle et de tous les météores désagréables ? Ah ! c’est qu’on a eu vent, je ne sais comment, de la cause première de ces orages. Or, cette cause première est bien en réalité Vénus. C’est elle en effet qui, à force de cajoleries, a obtenu du roi des dieux, son père, qu’il eût la bonté de tout bouleverser dans l’ile de Lesbos. Et le pater omnipotens atque hominum rex, olli subridens, comme dit Virgile, n’y a pas manqué. Le roitelet de Lesbos a une fille ; il a même trois filles. L’une de ces demoiselles, Psyché, est d’une beauté si extraordinaire qu’on en parle à plus de six lieues à la ronde dans l’île, qu’on l’admire, qu’on l’adore presque comme une divinité ; tant et tant que Vénus en éprouve du dépit et veut à toute force se venger sur tout ce peuple, qui pourtant n’est pas beau du tout. Les deux sœurs de Psyché, Daphné et Bérénice, ne manquent pas de jalousie non plus et verraient avec plaisir arriver à Psyché quelque affreux malheur. Justement voici venir Mercure, qui, en sa qualité de messager des dieux, a l’habitude d’aller droit au but, et remettant la vengeance de la déesse dans sa voie, ne s’amuse pas à ruiner les vendanges ou à faire pourrir les melons des Lesbiens. Il prend la figure et l’habit du prêtre de Vénus, et rend au peuple une prétendue réponse de l’oracle ainsi conçue : Peuple de Lesbos, les fléaux qui vous épouvantent n’auront un terme que si vous obéissez sans murmure à la volonté des dieux. Or, les dieux sont fort en colère contre vous, et ils exigent qu’une victime jeune et belle soit plongée par vos mains au sein des flots amers.
« Nommez-nous la victime
Que demandent les dieux,
s’écrie le peuple (comme dans l’opéra d’Iphigénie en Aulide). — C’est Psyché ! » Consternation, et résolution aussitôt prise de noyer la princesse. Le peuple de Lesbos est si bon ! Tous les peuples sont bons !…
Mais je vais trop vite ; avant cette scène populaire, plusieurs scènes de famille ont eu lieu. Deux Béotiens, Antinoüs et Gorgias, sont venus tout exprès à Lesbos, l’un pour demander la main de Bérénice, l’autre pour obtenir celle de Daphné ; mais après avoir vu Psyché, chacun d’eux la préfère. Or Psyché ne veut ni de l’un ni de l’autre. Elle n’aime rien, ni personne. J’ai toujours eu une assez triste opinion de cette petite ; elle dut être froide, sotte et même niaise, et Vénus lui fit grand honneur, à mon sens, d’accorder à ses charmes une telle attention. Mais voilà qu’Eros, autrement dit Amour, ou Cupidon, assiste incognito à la conversation des Béotiens avec Psyché. Le dédain avec lequel la jeune fille congédie ses prétendans lui plaît. Il l’examine et la trouve prodigieusement belle. Il se présente à son tour sous un costume assez peu avantageux, se dit fils d’un marchand de vin de Syracuse, obtient des confidences. Psyché n’a jamais eu la moindre velléité de tendresse pour aucun être humain. « Voilà mon affaire, se dit le petit polisson ; et je la défendrai, et je l’aimerai, et je l’instruirai. Et je me moque de Mercure, et il faudra bien que ma mere en prenne son parti ; je ferai voir à tous que je ne suis plus un enfant. » Si bien qu’au moment où la petite est entraînée par le peuple qui va lui attacher une pierre au cou et la précipiter dans la mer, Eros, toujours déguisé en fils d’un marchand de vin de Syracuse, fait signe à quelqu’un dans les nues, et aussitôt nous voyons descendre Zéphire qui s’empare de Psyché à la barbe des prêtres et s’élève lentement avec elle vers le ciel. Il me semble que l’Amor, possente nume, aurait bien pu se donner la peine d’enlever lui-même sa beauté. Il aurait dû le faire avec d’autant plus de raison que Zéphire presse fort tendrement entre ses bras la tremblante vierge ! Je sais bien que ce n’est qu’un mannequin, un faux Zéphire ; mais c’est égal, si j’étais dieu, j’enlèverais moi-même.
Au second acte, Psyché est dans le palais qu’occupe l’Amour au cœur de l’Olympe. Elle a une foule de dames d’honneur qui se moquent d’elle en son absence, selon l’usage. Mais elle paraît, et tout le monde l’admire et l’adore. Seulement la petite niaise s’ennuie déjà au ciel comme si elle l’habitait depuis trois semaines. Avant son arrivée, Eros avait eu avec Mercure une explication assez vive, et le dieu aux pieds ailés avait fini par avouer qu’il n’eût pas été aussi brutal s’il avait su les tendres sentimens de son confrère pour la jeune Lesbienne. Ce qui n’est pas vrai ; Mercure ment comme un dentiste ; il médite même contre Psyché, contre l’Amour et contre leurs amours toutes sortes d’affreux tours.
Vénus, en apprenant que son fils a eu l’audace d’installer chez lui la petite morretaihaile (mortelle), comme dit Mme Ugalde, voit qu’il n’y a plus à plaisanter avec monsieur son fils et consent à ne pas troubler sa lune de miel, à la condition pourtant que Psyché ne verra jamais son époux et ignorera même son rang, son nom et sa profession. Psyché devra être précipitée de l’Olympe si elle ose pénétrer ce mystère. Eros a l’imprudence de consentir à l’arrangement. En attendant, pour désennuyer la petite, qui boude et a toujours l’air de dire : Je voudrais bien m’en aller ! Mercure, qui s’est mis à ses ordres sous le nom d’Argus, amène des danseuses, commande un festin, introduit même (par une porte dérobée sans doute) les deux sœurs de Psyché et les deux Béotiens ; et l’on danse, et l’on festine, et l’on s’amuse un moment. Les deux sœurs, instruites par Psyché de la singulière position qu’elle occupe dans l’Olympe et de la défense qui lui a été faite de chercher à connaître le nom et les traits de son mari, persuadent à la pauvre niaise que tout ceci cache un affreux mystère, et que son mari, puisque mari il y a, est peut-être un monstre, un monstre odieux. La nuit tombe ; voici la chambre nuptiale. Les deux époux sont seuls et l’Amour dit à Psyché une foule de tendresses. Mais la sotte n’a que de la curiosité : ses sœurs d’ailleurs lui ont monté la tête. Eros se refusant à répondre à ses questions et à se laisser voir : « Ne m’approchez pas, s’écrie-t-elle, vous êtes un monstre ; je n’ai pour vous que de l’horreur ! » Et elle s’enfuit dans un appartement voisin, dans son boudoir ; pour y bouder sans doute. Eros, au lieu de l’y suivre, se met à chanter une invocation au sommeil, et va se coucher….. tout seul, comme un vieux mari qui a trop dîné, et s’endort sans s’occuper davantage de Psyché. Ce n’est pas ainsi, dit-on, que dans l’antiquité se passa cette nuit solennelle. Mais les exigences de la scène moderne… La belle boudeuse, lasse de bouder, sort du boudoir et vient rôder autour du lit de son époux. Vains efforts, l’obscurité est impénétrable ; elle ne voit que la nuit, n’entend que le silence, car l’Amour au moins ne ronfle pas ; jusqu’au moment où Mercure, apportant une torche allumée, lui dit : « Regarde ! » Un coup d’œil, un cri : Eros !! et tout s’abîme ; et Psyché, en revenant à elle, se trouve dans un affreux désert, au milieu de roches sauvages couvertes de neige, où il gèle à pierre fendre.
Au troisième acte, Psyché est parvenue à s’échapper de son désert glacé. Elle est dans un jardin où s’agite une assez mauvaise société : bacchants et bacchantes y dansent la bacchanale autour de la statue de ce dieu des jardins que la pudeur ne permet pas de nommer. Mercure reparaît ; il a encore beaucoup de méchancetés à commettre. Quel messager de malheur ! Il veut appliquer de vive force sur le visage de Psyché un masque hideux qui la rendra repoussante. Eros, déguisé en gardeur de moutons, la sauve de ce nouveau danger. Psyché pourtant n’est plus aussi belle ; les chagrins et les voyages ont terni sa fraîcheur. Le traître Mercure a voulu lui persuader d’user d’un cosmétique qui doit rendre à sa beauté tout son éclat et d’un philtre qui doit ramener palpitant à ses pieds l’époux qu’elle regrette. Seulement elle est prévenue que si elle accorde à cet époux le moindre baiser, elle mourra de la mort. Or Psyché n’a touché ni au cosmétique ni au philtre. Les circonstances ne l’ont pas permis. Les deux sœurs jalouses et les deux Béotiens tombant encore là du ciel trouvent, les unes le petit pot, les autres l’amphore. On se farde, on boit ; et voici Daphné et Bérénice changées en vieilles horribles, et Antinoüs et Gorgias perdant la mémoire et le peu de bon sens qu’ils avaient.
Eros et Psyché sont de nouveau en présence ; l’un a beau protester qu’il n’est point Eros, mais un simple berger, l’autre n’en persiste pas moins à le reconnaître, à lui jurer qu’elle l’adore, qu’elle se repent de sa coupable curiosité et à le tourmenter pour qu’il l’embrasse. Eros cède à la fin, le fatal baiser est donné, et Psyché tombe à la renverse. La voilà morte pour tout de bon. Alors l’Amour entre en fureur, en rage. N’est-il pas l’âme de la nature entière ? Il va tout détruire, tout éteindre, tout congeler ! La race humaine disparaîtra, la terre, les mers et les airs seront dépeuplés, le soleil lui-même s’obscurcira, si Psyché n’est rendue à la vie. Jupiter n’est ni sourd, ni sot. Il sait le petit gaillard parfaitement capable d’exécuter sa menace, et comme d’ailleurs la plaisanterie ne l’amuse plus que médiocrement, voilà sa divinité qui descend en grand gala de l’Olympe ; Psyché est rendue aux feux de son époux et à une vie… éternelle. Elle passe déesse.
Ce qui prouve que les défauts des femmes sont des qualités, puisqu’ils leur donnent, en dernière analyse, des droits à l’immortalité bienheureuse… quand elles sont prodigieusement belles.
On a fait des miracles pour la mise en scène de ce sujet mythologique. La première fois qu’il fut traité, par ordre du roi Louis XIV, il fallut recourir à toutes les ressources du théâtre des machines du palais des Tuileries et à la collaboration de quatre hommes tels que Pierre Corneille, Molière, Quinault et Lulli. Le sujet de Psyché venait d’être remis en vogue par le roman de La Fontaine. Molière ne put faire que le premier acte, la première scène du second et la première du troisième. Les ordres de la cour étaient pressans ; Corneille se chargea du reste de la pièce et voulut bien s’assujettir au plan d’un autre. L’auteur de Cinna fit, à l’âge de soixante-cinq ans, cette déclaration de Psyché à l’Amour, qui passe encore pour un des morceaux les plus tendres et les plus naturels qui soient au théâtre, et qui finit ainsi :
…………………………………………………………………………………….
Par quel ordre du ciel, que je ne puis comprendre,
Vous dis-je plus que je ne dois,
Moi de qui la pudeur devrait au moins attendre
Que vous m’expliquassiez le trouble où je vous vois ?
Vous soupirez, seigneur, ainsi que je soupire ;
Vos sens, comme les miens, paraissent interdits.
C’est à moi de m’en taire, à vous de me le dire
Et cependant c’est moi qui vous le dis.
La partition de Psyché est écrite avec un soin qui se révèle dans les moindres détails, et avec cette science aisée et naturelle qu’on trouve dans toutes les œuvres de M. Thomas. Il n’y a pas d’ouverture proprement dite, mais seulement une introduction qui débute par un andante avec sourdines, d’un caractère doux et tendre, et se termine par une tempête bien traitée.
Le chœur du peuple devant le temple de Vénus contient de suaves harmonies. Il y a de l’animation et des effets piquans dans le duo des deux sœurs jalouses qui s’accablent mutuellement de complimens exagérés. L’air de Mercure :
Je suis le messager des dieux,
finit bien, mais l’ensemble en a paru un peu froid, comme il arrive à peu près à tous les airs de cette espèce. Que veut-on que le compositeur fasse de ces déclarations de nom et de profession, sans intérêt, sans passion, sans rien de ce qui pourrait inspirer le musicien ? Tu es le messager des dieux ? Nous le savons bien, ton nom de Mercure, tes ailes aux tempes et aux talons nous le disent assez. Fais les commissions dont les dieux t’ont chargé et laisse-nous tranquilles.
On a beaucoup applaudi la gracieuse mélodie des couplets d’Eros :
O toi qu’on dit plus belle
Que Vénus aux doux yeux !
et plus encore le quatuor très bien conçu et plein de verve :
Un homme de ma sorte !
Le final débute par un morceau d’ensemble,
Du ciel l’arrêt est prononcé !
accompagné discrètement par un très petit nombre d’instrumens à vent, réserve habile qui fait mieux ressortir l’extrême énergie de la stretta dont on a déjà entendu une partie dans l’introduction instrumentale qui sert d’ouverture.
Le solo de trompette à coulisses servant d’entr’acte avant le second lever du rideau n’a peut-être pas assez de noblesse pour la scène qu’il annonce. En tout cas, cet instrument, dont le timbre est à peu près, sinon tout à fait, le même que le timbre du cornet à pistons, est fort loin d’avoir le caractère poétique exigé par la situation. La scène s’ouvre dans le palais de l’Amour, où se fait entendre un délicieux chœur de femmes :
Quoi ! c’est Eros lui-même !
élégant, mélodieux, où les éclats de rire sont employés d’une façon musicale fort ingénieuse. Ce morceau a été bissé.
L’air suivant d’Eros est un tissu de difficultés qui a mis en relief l’agilité de vocalisation de Mme Ugalde.
On a remarqué dans le duo entre Eros et Mercure un passage piquant, sous ces vers :
Même aux yeux des plus candides
Les fils tiennent lieu de rides.
Dans le chœur des suivantes de la cour de Psyché se trouve un joli effet de petite flûte attaquant chaque note de la mélodie à l’unisson d’une autre note de harpe. L’air avec solo de violon a produit moins d’effet. Le duo des deux époux, dans la chambre nuptiale, est tendre et passionné ; il devait l’être. Seulement l’ensemble final des deux voix à l’unisson n’est pas à l’unisson, parce que la justesse des deux soprani et l’identité de leurs mouvemens rhythmiques ne sont pas parfaites. Il y a beaucoup de mouvement dramatique et un caractère marqué dans le trio
C’est un monstre effroyable !
où des gammes chromatiques de clarinettes dans le grave produisent un excellent effet.
La chanson de Mercure :
Le nectar qu’on verse aux dieux,
a semblé par trop ordinaire et dépourvue d’originalité, ainsi que le chœur suivant, où l’on retrouve des réminiscences du galop de Gustave.
La bacchanale du troisième acte est beaucoup mieux. J’ai regretté d’entendre dans le solo de Mercure
O Vénus ! es-tu contente ?
un long trille sur la seconde syllabe du mot contente, et une tenue grave sur la première de Vénus. Ce trille d’une voix de basse en pareil cas n’a pas de raison d’être, et dans une interjection comme : « O Vénus ! » il est impossible, sans choquer la prosodie, de s’arrêter sur l’é.
Le duo des Béotiens perdant la mémoire est, ce me semble, le morceau le plus original de la partition.
L’exécution des chœurs n’a pas été irréprochable ; dans plus d’un morceau d’ensemble ils ont pris un autre mouvement que l’orchestre, faute de pouvoir découvrir l’archet conducteur au travers des groupes de danseuses et de comparses dont la scène était couverte. Ces accidens-là arrivent fréquemment à l’Opéra par la même raison. La musique a des nécessités dont il faut absolument tenir compte, et un théâtre ne saurait que bien rarement et avec des précautions infinies donner le pas à la chorégraphie sans détruire l’ensemble musical.
Mlle Lefebvre est une charmante Psyché, et le léger tremblement de sa voix semble ajouter au caractère de timidité que doit avoir ce personnage ; ses costumes sont délicieux. Le premier de Mme Ugalde (le premier déguisement d’Eros) a généralement été blâmé au contraire ; il est bizarre, et le bonnet phrygien qui en fait partie ne contribue pas peu à provoquer de prosaïques rapprochemens. Mme Ugalde est toujours l’habile cantatrice que nous connaissons ; quelques notes de sa voix seulement ont aujourd’hui un singulier timbre, et la virtuose ne paraît pas trop préoccupée du moyen de les ennoblir. En outre, sa prononciation n’est pas irréprochable ; elle dit les diu, les ciu radiu, pour les dieux, les cieux radieux.
Battaille donne à son personnage une animation, une verve qui tiennent lieu de la gaîté que ce rôle en réalité ne comporte pas. Il chante et il joue con brio ; on sent qu’il a deux paires d’ailes ; c’est un Mercure de vif-argent. Les quatre autres rôles peu saillans sont remplis fort convenablement par Mmes Révilly et Boulart, par Sainte-Foix et Prilleux. Inutile d’ajouter maintenant que M. Perrin a eu la sagesse de faire des folies pour cet opéra ; les décors et les costumes éblouissent par leur magnificence ; l’or, la soie, la pourpre étincellent, ruissellent.
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales.
Le théâtre de l’Opéra n’a plus maintenant qu’à congédier ses peintres, ses décorateurs, ses machinistes, ses danseuses et doit se borner à faire d’excellente musique, à mettre en scène de beaux drames écrits en beaux vers et revêtus de toutes les splendeurs du grand art musical. Les seconds théâtres lui ont tout volé, ses vols, ses zéphirs, ses palais de fées et d’ondins, ses dieux, son Olympe, ses mers, ses tempêtes, ses évolutions chorégraphiques, ses processions, ses tourbillons dansans, ses tableaux vivans, sa grosse caisse, ses cuivres saxons, ses gâchis rhythmiques des chœurs, tout ce qui faisait sa gloire depuis si longtemps. Qu’il laisse donc tant de richesses aux mains des ravisseurs, il n’est pas de sa dignité de soutenir la lutte avec ses jeunes rivaux. Qu’il les aide, qu’il les encourage au contraire, qu’il leur envoie ses vieux galons, ses gazes, ses perles, ses armures d’or, ses tubas, ses cloches, ses chevaux et jusqu’à son dais, ce fameux dais sous lequel il marcha si fier pendant vingt-six ans, et qu’il leur dise : Prenez, mes amis, amusez-vous, parez-vous, dorez-vous ; je suis étourdi de tout ce fracas, ces splendeurs m’ont donné une ophthalmie, je suis las de la magnificence ; que ne puis-je, pour remplacer vos chanteurs sans voix, vous octroyer encore ceux des miens qui en ont trop. Vous aspirez à descendre, je me résigne à m’élever ; je vais faire de l’art, je suis l’Académie impériale de Musique.
Et qui sait si l’illustre théâtre n’a pas, en montant le Trouvère, voulu commencer déjà la réalisation de cette noble réforme ? Il n’y a là, en effet, ni excès de costumes ni excès de décors ; le dais même n’y figure pas ; c’est un opéra en musique, ni plus ni moins. Et pourtant on y va, on veut entendre le Trouvère ; et deux ou trois fois par semaine les beaux morceaux de cette riche partition, assez bien exécutés pour la plupart, et la magnifique scène du Miserere émeuvent un nombreux auditoire. Et l’intérêt de cette importation d’un ouvrage italien à l’Opéra est encore augmenté par le succès d’une jeune cantatrice, Mme Lauters, dont la voix belle, onctueuse, sonore sans violence, bien posée, non chevrotante, encore un peu inculte dans une partie de son étendue, se prête à l’expression noble du sentiment et de la passion. Mme Lauters, bien dirigée dans l’art du chant dramatique, doit devenir un sujet précieux, très précieux, digne de représenter les plus poétiques personnages des vrais chefs d’œuvre ; à la condition pour elle pourtant de renoncer absolument à donner des leçons aux grands maîtres en corrigeant leurs plus belles inspirations, à leur prêter des sottises pour obtenir le suffrage des sots, et à insulter ainsi l’admiration profondément sentie et raisonnée des gens qui les comprennent.
Les cantatrices possédées de cette ambition d’être absurdes ont évidemment le sens du beau, du juste et du vrai, peu développé. Celles qui seraient tentées néanmoins de se laisser guider dans la voie droite n’ont qu’à se borner à traduire fidèlement la pensée des maîtres qui leur ont fait l’honneur de les accepter pour interprètes, elles finiront par arriver ainsi de la correction à la fidélité ; peut-être même, et à leur insu, de la fidélité à l’inspiration. En tout cas, celles qui, malgré leur bon vouloir, s’arrêteraient à la fidélité intelligente occuperaient déjà une place fort élevée dans l’art, et finiraient par contracter l’habitude du sens commun sans le posséder réellement.
Le directeur de l’Opéra a donc fait un coup de maître en engageant Mme Lauters ; coup de maître d’autant plus évident que la jeune cantatrice est Française, ou à peu près, qu’elle n’a pas demandé cent mille francs par an, un palais, dix chevaux, vingt domestiques, dix-huit bouquets et cinq cents claqueurs par représentation, et que, l’ayant sous la main, il n’a pas fallu envoyer de Cook ni de Lapeyrouse à sa découverte.
Quant à la question soulevée dernièrement au sujet des traductions d’opéras étrangers et du peu de confiance que l’Opéra semble avoir dans les productions des compositeurs français, voici, je crois, ce qu’on pourrait dire pour justifier l’Opéra : D’abord il ne doit pas rompre tout d’un coup avec des usages consacrés par le temps : l’Opéra, à deux ou trois exceptions près, n’a pu à aucune époque condescendre à demander des partitions aux compositeurs capables de les bien faire. Les convenances voulaient que ceux-ci allassent le solliciter, au contraire, le supplier d’admettre les œuvres dont il avait un besoin évident, qui avaient coûté trois fois plus de temps à composer et devaient être aussi trois fois moins rétribuées que les productions admises sur les théâtres du second ordre. D’où il est résulté fort souvent que les compositeurs, las d’offrir leur désintéressement, ont laissé l’Opéra au dépourvu et l’ont ainsi forcé, quand il a fallu renouveler un peu son répertoire, de recourir en grande hâte aux traductions d’opéras étrangers honorablement connus.
Ensuite l’Opéra, sachant bien qu’il ne sait rien en musique, a toujours été bien aise d’avoir des dégustateurs, et a trouvé commode de recourir à des ouvrages dont la puissance d’action et le charme avaient été expérimentés in animâ vili du public de plusieurs autres théâtres, sans se douter que toutes les partitions ne sont pas destinées à un cadre aussi vaste que le sien, et que tel ouvrage réputé chef-d’œuvre et qui mérite ce titre en effet, écrit dans de certaines conditions, perd tout son prestige quand on le place dans des conditions différentes.
Enfin l’Opéra, dans tous les temps, s’est excessivement méfié, non pas des compositeurs français seulement, mais de tous les musiciens de l’Europe qui n’avaient pas une réputation bien établie de médiocrité. Il a toujours semblé préoccupé de l’idée que les grands musiciens étaient les fléaux des théâtres lyriques, et de la recherche des moyens propres à l’affranchir de leur concours. Sans citer ici des faits très connus et relatifs aux maîtres vivans qui seuls aujourd’hui soutiennent l’Opéra, voyons comment leurs prédécesseurs furent admis à la faveur de le faire vivre.
Gluck avait été à Vienne le maître de musique de Marie-Antoinette qui, devenue reine de France, lui accorda sa protection et lui ouvrit les portes de l’Opéra. Pourquoi cette royale intervention fut-elle nécessaire ? L’Opéra devait-il ignorer les succès de Gluck en Italie et l’immense valeur de ses partitions d’Orfeo, d’Helena e Paride, et de tant d’autres ?
L’Opéra se méfiait de Gluck.
Mozart, qui vint à Paris quelques années après l’apparition de Gluck, n’ayant pas eu le bonheur d’obtenir un royal patronage, fut éconduit comme un paltoquet quand il manifesta l’incroyable prétention d’écrire un ouvrage pour l’Opéra. Lorsque, plus tard, Don Giovanni et la Flûte enchantée eurent enrichi tous les théâtres de l’Europe, l’Opéra s’avisa enfin de reconnaître quelque valeur musicale aux œuvres de ce petit joueur de clavecin, et mit en scène, sous les noms de Don Juan et des Mystères d’Isis, les monstrueux pastiches que nous connaissons. N’eût-il pas été plus digne, plus intelligent et plus avantageux pour l’Opéra de ne pas laisser mourir Mozart sans l’engager à écrire une partition française ?
L’Opéra se méfiait de Mozart.
On sait la longue torture infligée à Spontini pendant les répétitions de la Vestale, que la protection de l’Impératrice Joséphine avait fait mettre à l’étude à l’Opéra. On fut vingt fois sur le point d’abandonner l’ouvrage, le déclarant inexécutable, absurde, etc. Il fallut un ordre de l’Empereur pour que la Vestale parvînt à être représentée.
L’Opéra se méfiait de Spontini.
Weber, après avoir écrit le Freyschütz, Preciosa, Euryanthe, passa à Paris, se rendant à Londres où il allait écrire un opéra nouveau, Oberon, qu’un théâtre anglais lui avait demandé. N’était-il pas de l’intérêt le plus évident de l’Opéra de suivre l’exemple des Anglais, et d’engager Weber à écrire pour Paris une œuvre nouvelle ? On s’en garda bien ; on aima mieux, après sa mort, reproduire le Freyschütz traduit, alourdi par de longs récitatifs (j’ai le droit d’en parler ainsi), chanté dans des décors immenses, dans cette vaste salle où les délicatesses de style du chef-d’œuvre se perdent nécessairement ; puis enfin le rogner, le mutiler, l’outrager par des exécutions inqualifiables, pour servir de lever de rideau à un ballet.
L’Opéra s’était méfié de Weber.
Je ne parle ni de Beethoven ni de Mendelssohn, qui inspiraient à l’Opéra un effroi voisin de l’horreur.
On voit que les compositeurs français ne sont pas et ne furent jamais les seuls objets de la méfiance de l’Opéra.
L’Opéra, dans tous les temps, s’est méfié de presque tout le monde. Il fut et il est avant tout un théâtre prudent.
La méfiance est mère de la sûreté.
PAR M. DAUVERNÉ.
Je me rappelle encore le temps où il n’y avait pas au Conservatoire de classes de harpe, de trompette, de trombone, ni même de classe de contre-basse. Heureusement nous avons en France au plus haut degré l’intelligence des besoins de l’art musical, et après avoir reconnu que dans tous les orchestres de théâtre et de concert il y a des contre-basses, des trompettes, des trombones et des harpes, l’utilité de ces quatre classes dans notre grande et belle école de musique a été admise, et bien plus (car ce n’est pas une conséquence forcée de la reconnaissance de cette utilité) on en est venu à ajouter ces quatre classes à celles déjà existantes. Il ne manque plus maintenant à notre enseignement musical qu’une demi-douzaine d’autres classes instrumentales, une classe d’instrumentation pour les compositeurs, plus, deux ou trois classes de rhythme, une classe de prononciation, une autre de prosodie, une autre de langue française, une autre d’histoire de la musique et dix ou douze classes de sens commun pour les chanteurs. Dès la création de la classe de trompette, M. Dauverné, artiste habile de l’Opéra et de la Société des Concerts, en fut nommé professeur. C’est à son enseignement et à ses exemples que nous devons les bons exécutans que possède aujourd’hui Paris en assez grand nombre sur cet instrument. La Méthode qu’il vient de publier a obtenu un rapport très favorable de la section de musique de l’Institut. Nous ne pouvons mieux faire, pour mettre en lumière le mérite de ce travail, que de reproduire ici les termes du rapport académique. Les voici :
« La méthode de trompette de M. Dauverné a le double mérite d’être un traité complet à l’usage des personnes qui se vouent à l’étude de cet instrument, et de présenter à la fois un intérêt et une utilité qui la feront rechercher par les compositeurs. Les propriétés, le caractère, les ressources de la trompette sont expliqués dans cette méthode avec la plus grande clarté, et concernent non seulement la trompette ordinaire, son étendue ainsi que l’étendue particulière à chacun de ses tons ou corps de rechange, mais aussi toutes les trompettes chromatiques, à coulisses, à pistons et à cylindres. Les nombreux exercices composés par l’auteur sont bien écrits et consistent en leçons graduées, en études de divers genres, concertées pour deux, trois et quatre trompettes. Un précis historique précède la méthode et indique toutes les transformations et modifications que la trompette a subies depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Ce genre d’introduction témoigne de beaucoup de recherches et de savoir, et offre un véritable intérêt. Dans l’appendice qui suit l’introduction, l’auteur a transcrit plusieurs morceaux composés au siècle dernier pour trois, quatre et jusqu’à sept trompettes ; ces diverses pièces, très curieuses, attestent l’habileté surprenante des trompettistes de cette époque. La section de musique approuve la méthode de M. Dauverné, l’ouvrage le plus complet qui ait été écrit sur cette matière. »
J’ajouterai à cet éloge si bien mérité que la partie didactique et historique de l’ouvrage est rédigée en termes excellens, chose rare, et que beaucoup de faits contenus dans ce volume peuvent intéresser les gens du monde et les savans en dehors de toute préoccupation musicale. Je ferai un seul reproche à M.Dauverné : il n’a pas donné l’étendue complète de l’instrument.
La
trompette, comme tous les tubes de cuivre, produit un premier son très
grave, suivi d’un autre son assez grave encore, à l’octave haute du
premier. L’auteur de cette méthode n’admet que la seconde note, qu’il
présente comme la première, en adoptant pour deuxième son la quinte de
cette note, quinte qui en réalité est le troisième son. Ainsi le
premier son dont je parle étant supposé ut, le second sera un
autre ut à l’octave supérieure, le troisième sera sol
à la quinte du second ut, et enfin nous aurons en montant toujours
ut, mi, sol, si bémol, ut, ré,
mi, etc. Je sais bien que ce contre-ut grave, qui ne sort
clairement que sur les trompettes aiguës, en sol et en la
bémol seulement, n’est en réalité d’aucun usage. Mais je regrette
que M. Dauverné ne l’ait pas indiqué à cause de l’incertitude que
cette lacune laissera dans l’esprit des compositeurs, qui, pour la
plupart, ignorent les phénomènes de la résonance des tubes métalliques,
et n’emploient en conséquence les instrumens de cuivre que d’une
façon empirique, sans se douter des causes qui établissent entre les
membres si nombreux et si divers de cette famille, ici des affinités
incontestables, là des différences extrêmement tranchées. A part cette
observation, je ne vois qu’à louer dans la méthode de trompette de M.
Dauverné, et je dois la recommander aux musiciens d’orchestre désireux
de jouer de cet instrument un peu mieux que des soldats de cavalerie,
autant qu’aux jeunes compositeurs qui veulent mettre en œuvre avec
adresse et une habile réserve l’une des voix les plus caractérisées
de l’orchestre.
Cet ouvrage d’ailleurs a été adopté pour l’enseignement du Conservatoire de Paris. Il le sera bientôt, nous n’en doutons pas, dans toutes les grandes écoles de musique instrumentale de l’Europe.
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 février 2010.
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