FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 26 JANVIER 1855 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Le Chien du jardinier, opéra-comique en un acte, de
MM. Lockroy et Cormon, musique de M. Grisar.
Quand je vous disais dernièrement que les quadrupèdes portaient bonheur aux opéras ! Voyez, voilà un acte dont le succès a été spontané autant que brillant, dont la fortune grandira encore, un acte qui fera la joie d’une foule de théâtres, et le chien dont il est question sur l’affiche n’y figure même pas. On se borne à en parler, il est pris comme un symbole, c’est un mythe, et cela suffit pour opérer sur l’ensemble de la pièce, sur la musique et sur l’esprit des acteurs la jettatura favorable. Je ne m’étonne plus de l’importance qu’un célèbre directeur de l’Opéra attachait à l’introduction des chevaux dans toutes les grandes œuvres qu’il a mises en scène, telles que les Huguenots, la Juive, Guillaume Tell, le Philtre, la Muette et tant d’autres qui sans les chevaux fussent restées en chemin. Evidemment cet habile impresario connaissait l’heureuse jettatura des quadrupèdes ; de là le superbe dédain qu’il professa toujours pour la musique. En effet, qu’importe la valeur de la partition d’un opéra, qu’importe la manière dont elle sera exécutée, quand on est sûr d’avoir une demi-douzaine de chevaux qui viendront illustrer cet opéra et lui jeter bonheur ? Si tant d’autres œuvres de beaucoup de mérite, au dire des connaisseurs, ne se sont pas maintenues au répertoire, c’est qu’on y voyait des bipèdes seulement. Caligula savait bien ce qu’il faisait en décernant à son cheval les honneurs consulaires.
Ce secret-là fut longtemps, comme celui de la pierre philosophale, la propriété exclusive de quelques esprits profonds. Il est heureusement divulgué aujourd’hui, et nos théâtres lyriques vont en profiter. On n’y comptera plus que des succès. Pourquoi y a-t-il maintenant tant de rats à l’Opéra ? Pour la jettatura. Pourquoi les chanteurs y ont-ils tant de chats ? Pour la jettatura. Pourquoi voit-on dans les entr’actes tant de lions se glisser dans les loges des danseuses entre chien et loup ? Pour la jettatura. Pourquoi les cantatrices à cent mille francs d’appointemens se font-elles suivre de leurs tigres ? Sempre per la jettatura !
Il n’y a qu’une espèce de quadrupèdes dont l’Opéra et l’Opéra-Comique, et tous les théâtres généralement quelconques doivent redouter l’approche, ce sont les ours. Avec les ours, aujourd’hui, plus de bonheur possible ; il faut absolument les renvoyer aux théâtres forains, aux foires de village, aux villes nouvelles de l’Australie. Dites-moi la cause du malheur d’un opéra donné à la fin de l’année dernière, — c’était un ours. Celle de l’insuccès d’une pièce qui se joue encore un peu au Théâtre-Français, — c’est un ours. Celle de la chute probable d’une petite pièce qu’on annonce quelque part, — ce sera un ours. Ah ! messieurs les directeurs, fermez bien vos portes, ayez l’œil au guet en cette saison rigoureuse, surtout au milieu de la neige qui ne cesse de tomber ; prenez garde aux ours. On dit qu’ils dorment en hiver, mais n’en croyez rien ; d’ailleurs les ours sont somnambules ; et, comme dit le proverbe, il n’est pire ours que l’ours qui dort.
Parlez-moi de notre chien du jardinier ; voilà un gentil petit animal, spirituel, espiègle, caressant et bon et qui ne dort pas, quoiqu’il soit un mythe, je l’ai déjà annoncé ; et bien que le mythe, au dire du philosophe Ballanche, ne badine pas. Les philosophes ne sont donc pas toujours sûrs de la vérité des vérités qu’ils énoncent ?…. L’expérience au fond est une détestable chose ; elle vient à chaque instant déranger les plus savantes spéculations ; elle ne sert qu’à donner de brutaux démentis aux grands esprits, à faire crouler de hauts châteaux de cartes, à entasser ruines sur ruines, à transmuter l’or en vil métal. L’expérience aurait presque ruiné de nos jours la métaphysique elle-même, si la métaphysique n’avait eu grand soin de s’établir en un quartier du monde où l’expérience n’aura jamais accès. D’où il semble qu’on devrait conclure objectivement que l’esthétique n’est pas subjectivement l’égale de la plastique, qu’il n’y a pas identité entre l’entité et la non-entité, ni une grande utilité dans l’étude de l’absurdité. Ceci est même prouvé au chapitre CVII de l’illustre philosophe Mathias-Gali, vulgairement appelé Gali Mathias ; je n’y reviendrai pas.
Le Chien du Jardinier est une pièce à quatre personnages, quadrupedans (encore le nombre quatre, le mythe : o altitudo ! en français : ô profondeur !). François aime Marcelle, Marcelle aime François ; Justin aime Marguerite, Marguerite n’aime personne et voudrait de tous être aimée. Voilà le sujet esthétique du quatuor. Sous le rapport plastique, sans aucun doute, Marguerite est un objet sur lequel les forces spéculatives de l’être humain s’exerceraient plus volontiers que sur l’entité de Marcelle. Et voilà pourquoi, quand cette fille a la conscience que son moi, tout gracieux qu’il soit, n’est pas aimé de François, elle demande à François pourquoi il aime Marcelle. « Parce que, lui répond François, un jour que je lui donnais le bras, l’idée me vint de lui demander sa main, son petit pied m’ayant donné dans l’œil. Et tant plus son pied me paraissait petit, tant plus mon amour était grande. »
A ces stupides paroles que l’on comprend du premier coup, Marguerite feint de se donner une entorse, ses yeux projettent sur François des effluves attractives, et avançant le moi de son pied ou le pied de son moi, comme une fille qui ne sait plus ce qu’elle dit et va se trouver mal, François s’élance pour la soutenir : la beauté plastique du petit pied de Marguerite, dont il n’avait pas encore reconnu l’entité, l’éblouit. « Ce pied est objectivement, incomparablement plus petit que celui de Marcelle, s’écrie-t-il, et je sens, ô ciel ! que j’aime subitement Marguerite, positivement ! »
La pauvre Marcelle revient au beau milieu de cette entorse, voit de quoi il retourne, et comme elle ne se mouche pas du pied, imagine de se faire aimer du fiancé de Marguerite, le cousin Justin. Juste ! le voilà qui vient. Et tous les deux complotent, ils sont d’accord. Ils s’aimeront, ils s’épouseront, disent-ils, tout en ne croyant pas un mot de ce qu’ils disent. (Absolument comme les philosophes de bon sens. Il n’y a que les disciples du grand Mathias-Gali qui croient croire à ce qu’ils croient dire.)
Alors, par une de ces bizarreries vulgaires, par une de ces anomalies normales du cœur féminin, la vanité blessée du moi de Marguerite se sentant refoulée jusqu’aux plus douloureuses profondeurs de son être, ainsi l’ordonna l’Etre des êtres en créant la femme au jardin de l’Eden, voilà qu’elle se met à raimer Justin et qu’elle fait fi de François, ma foi ! Et toujours comme ça. « Ah ! tu aimes Marcelle, je veux que tu m’aimes, moi ! Ah ! tu m’aimes, toi ! je ne t’aime plus, moi ! » Alors on chante la chanson du chien du jardinier qui ne veut pas manger son bon déjeuner et grogne si un autre chien s’avise de ronger un os à côté de son chenil. Mangera-t-il... ne mangera-t-il pas ? Il est regrettable, philosophiquement parlant, qu’à ces femmes-là la polyandrie ne soit pas permise. Je voudrais qu’il fût loisible à chacune d’elles d’épouser jusqu’à dix hommes robustes et armés d’assez de bon sens pour la rouer de coups soir et matin.
Cette petite pièce est jolie, piquante, écrite avec goût, esprit et bon sens. On voit que les auteurs n’exposent pas sur l’étal dramatique trente-six actes par an, qu’ils attendent pour écrire d’avoir une idée, une idée à eux. Ces auteurs-là sont de francs originaux. Malgré leurs manières excentriques, leur pièce a parfaitement réussi ; on y a trouvé de l’intérêt, le dialogue en a paru charmant, et en somme on a ri, d’un rire heureux, gai, d’un rire avouable, qu’aucune plate bêtise n’est venue provoquer.
La musique de M. Grisar est fraîche, souriante, gracieuse, bien faite de corps et d’esprit. Elle abonde en mélodies élégantes, en intentions fines ; chacun des morceaux de la partition est correctement dessiné ; l’œuvre entière est harmonieusement disposée :
Et d’un art délicat, les pièces assorties,
N’y forment qu’un seul tout de diverses parties.
Ce genre de mérite est plus rare qu’on ne pense. Avoir quelque chose à dire aujourd’hui est un avantage, savoir le dire clairement en est un autre plus précieux encore. M. Grisar, dans sa spécialité, possède l’un et l’autre.
L’ouverture de son nouvel opéra est très agréable ; on y trouve un joli motif chromatique, composé de petits groupes de deux notes liées, qui reviendra plus tard dans un quatuor, et dont le retour dans l’ouverture est ménagé avec adresse. L’instrumentation en est discrète ; éloge rarement mérité depuis l’introduction dans nos théâtres de l’orchestre butor.
Dans le duo suivant : Le coq a chanté trois fois, duo fort bien fait du reste, il y a néanmoins une petite concession faite à l’orchestre butor. On y entend les trombones, qui, certes, sont là aussi déplacés que pourraient l’être des bouledogues dans un salon. Il est vrai qu’ils aboient fort peu, mais c’est encore trop. Faisons remarquer la délicieuse phrase chantée à l’orchestre par la clarinette pendant le passage débité de François :
Si j’étais plus près,
Que de choses je vous dirais !
On doit louer beaucoup l’autre duo, dans lequel François raconte à Marguerite comment est né son amour pour Marcelle, et le quatuor où reparaît la phrase de l’ouverture que j’ai citée tout à l’heure.
De charmans couplets, finement chantés par Mlle Lefebvre : L’hiver promet pour le printemps, ont été bissés ; la chanson :
Le chien du jardinier
Est un chien bien particulier,
est rhythmée d’une façon naturelle et toute simple, mais elle me semble manquer un peu d’originalité.
Je signalerai au compositeur, dans le trio qui suit, une faute de prosodie fâcheuse : « Vous parlez comme un sa-cristain » ; on entend : « Vous parlez comme un sac. » Malheureusement cette petite faute est du grand nombre de celles qu’il est presque impossible d’éviter dans notre langue, où l’accent de repos ne se trouve jamais qu’à la dernière syllabe sonore du mot. En pareil cas, on est presque toujours obligé d’opter entre le tour naturel de la phrase musicale et la bonne prosodie ; heureux celui qui peut concilier l’un et l’autre, et connaît au moins la limite qu’il ne faut en aucun cas dépasser en prenant avec la langue certaines libertés.
L’andante chanté par Justin est plein de charme mélodique ; le petit final dansé est très gai et très joli. Le duo des deux femmes tirant leur amoureux à la courte paille contient de piquans détails et des vocalisations d’une élégance remarquable.
Mlle Lefebvre donne au personnage de Marguerite la plus irritante coquetterie ; c’est une Briconcella plus Briconcella que la Zerlina de Mozart. Mlle Lemercier est une paysanne incomparable, franche, vive, un peu bourrue ; pas un mot, pas une des intentions de son rôle ne lui a échappé. Faure, dont la voix est si belle et qui chante avec une excellente méthode ; Ponchard fils, dont les progrès dans la comédie sont tels que je l’ai pris au commencement de la pièce pour Sainte-Foy, sont bien placés l’un et l’autre dans les personnages de Justin et de François. En somme, le Chien du Jardinier, charmant petit opéra, admirablement exécuté, a obtenu, je le répète, un succès de bon aloi, et qui, nous le croyons, sera durable.
Concert du Conservatoire. — Soirée de M. et Mme Desmarest. — Concert de la France musicale. — Sextuor de M. Salvator. — Symphonie de M. G. Mathias. — Album de Pierre Dupont. — Nouveau concerto de M. Herz. — Soirées musicales de Mme Viardot. — Concert de M. Fumagalli.
Un autre succès a signalé le premier concert du Conservatoire, celui de M. Leroy dans un solo de clarinette. Ce virtuose est du très petit nombre de ceux qui chantent avec inspiration sur ce bel et difficile instrument et ne cherchent pas tous leurs effets dans un insipide ruissellement de notes indiquant seulement l’agilité de leurs doigts.
On a beaucoup parlé cette semaine de la soirée de M. et Mme Desmarest, deux artistes qu’on entend trop rarement, et qui, loin des vallées marécageuses où grouille l’air varié, vivent sur les hauteurs de la musique pure, de l’art noble, fier et même un peu dédaigneux.
Au concert de la France musicale, concert céleste, puisqu’on n’y comptait que des étoiles, on a applaudi la grâce poétique, la mélancolie passionnée de Mme Frezzolini et le chant classique de Mme Borghi-Mamo dans plusieurs beaux fragmens des opéras de Verdi ; une brillante fantaisie sur le Trovatore, bien faite et vigoureusement exécutée par Théodore Ritter, le grand pianiste de quatorze ans, qui a déjà écrit pour son instrument bien des choses dignes d’un habile compositeur de trente ans ; un solo de contrebasse composé et exécuté avec un rare bonheur par M. Gouffé, que les lauriers de Bottesini empêchaient de dormir ; un solo de violoncelle par lequel M. Braga, virtuose napolitain, a révélé à l’improviste au public parisien son talent d’une rare puissance expressive ; et enfin deux morceaux d’un grand et beau sextuor de M. Salvator, exécuté par Mme Mattemann, MM. Guerreau, Friedrich, Casimir Ney, Lebouc et Gouffé.
Cette œuvre de M. Salvator, que nous avions entendue en entier quelques jours auparavant, décèle dans son auteur une science peu commune, la fraîcheur des idées et des tendances très élevées. Je lui conseillerais seulement de se tenir en garde contre l’excès des développemens, cet écueil des jeunes compositeurs, qu’on doit redouter à tout âge.
Dans un concert de la Société de Sainte-Cécile dont nous ne pouvons parler en détail aujourd’hui faute de temps et de place, M. Georges Mathias a débuté, lui aussi, comme compositeur sérieux. Sa symphonie a obtenu un vrai succès ; l’adagio et le scherzo surtout ont fait sensation, ce qui ne veut point dire que le premier morceau et le final ne soient excellens. Au contraire, il y a dans toute cette œuvre une fermeté de style, un aplomb dans le maniement de l’orchestre qui font le plus grand honneur à M. Mathias et nous donnent le droit de compter sur son avenir musical.
Nous avons aussi de nouveaux éditeurs, et voici M. Ledentu qui débute par où les autres ne finissent pas, par des encouragemens donnés aux jeunes compositeurs. Il vient d’acheter la partition de Maître Wolfram. Les morceaux détachés de ce charmant opéra de MM. Méry et Reyer sont déjà en vente ; la partition paraîtra prochainement. Les grippes, les rhumes de cerveau, les bronchites qui règnent à cette heure au Théâtre-Lyrique, sur les ténors surtout, ont interrompu les représentations de Maître Wolfram, qui ne tarderont pourtant pas à être reprises. On va même mettre en scène cet ouvrage dans plusieurs villes de la province et de l’Allemagne.
M. Pierre Dupont, le poëte bucolique, vient de publier son album, et c’est encore M. Reyer qui a écrit pour ce recueil de chansons des accompagnemens de piano élégans et pourtant faciles, que l’auteur, en sa qualité de Mélibée modulant sur des pipeaux rustiques, s’était dispensé de leur donner.
Je ne ferai que signaler en passant l’album de Godefroy pour le piano, plus riche encore que celui de l’année dernière. J’en veux beaucoup à l’auteur d’abandonner ainsi la harpe, son noble et poétique instrument. On me dira que la harpe ruine, que le piano rapporte, et qu’enfin il faut vivre. Mais ces raisons, la dernière surtout, ne me paraîtront jamais en musique de la moindre valeur. Voyez Henri Herz : il écrit, il est vrai, pour le piano encore, des choses qui se vendent par milliers, telles que ses nouvelles études de l’agilité ; mais il n’a pas moins écrit aussi un cinquième concerto à grand orchestre qui a dû coûter cher à graver et à imprimer, pour l’accompagnement duquel il faut au moins une quarantaine de musiciens, et qui ne se vendra que par centaines ; et encore… Et il n’a pas hésité à le composer néanmoins. Il y a dans le premier morceau de cette œuvre des choses pleines d’éclat et de verve ; l’adagio est charmant, d’une simplicité mélodique délicieuse, et le final d’une agitation passionnée fort émouvante. D’ailleurs l’orchestre de cette œuvre, écrit avec soin et avec goût, contient plusieurs beaux effets contrastant avec ceux du piano, à l’inverse d’une foule de concertos modernes, dont les auteurs, ne sachant que faire de l’orchestre, se sont bornés, pendant les soli de l’instrument principal, à donner à l’orchestre de longs accords soutenus, stagnans, inutiles, qui engourdissent l’auditeur et l’invitent au sommeil par l’exemple de l’orchestre qui a l’air de dormir lui-même. Henri Herz écrit donc des choses qui ne rapportent pas, et il croit pourtant, lui aussi, qu’il faut vivre. Erreur grave dont il reviendra tôt ou tard.
Eh bien ! et Fumagalli donc, le pianiste milanais qui écrit de la musique seulement pour les virtuoses exceptionnels, ne voilà-t-il pas qu’il va donner mercredi prochain un concert au bénéfice de nos vaillants de la Crimée ! Vous voyez qu’il ne tient pas à ce que son talent, tout prodigieux qu’il soit, lui rapporte. Oh non ! Godefroy a grand tort. Si je jouais comme lui de la harpe, je serais honteux d’écrire pour le piano. Il est vrai que si je jouais du piano comme Fumagalli, j’écrirais probablement fort peu pour la harpe. Concluez, concluez, me direz-vous. — Conclure, formuler une opinion motivée et nette ? Pauvres gens ! on voit bien que vous n’êtes pas philosophes et que le moi de votre moi est toujours croupissant dans un réalisme semi-animal descendantal !
Encore une bonne nouvelle qui vous tombe du ciel ! Mme Viardot se trouve momentanément à Paris et se décide à donner le mois prochain, dans les salons de Pleyel, quatre soirées de musique exquise. Profitez-en si vous pouvez. On y entendra des fragmens de divers opéras et oratorios de Handel, des scènes complètes de Gluck, des quatuors de Beethoven, et ces curieuses mélodies espagnoles et allemandes que Mme Viardot sait chanter avec ce pur accent natal, cette naïveté piquante et cette science rhythmique cachée qu’elle seule possède.
Roger parcourt toujours l’Allemagne avec le même succès. On l’attend à Cracovie. Prenons garde ! le voilà bien près de la frontière russe ! Si un avant-poste de M. le général Guédéonoff allait nous l’enlever ? Avouez, monsieur le directeur de l’Opéra, que ce serait bien fait. L’Evangile l’a dit : « Quiconque s’expose au danger périra. »
Mme Stoltz va bientôt faire son apparition dans le rôle de Fidès, du Prophète. Ce sera un événement pour l’Opéra, en attendant l’avènement des Vêpres Siciliennes, dont les études avancent.
Première représentation de Robin des Bois.
Le Robin des Bois, opéra de M. Castilblaze, arrangé pour la scène allemande avec tant de bonheur par Ch.-M. de Weber, nous avait été promis au Théâtre-Lyrique la semaine dernière. Mais les auteurs proposent et la grippe dispose. On avait beau crier : Parais ! comme dans la scène infernale de ce chef-d’œuvre, Robin des Bois ne paraissait pas. Enfin hier soir nous l’avons vu. Sans doute cette reprise ne sera pas une reprise perdue pour M. Perrin, et Robin des Bois, malgré les énormes défauts de certaines parties de l’exécution, fera de l’argent. Lagrave, qui jouait Tony, était, dit-on, souffrant encore d’une indisposition. Sa voix a du charme ; il a dit simplement et avec une fidélité intelligente la plupart de ses morceaux.
Mlle Girard (Nanci) a droit au même éloge, et c’est avec reconnaissance que nous le lui donnons. Marchot (Richard) a de la voix lui aussi ; il manque de nerf ; son exécution de la chanson à boire n’a pas eu l’animation brusque et d’une énergie sauvage qu’elle doit avoir absolument. Il biaise d’ailleurs comme un serpent. Son grand air en ré mineur a néanmoins été fort applaudi. Le duo des jeunes filles, au début du second acte, un incomparable chef-d’œuvre ! a été, ce me semble, parfaitement rendu. C’est cela. Mais bientôt après, Mme Lauters (Anna) a pris à tâche de détruire une à une les espérances qu’elle nous avait fait concevoir dans le duo. De son grand air elle n’a pas la moindre idée, elle y sème les non-sens et les contre-sens ; elle ajoute, elle retranche, elle renverse, elle bouleverse, elle respire où il faut soutenir le son, elle hache la phrase, etc., etc. ; c’est affreux. Quant à la prière du troisième acte, à cette sublime et virginale mélodie qui semble avoir été dictée par l’ange des romantiques amours, qui fut le chef-d’œuvre de Mlle Sontag et qui restera peut-être le plus idéal des chefs-d’œuvre de Weber, Mme Lauters l’a abîmée, foulée aux pieds avec l’innocence barbare d’un enfant. Elle n’a pas seulement su en dire le thème ; elle y a introduit une foule d’horribles vocalisations, de notes basses d’un timbre hommasse, niaisement révoltantes. Interpréter ainsi une telle merveille musicale, c’est commettre une abominable et stupide profanation. Mme Lauters a une voix superbe ; mais quand une cantatrice est aussi prodigieusement éloignée qu’elle l’est de comprendre la grande et vraie musique, il y a tout lieu de croire qu’on ne réussira jamais à l’utiliser que dans les œuvres de pacotille. C’est un malheur. Le chœur d’hommes s’est bien acquitté de sa tâche. Plusieurs instrumens à vent de l’orchestre ont commis des fautes dont les murmures de l’auditoire ont indiqué la gravité. La mise en scène est soignée, la décoration du carrefour de Saint-Dunstan (la Gorge du Loup) produit beaucoup d’effet.
En somme, malgré les horreurs que je viens de signaler dans l’exécution, le prestige de l’œuvre, toute mutilée qu’elle soit, est si grand, que le succès, nous le croyons, sera long et productif.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juin 2010.
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