FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 17 AVRIL 1855 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Débuts de Mme Stoltz dans le Prophète.
C’était une soirée de grand excitement, pour employer l’expression anglaise. Chacun était venu armé de deux ou trois comparaisons contre la nouvelle Fidès. On aime tant à comparer, à épiloguer, à éclipser les plus brillantes tentatives de l’art en projetant sur elles l’éclat de celles qui sont consacrées par la tradition ! Ressemblera-t-elle à Mlle Alboni ? chantera-t-elle comme Mme Tedesco ? sera-t-elle dramatique autant que Mme Viardot ? Le fait est qu’elle n’a ressemblé à aucune de ces trois cantatrices. Mme Stoltz est restée elle-même ; elle a trouvé des effets nouveaux sans efforts, sans recherche, sans sortir de la vérité la plus vraie. Quelques passages du rôle de Fidès sont un peu trop graves peut-être pour sa voix qui n’est pas un contralto proprement dit ; mais tout le reste lui convient à merveille. Elle a dit avec autant d’âme que de bon style son premier morceau « sois béni » et toutes les autres scènes où il faut de la sensibilité et de la passion. On a été presque surpris de l’agilité de ses vocalises dans le grand air « comme un éclair » dont elle a attaqué le thème difficile avec une verve et un aplomb admirables. Comme actrice, on ne pouvait pas douter de son succès, et jamais en effet on n’a vu mieux rendue la belle scène du temple. La façon dont Mme Stoltz a peu à peu fléchi les genoux devant son fils, son étonnement de sa propre faiblesse, son émotion déchirante, et ce tournoiement sur elle-même lorsque le vertige de l’indignation et de la terreur la saisit, ont violemment agité l’auditoire et provoqué d’immenses applaudissemens le premier soir, applaudissemens qui n’ont fait que redoubler à la seconde et à la troisième représentation.
Le Prophète entre ainsi dans une nouvelle voie de succès. Cet opéra a pourtant contre lui l’inconvénient de ses trois anabaptistes que le public a toujours détestés. Dans les Huguenots, Marcel déjà n’est pas trop séduisant ; mais encore, tout prédicateur morose et gris qu’il soit, Marcel est un brave homme, un serviteur dévoué, et s’il chante avec obstination un choral de Luther, il ne le chante pas en latin, il ne nous rappelle pas constamment la messe des morts ; tandis que les noirs anabaptistes du Prophète, reparaissant toujours quand on se croit délivré d’eux, exaspèrent l’auditeur et finiraient, si l’ouvrage avait un sixième acte, par donner des attaques de nerfs aux hommes les plus robustes.
Et Depassio montre là-dedans, en maint endroit, un talent remarquable, et sa voix est magnifique, et son exécution soignée.
Première représentation de Lisette, opéra en deux actes, de MM. Sauvage et Ortolan. — Mme Meillet dans les Charmeurs.
L’ouverture commence par une marche avec trompettes et tambours, à laquelle succèdent un morceau d’une agitation désespérée et une coda pompeuse finissant smorzando. Puis vient un crescendo calqué sur les anciens crescendo rossiniens. Cette ouverture m’a paru un peu bouffie et beaucoup trop longue. En l’écoutant, on doit se demander si la pièce qu’elle précède est à grands ou à petits égorgemens. Cette Lisette pourtant… (J’en étais là du présent feuilleton, quand le jeune Théodore Ritter, un enfant raisonnable, qui sait la musique, qui en a le sentiment, qui méprise les jouets sonores, un jeune artiste enfin, est venu m’apporter un adagio qu’il va publier, et dont la simple inspection m’a emporté à dix mille lieues des Lisettes et des Martons d’opéras-comiques et de la musique triangulée. Cet enfant deviendra un homme, à l’inverse de tant d’hommes qui sont restés enfans. Et puis son adagio (je ne veux pas dire pourquoi) m’a fait penser à l’un des chefs-d’œuvre de Shakspeare, d’autant plus aisément que je venais de relire le beau travail sur Hamlet de notre savant collaborateur Lemoinne. D’où il résulte que j’ai maintenant à faire un effort comparable à celui des truites quand elles remontent une cascade pour revenir à mon opéra en remontant le cours de mes idées. Essayons donc de remonter ma cascade, on me pardonnera si je n’y parviens pas sans chutes et rechutes. Il faut posséder une colonne vertébrale d’acier fin pour exécuter ce tour de force du premier coup.)
Cette Lisette est fille d’un magister normand. Au lever de la toile, nous voyons une troupe de garçons et de filles gauler des pommes : c’est la manière de vendanger de ce pays-là. Et l’on chante avec des voix un peu acides le cidre, ce Champagne nor-or-or-or-or-mand. Le tambour bat. Les jeunes conscrits vont tirer au sort. Germain, un beau et brave garçon, amène un numéro qui le prive de l’honneur de servir sa patrie. Un pauvre diable à mine souffreteuse a plus de chance, il faudra qu’il parte et qu’il abandonne sa vieille mère dont il est le soutien. — « Comment t’appelles-tu ? lui dit Falstaff. — Je m’appelle Moisy. — Diable ! il faut se hâter de t’employer. Moisy, je t’inscris ; te voilà soldat, Moisy. » Une demoiselle du château voisin, récemment arrivée de la ville, se plaint de ne pas connaître encore les environs de son domaine. Lisette s’offre à lui montrer les plus beaux sites des environs. « (Duncan) : Que l’air est pur sur cette colline ; admirez, je vous prie, le nombre des nids de martinets qui se trouvent sur les corniches du palais. On a remarqué que partout où ces oiseaux établissent leur demeure, le climat et l’air sont d’une douceur enchanteresse. »
Le comte de Thalbourg aime la jeune personne, et il déclare formellement qu’il se tuera s’il ne peut obtenir sa main. « Périsse la philosophie ! Si la philosophie n’a pas le pouvoir de former une Juliette, elle ne m’est d’aucun secours, ne m’en parle plus. » Voyez-vous ? je retombe dans Shakspeare, je cite Henri IV, je cite Macbeth ; tout y passera.
Or, un marquis de Jerville, venu dans ce canton pour remplir l’office de capitaine de recrutement, est justement l’époux que les parens de notre héroïne lui destinent. C’est le comte Pâris de notre opéra, le véritable man of wax, avec cette différence que le marquis de Jerville n’a point de dispositions matrimoniales. Il ne croit pas à la vertu des femmes, il y croit si peu, qu’avec une insolence à nulle autre pareille, il écrit à la jeune comtesse pour la prier de lui accorder un rendez-vous à minuit dans les ruines du vieux château Saint-Elme. Elle y viendra sans doute, et il obtiendra ainsi un prétexte plausible pour refuser sa main. « Fragilité, ton nom est femme ! »
Et pourtant il insulte ainsi la comtesse qui ne ressemble point au portrait immoral qu’il s’est fait d’elle. « Sois aussi pure que la glace, aussi chaste que la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie. » La comtesse est indignée de la proposition. Lisette l’engage à en tirer vengeance par un moyen qu’elle imagine et dont le succès est certain. Elles iront toutes les deux au rendez-vous. Seulement la comtesse voudra bien prendre le petit bonnet de Lisette et jeter sur les épaules de celle-ci son élégant manteau de satin. Les voilà parties. Le coq chante, minuit va sonner. « Et précisément à l’heure où cette étoile que vous apercevez là-bas à l’orient venait de se montrer au ciel. Silence ! le voici. — Le frapperai-je de ma lance? — Il me fait signe de le suivre… — N’y allez pas, Mylord. — Mon destin me crie d’y aller… l’ombre m’appelle ! Par l’enfer ! Messieurs, ne me retenez pas, ou je suis capable de faire une ombre de chacun de vous. »
Voilà donc le marquis de Jerville, Lisette et la jeune comtesse aux ruines de Saint-Elme. Le marquis cause avec Lisette, qu’il prend pour la noble demoiselle, ose même lui ravir un baiser, et se hâte d’aller proclamer partout sa prétendue bonne fortune. Le comte de Thalbourg en entend parler. « De quelle mort les tuerais-je, Iago ?… Quoi ! son front ! ses yeux ! ses lèvres !… Le mouchoir ! Elle ! Cassio ! » (Il tombe à la renverse.)
Mais je me trompe ; Lisette a été tigresse. Le marquis a reçu d’elle une bonne paire de soufflets et le voilà enchanté, il n’a plus peur du mariage. C’est Germain qui est l’Othello ; Germain, l’amant de Lisette, apprenant de celle-ci la part qu’elle a prise à la mystification du marquis, trouve la plaisanterie de mauvais goût, et, dans son désespoir, propose à son ami Moisy de partir à sa place et se fait soldat.
Dreams of love and ladies charms
Give place to honour and to arms.
Ces deux vers ne sont point de Shakspeare, ainsi qu’on pourrait m’accuser de le croire, ni de M. Sauvage, ils sont de Walter Scott ; ce qui n’empêche pas Germain de chanter avant de partir : Ingrate, hélas ! tu me trompais ! Adieu mon pays. « Farewell, remember me. » Au dernier acte, la jeune comtesse a quitté les environs des ruines de Saint-Elme pour un château voisin de Paris. Cette comtesse possède autant de châteaux que le roi de Bohême. Un régiment de mousquetaires se trouve, je ne sais plus pourquoi, installé dans cette demeure seigneuriale, et fait inutilement le siége de la jeune comtesse, surnommée la Forteresse par les officiers. Lisette l’y a suivie. La comtesse a tant bien que mal rassuré le comte de Thalbourg en lui expliquant le mystère des ruines de Saint-Elme ; mais ce matin, devenu capitaine dans le régiment en garnison au château et à qui on n’a rien expliqué, croit toujours que Lisette fut coupable avec le marquis, au soir du rendez-vous dans les ruines de Saint-Elme. « Ce fut par une nuit semblable que la jeune Cressida, quittant les tentes des Grecs, vint trouver aux pieds des murs de Troie Troïlus son amant. — Et ce fut par une nuit semblable que la jeune Jessica calomnia son amant qui lui pardonna. » Ici c’est l’amante que nous voyons calomniée. Mais aussi elle s’expose trop. La voici venir encore une fois, et mieux que la première fois, déguisée en grande dame. Tout le monde l’appelle Mme la comtesse. Le pauvre Germain croit la reconnaître, et ne sait plus que penser. C’est bien elle ! Ce n’est pas elle ! « Qu’avez-vous fait de mon anneau ? — Je l’ai donné au juge. Nous sommes fort bien ensemble ; je dois même vous avouer qu’il a passé la nuit dernière avec moi. »
Pourtant tout s’explique, la vraie comtesse paraît. Le comte épouse, Germain épouse, et le marquis garde sa paire de soufflets. Telle, ou à peu près telle, est la pièce que j’avais à vous raconter.
« Un homme insensible aux sons harmonieux est capable d’embûches et de noires trahisons : son cœur est dur, son âme est sombre ; méfie-toi de lui. »
C’est encore Shakspeare qui dit cela à ma grande honte ; et je ne sais pourquoi en retombant une dernière fois dans la poésie, je vais précisément choisir cette citation. Car il faut l’avouer, je n’aime pas la musique du tout.
Celle que M. Ortolan a écrite pour Lisette accuse encore de l’inexpérience dans l’art de dessiner ses morceaux ; il y a un peu d’emphase dans l’instrumentation, et l’accent en est généralement trop mélodramatique. On a remarqué néanmoins plusieurs phrases heureuses, et un duo, celui de l’explication entre les deux amans au second acte, bien conçu et où l’on trouve un très élégant dessin d’accompagnement. Celui du premier acte,
Je suis fille du magister
n’a pas tout à fait autant de valeur ; il en a cependant. L’air de Jerville,
Me marier ! moi ?
contient de jolis détails, mais l’acteur qui le chante devrait éviter un grave défaut d’accentuation, et ne pas prononcer les béles — mes éles, pour les belles — mes ailes.
Il faut louer encore l’air de Germain :
De nos champs la vaste étendue.
que Crambade a dit avec talent et une belle voix.
Cette soirée finissait par un gentil petit opéra villageois de M. Poize, les Charmeurs, très bien exécuté. Mme Meillet surtout est là-dedans d’une adorable niaiserie. C’est la plus ravissante petite paysanne crédule, peureuse et amoureuse qu’on puisse voir et entendre. Elle met dans son dernier duo principalement une verve d’action et une vérité d’expression musicale qu’on ne saurait trop louer. Il est si rare, en cherchant même dans tous les genres, dans tous les styles et sous toutes les formes de l’art, de rencontrer quelque chose de fini, de complet, de vrai !
J’en reviens toujours à ma paraphrase d’un mot du grand comédien Potier :
La musique est comme la justice, une bien belle chose….. quand elle est juste. Eh bien ! voici un petit recueil intitulé Album de la Légion-d’Honneur, contenant six mélodies dédiées à Mme la baronne Daumesnil, surintendante de la maison de Saint-Denis, par M. J. Montini, auteur des paroles, et M. J. O’Kelly, auteur de la musique, et ce recueil contient de la musique juste. Il est clair que ces mélodies ont été écrites spécialement pour les élèves de la maison de Saint-Denis. Il fallait des chants simples, faciles, point trop passionnés ni échevelés, une poésie gracieuse où les ardeurs de la femme incomprise ne se feraient point sentir, où l’on ne parlerait ni de l’abîme de l’espérance, ni de l’étoile du bonheur, ni de l’homme fatal, ni des âpres délices de la souffrance, ni des amours empoisonnées, ni même des fraises qu’on va cueillir au bois de Bagneux quand on est deux. Il ne fallait pas non plus de méditations sur la mort, d’hymnes à la liberté, d’histoires de trompettes blessés, de chansons de grisettes, de duos d’étudians, enfin il y a une foule innombrable de sujets qu’il ne fallait pas aborder. Les demoiselles de la maison de Saint-Denis ne sont ni des héroïnes de roman, ni de jeunes philosophes, ni des couturières, ni des sœurs de charité, ni des religieuses. Il s’agissait de trouver une poésie de seize ans, une musique de seize ans pour ces jeunes cantatrices de seize ans. MM. Montini et O’Kelly ont résolu le problème sans effort et même avec beaucoup de bonheur. Plusieurs morceaux de leur album charmeraient même des cantatrices de trente-deux ans. Tels sont le no 1 : Chante toujours, dont la mélodie est pleine d’élégance ; le no 2 : Les frères soldats, et le no 6 : Les étoiles, nocturne à deux voix égales plein de charme mélodique et d’excellentes intentions. Les accompagnemens de ces six petites pièces sont en outre (et c’est un point important) d’une facilité telle que les jeunes pianistes de la maison de Saint-Denis elles-mêmes peuvent les exécuter sans hésitation.
Première représentation de la Cour de Célimène, opéra-comique en deux actes, de MM. Rosier et A. Thomas.
J’aurais dû commencer par le récit du succès obtenu par cet ouvrage et l’énumération des droits qu’il possède à ce succès ; mais aujourd’hui encore, en mainte circonstance, les premiers sont les derniers. Nous devenons un peuple essentiellement évangélique, en fait de musique et de théâtre surtout. De temps en temps les maîtres de maison, les ordonnateurs des grands festins de l’art s’en vont par les places et les carrefours conviant indistinctement à venir s’asseoir à leur table les borgnes, les boiteux et les sourds. Seulement, quand quelque convive valide, égaré au milieu d’eux, va se placer modestement au bas bout de la table avec l’arrière-pensée (cela est probable) que le maître viendra lui dire : « Mon ami, montez plus haut », à l’inverse de la tradition évangélique, celui-ci sourit aux borgnes et aux boiteux trônant aux premières places et laisse le valide siéger à la dernière, pris au trébuchet de sa fausse humilité. Et ces maîtres, qui ne sont pas tenus d’ailleurs d’avoir une clairvoyance divine, ont raison de ne pas l’inviter à monter plus haut ; ils voient tant de médiocrités s’abattre de plein vol sur les premières places, qu’à l’aspect de celui qui de son propre mouvement choisit la plus humble, ils doivent naturellement penser qu’il est un lépreux ou tout au moins un crétin, quand ce n’est qu’un sot.
Voici ce qui se passe à la cour de Célimène : cette Célimène est comtesse, sa sœur est seulement baronne, mais tout aussi belle et incomparablement moins coquette. Un commandeur, un chevalier, quatre adolescens, quatre jeunes hommes et quatre vieillards forment la cour de la comtesse. Elle donne à tous de l’espoir, et tous désespèrent parce qu’ils espèrent toujours, et ils chantent sur tous les tons cette romance de Molière :
L’espoir, il est vrai, nous soulage
Et nous berce un temps notre ennui ;
Mais, hélas ! le triste avantage
Lorsque rien ne marche après lui !
Le plus favorisé est le commandeur, parce que celui-ci semble n’ambitionner la main de Célimène que pour avoir le droit d’habiter son château qui lui convient fort, et dont l’air est excellent pour sa santé. Il a même poussé l’indifférence jusqu’à mettre dans un chapeau le nom des deux sœurs, et à s’en rapporter au sort pour désigner celle à laquelle il devra offrir son cœur ; et le sort a nommé Célimène. Le commandeur a un rival dans le chevalier, jeune enthousiaste qui, rencontrant les deux sœurs aux eaux d’Aix, commença par tomber en amour pour la baronne. Se voyant peu encouragé par elle, il résolut de faire aussitôt sa cour à la comtesse. Celle-ci l’enivra par un charmant accueil, le promena chaque jour dans les sentiers fleuris de Petits-Soins, il s’avança même jusqu’au bord du fleuve du Tendre ; d’où naquit chez le jeune homme un de ces amours sublimes comme on n’en voit plus. Le chevalier n’est donc pas peu surpris quand, à son arrivée au château, il entend la comtesse lui déclarer tranquillement qu’elle va épouser le commandeur. Alors, malgré la violence de son amour, son indignation éclate, et il déclare à l’audacieuse coquette qu’on ne se joue pas à ce point d’un honnête homme impunément. D’abord elle n’épousera jamais le commandeur, il saura l’empêcher, et ensuite elle, la comtesse, sera à lui, à lui le chevalier, très prochainement. Rien ne lui coûtera pour arriver à cette vengeance ; la force et la ruse, la prudence et l’audace, tout sera mis en œuvre, il ira jusqu’à l’escalade, jusqu’au narcotique. Voilà un brave gentilhomme ! La comtesse a tout lieu de trembler et de se repentir ; mais il n’est plus temps. Le commandeur a provoqué notre bouillant chevalier, ils vont sur le terrain et le commandeur, criblé de coups de pointe, revient déclarant que toute lutte est impossible avec ce diable de Gascon (le chevalier est Gascon), qu’il touche son adversaire où il veut, et qu’après leur avoir abîmé la poitrine et le visage il a annoncé au commandeur qu’il allait lui crever les deux yeux s’il ne renonçait pas à la main de la comtesse. Ce à quoi le commandeur a bien dû se résigner pour conserver ses yeux. Que faire alors ? Voilà notre Célimène bien empêchée. Sa sœur peut-être pourra la tirer d’embarras. « Va, ma sœur, essaie de calmer ce furieux ; fais-lui entendre qu’on pourrait être disposée à le dédommager….. tu comprends. » La baronne accepte la commission, et aux premiers mots de réconciliation, à l’offre d’un dédommagement surtout, le Gascon, persuadé que la baronne parle d’elle-même et s’offre à réparer les torts de sa sœur, reprend feu pour elle, tombe à ses pieds, ne l’écoute plus, couvre ses mains de baisers furieux et sort éperdu de joie et de bonheur. La jeune baronne finit par être enchantée de la méprise ; elle avait autrefois réellement aimé le chevalier, et son extrême réserve l’avait seule empêchée de le lui laisser voir.
Maintenant tout va le mieux du monde ; le commandeur pourra épouser Célimène sans danger de devenir aveugle : c’est pourtant ce qui pourrait lui arriver de plus heureux après un tel mariage ; le chevalier épouse la baronne, et les douze prétendans vont se livrer, loin de la coquette, à quelque acte de désespoir.
Cette pièce est gaie, amusante, écrite en français, semée de mots heureux, et bien disposée pour la musique, et j’y pris, comme tout l’auditoire, un très grand plaisir. Car je me calomniais tout à l’heure après une citation de Shakspeare. Ne vous méfiez donc pas de moi ; mon âme est incapable d’embûches et de trahisons, j’aime beaucoup la musique.
Celle de M. Thomas, dans la Cour de Célimène, brille par toutes les qualités dès longtemps reconnues à cet habile compositeur, la finesse, la grâce, une vivacité de très bon goût et l’élément comique, et l’on trouve de plus, dans la nouvelle partition, des combinaisons vocales et instrumentales très neuves dont le résultat est vraiment exquis.
L’ouverture débute par un andante où se déploie un charmant travail pour les instrumens à vent seuls. Le reste est bien dessiné, bien conduit, sans développemens ambitieux ni brutalités orchestrales.
Puis vient un morceau d’ensemble à douze voix, magistralement écrit, et dont la coda surtout, quand les douze prétendans se heurtent mutuellement dans l’obscurité, est d’un excellent effet. La mélodie en forme d’arpége qui sert de thème principal au duo des deux sœurs est extrêmement piquante. On a chaleureusement applaudi, et c’était justice, le thème du trio
Charmer, briller, c’est de votre âge.
Dans un quatuor bien en scène, d’un style très fin, la phrase des deux soprani en gamme piquée descendante a soulevé les bravos et les murmures approbateurs de toute la salle.
Il faut beaucoup louer l’intention comique du morceau d’ensemble où les groupes de quatre voix reprennent successivement la même phrase :
Si vous l’épousez, à vous je m’attache.
L’air de Célimène, au deuxième, acte, est un petit gazouillis frais et souriant ; le chœur à l’octave :
Voilà donc la cruelle,
est ce qu’il devait être. Je n’ai pas bien présent à la mémoire le trio suivant ; mais on doit beaucoup d’éloges au dernier duo :
Hélas ! croyez donc aux sermens d’amour !
Cette partition fait grand honneur à M. Thomas ; il fut rarement mieux inspiré. L’ouvrage a obtenu un beau succès, qui durera longtemps sans aucun doute.
Battaille (le commandeur) vocalise, papillonne là-dedans avec une aisance et une fatuité charmantes et toujours du meilleur goût. Il a chanté en maître son air « Charmer, briller », et dit de façon à faire éclater de rire toute la salle : « Cela me dispense de lire des romans ou de nourrir des gens de lettres pour me désennuyer. » Jourdan a mis à la fois de la passion vraie et une ardeur exagérée pleine de bouffonnerie dans son rôle de Gascon ; il a d’ailleurs chanté comme il chante toujours, en musicien consommé, en véritable artiste.
Mme Miolan-Carvalho a obtenu un succès de trépignemens dans son air du second acte, et s’est montrée la coquette la plus irritante, la plus cruelle et la plus charmante qu’on puisse adorer et haïr à la fois.
Mme Colson, que nous n’avions pas encore entendue à l’Opéra-Comique, possède d’excellentes qualités musicales et dramatiques, et l’accueil qu’on lui a fait est des plus flatteurs.
Je ne terminerai pas sans dire que l’exécution des douze prétendans a constamment été d’une précision extrême et nuancée avec art. Voilà comment les choristes devraient chanter.
L’espace me manque pour parler du premier concert historique donné samedi dernier par M. Fétis ; et des séances de cette espèce ne sont pas de celles dont on peut parler comme il convient, en quelques lignes. Disons seulement que M. Fétis a constamment intéressé et captivé son auditoire, et que toutes les promesses du programme, promesses si difficiles à remplir, ont été tenues. L’exécution des chœurs sans accompagnement et celle des voix de femme dans les morceaux à cinq et à six parties n’a pas été irréprochable. On a remarqué parmi les chanteurs, M. Noir, artiste de l’Opéra, dont l’admirable voix de basse a d’autant plus de prix que M. Noir est en même temps un lecteur consommé et un musicien parfait.
Un morceau instrumental pour violon et violoncelle soli, avec accompagnement de quelques autres instrumens à cordes, morceau de l’ancienne école allemande, écrit par Schutz en 1596, a produit une vive sensation. Les deux parties principales ont été jouées d’une façon supérieure par MM. Alard et Chevillard.
M. Alard a ensuite joué seul la fameuse Romanesca dès longtemps popularisée en France par Baillot ; et certes il n’est pas possible d’unir à une plus belle qualité de son, à plus de pureté de style et de justesse d’intonations une plus savante sobriété d’accens, une intelligence plus complète des qualités spéciales que réclame l’exécution d’un tel morceau. Alard, dans le solo sentimental de Schutz et dans la romanesca, s’est surpassé.
Le second concert de M. Fétis aura lieu samedi prochain.
Nous en avons un autre encore à annoncer pour la fin de ce mois, c’est celui d’un charmant enfant violoniste, et violoniste très fort, élève de M. Massart. Mme Massart, la brillante pianiste qu’on a trop rarement l’occasion d’applaudir en public, se fera entendre dans cette soirée.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juin 2010.
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