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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 5 OCTOBRE 1854 [p. 1-2].

Ouverture du Théâtre Impérial de l’Opéra. — Ouverture du Théâtre-Lyrique. — Ouverture du Théâtre-Italien. — Ouverture des Sabots de la marquise.

Mme Stoltz, Mme Sontag, Mme Bosio, Mlle Sanier.

Liszt.

    Les Allemands désignent par le nom de recenseurs les écrivains chargés de rendre un compte périodique de ce qui se passe dans les théâtres, et même aussi d’analyser les œuvres littéraires récemment livrées à la publicité. Si notre expression de critiques s’applique mieux que le terme allemand à cette seconde partie de la tâche de ces écrivains, il faut convenir que le titre modeste de recenseur est plus juste pour désigner le labeur froid, ingrat et bien souvent humiliant auquel beaucoup d’honnêtes gens sont condamnés pour remplir la première. Qui peut savoir, excepté ces malheureux eux-mêmes, ce que l’accomplissement de cette tâche leur cause parfois de douleurs déchirantes, de vastes et profonds dégoûts, de répulsions frémissantes, de colères concentrées qui ne peuvent faire explosion ?… Que de forces ainsi perdues ! que de temps ainsi gaspillé ! que de pensées étouffées ! que de machines à vapeur, capables de percer les Alpes, employées à tourner la roue d’un moulin !

No change, no pause, no hope ! Yet I endure.

    Pauvres recenseurs, inutiles censeurs, si souvent censurés ! quand seront-ils unbound ? (Bon, voilà la vieille antienne qui recommence !) — Ah! ça, quelle démangeaison vous prend aujourd’hui de nous parler anglais, me direz-vous ? et qui diable vous met dans cet état de récriminations et d’aspirations ambitieuses ? Si vous êtes un homme à vapeurs, prenez des douches ; si vous vous sentez cette gigantesque puissance de tranche-montagne, pour Dieu ! donnez-lui carrière ailleurs et ne venez pas nous déchirer le tympan avec vos cris d’aigle en cage ! Assez d’autres sont là, plus capables que vous, dont le plus cher désir serait de tourner la roue de votre moulin. — Vous avez raison, trois fois raison, sept fois raison, les yeux de mon esprit louchaient, vous êtes l’accident qui me fait rentrer en moi-méme, et me voilà maintenant

Gros Jean comme devant.

    C’est que j’ai lu ce matin un admirable travail de M. Arthur Dudley sur la poésie anglaise depuis Shelley, et que les noms de Shakspeare et de Shelley m’avaient un peu enfiévré. — Eh bien ! que vous fait ce Shelley ? — Ah ! si je savais vous le dire, j’écrirais un beau livre. D’ailleurs, j’ai à vous parler de bien autre chose que de poésie, et je m’engage formellement à ne plus citer des vers du Prometheus unbound, pas même celui-ci :

Ah me ! alas, pain, pain ever, for ever !

    J’ai à vous parler, enfin, et pour la première fois depuis sa réouverture, du théâtre de l’Opéra.

    L’Opéra est donc ouvert, très ouvert, comme une huître est ouverte au soleil après une grande tempête qui l’a jetée sur la plage ; l’important maintenant est de ne pas en laisser approcher les oiseaux friands.

    Trêve de comparaisons qui pourraient être prises en mauvaise part, et disons tout bonnement les choses.

    L’Opéra a fait sa réouverture par la reprise de la Favorite. Nous avons revu Mme Stoltz plus dramatique que jamais dans son beau rôle de Léonor. Cette brillante soirée a été suivie de deux autres exécutions non moins remarquables du même ouvrage, après quoi l’Opéra, pour se reposer, nous a donné une fois le Maître chanteur, de M. Limnander, partition dans laquelle se trouvent de charmantes choses qu’on ne remarque point assez, à mon sens. Après le Maître chanteur est venue la Reine de Chypre, cette vaste et splendide composition de M. Halévy, où Mme Stoltz a reconquis les honneurs du triomphe, au son de toutes les trompettes du théâtre, aux bouquets de toutes les loges d’avant-scène, aux acclamations enthousiastes de tous les dilettanti incompétens, aux applaudissemens de tous les connaisseurs qu’on paie tant. Bref le monde entier de l’Opéra s’en est mêlé ; et je n’y étais pas ! Le fabuliste a raison, l’absence est le plus grand des maux, pour moi surtout qui jouis d’un guignon infatigable ! Quand je suis à Paris, rien n’est plus terne ni plus stagnant que nos théâtres lyriques, et je n’ai pas plutôt tourné les talons qu’on y tire des feux d’artifice merveilleux, et que les chandelles romaines du succès y montent au ciel de l’art par myriades.

    Mme Stoltz n’a rien perdu de sa voix ni de sa verve brûlante, c’est ce que chacun dit ; mais je lui dirai, moi, qu’elle se prodigue, qu’elle met trop de voiles au vent, qu’elle donne trop de son âme, qu’elle se tue, qu’elle se brûle par les deux bouts. Il faut faire vie qui dure, et notre public de l’Opéra n’est pas habitué à un tel luxe d’élans dramatiques, à une telle profusion d’accens passionnés. Il y a beau temps qu’il avait fait son deuil de toutes ces choses ; ne souffrons pas qu’il en reprenne l’habitude. Mme Stoltz pourrait, elle le devrait même, en se bornant au tiède nécessaire, se dire encore ce que disait Rossini : « E troppo bono per questi, etc. »

    D’illustres exemples d’illustrissimes cantatrices prouvent surabondamment ce que j’avance. L’une supprime une partie des phrases de ses plus beaux airs, elle compte des pauses pour ne pas se fatiguer, et s’abstient dans presque tout le reste de ses rôles d’articuler les paroles ; vocaliser est plus facile, même quand on ne sait pas vocaliser. L’autre s’arme d’un calme monumental, d’un froid de marbre, et vous récite de la passion comme Bossuet récitait ses sermons, sans gestes, sans mouvemens, sans varier l’accentuation de son débit, en maintenant toujours ce qu’elle croit être son âme au degré de chaleur modérée recommandé par les professeurs d’hygiène. Et voilà comment on fait les bonnes maisons ! Aussi ces cantatrices ménagères vivent beaucoup plus longtemps que ne vivent les roses, elles n’acceptent que des centaines de mille francs, achètent des châteaux, en bâtissent en France, et deviennent marquises ou duchesses. Tandis que Mme Rosine Stoltz, qui n’a peut-être encore bâti de châteaux qu’en Espagne et ne possède pas le moindre titre dont elle puisse faire précéder son nom, est forcée d’accepter des cinquantaines de mille francs, des misères ! pour se tordre comme elle le fait sur le gril de son inspiration. Voyez, la voilà obligée déjà par les fatigues d’un seul mois de demander un congé, et d’aller chercher de nouvelles forces sous le ciel doux et bienfaisant de l’Angleterre. Qu’elle y profite au moins des bons exemples que Londres ne lui refusera point. C’est là qu’on voit des cantatrices doit l’âme n’use pas le fourreau ; c’est là que les artistes ardentes apprennent à se tremper dans les ondes stygiennes de bons gros oratorios d’où elles sortent froides, rigides et inaccessibles à l’émotion.

    Cela vaut mieux, en tout cas, beaucoup mieux que d’aller courir au delà de l’Océan chez les peuples intertropicaux et plus ou moins anthropophages. Quel besoin de musique peuvent avoir les sauvages ? et quel charme pouvez-vous trouver à leurs détellemens de chevaux, à leurs bouquets de diamans, quand le choléra, quand le vomito nero, quand la fièvre jaune, dardant sur vous leurs yeux vitreux, sont là mêlés au cortège de vos adorateurs ? Mme Stoltz est revenue de Rio-Janeiro, il est vrai, mais Mme Sontag est restée à Mexico, bien morte, la malheureuse femme, elle n’en reviendra pas.

Où l’aiglonne a passé le rossignol demeure.

    Pauvre Sontag ! aller mourir si tristement, si absurdement loin de l’Europe, qui seule pouvait savoir quelle artiste elle était !

    On m’a reproché de ne lui avoir pas payé le moindre tribut de regrets. Ce n’est pas au moins qu’une telle perte m’ait trouvé insensible, je puis le dire. Et je connais toute l’étendue du malheur qui en frappant l’incomparable cantatrice a frappé l’art musical. Mais on fait journellement tant d’étalage de douleurs mensongères, on a tant abusé du prétexte de la mort pour illustrer des médiocrités, que l’élégie, devenue lieu commun, me fait peur, surtout quand il s’agit de parler de choses et d’êtres essentiellement dignes d’admiration. Je ne sais bien faire d’ailleurs qu’une seule espèce d’oraison funèbre, celle des artistes médiocres vivans.

    Et puis, le dirai-je ? je blâmais en ma conscience cette course au million entreprise par Mme Sontag, et poursuivie jusqu’au sommet des Andes. Je ne pouvais me faire à la voir si âpre au gain, elle, une artiste, une artiste sainte, possédant réellement tous les dons de l’art et de la nature : la voix, le sentiment musical, l’instinct dramatique, le style, le goût le plus exquis, la passion, la rêverie, la grâce, tout, et quelque chose de plus que tout. Elle chantait les bagatelles sonores, elle jouait avec les notes comme jamais jongleur indien ne sut jouer avec ses boules d’or ; mais elle chantait aussi la musique, la grande musique immortelle, comme les musiciens rêvent parfois de l’entendre chanter ; oui, elle pouvait tout interpréter, même les chefs-d’œuvre ; bien plus, elle savait les lire, la grande, la savante inspirée, elle les comprenait comme si elle les eût faits. Je n’oublierai jamais mon étonnement un soir à Londres. J’assistais à une représentation du Figaro de Mozart ; quand, dans la scène nocturne du jardin, Mme Sontag vint soupirer ce divin monologue de femme amoureuse que je n’avais jusque-là jamais entendu que grossièrement exécuté. A cette mezza voce si tendre, si douce et si mystérieuse en même temps, cette musique secrète, dont j’avais pourtant le mot, me parut mille fois plus ravissante encore. Enfin, pensai-je, car je n’avais garde de me récrier, enfin voilà l’admirable page de Mozart fidèlement rendue ! Voilà le chant de la solitude, le chant de la rêverie voluptueuse, le chant du mystère et de la nuit ; c’est ainsi que doit s’exhaler la voix d’une femme dans une scène pareille ; voilà le clair-obscur de l’art du chant, la demi-teinte, le piano enfin, ce piano, ce pianissimo que les compositeurs obtiennent des orchestres de cent musiciens, des chœurs de deux cents voix, mais que, ni pour or, ni pour couronnes, ni par la flatterie, ni par la menace, ni par les caresses, ni par les coups de cravache, ils ne peuvent obtenir des cantatrices savantes ou inhabiles, italiennes ou françaises, intelligentes ou sottes, humaines ou divines. Elles vocifèrent toutes plus ou moins avec la plus exaspérante obstination ; elles ne sauraient s’aventurer au delà du mezzo forte, ce juste-milieu de la sonorité ; elles semblent toujours craindre de n’être pas entendues. Eh ! malheureuses, nous ne vous entendons que trop ! Oui, l’Allemande Sontag nous avait enfin rendu le chant secret, le chant de l’aparté, le chant de l’oiseau caché sous la feuillée, saluant le crépuscule du soir. Elle connaissait cette nuance exquise dont la simple apparition donne aux auditeurs bien organisés un frisson de plaisir à nul autre comparable ; elle chantait piano aussi finement, aussi sûrement, aussi mystérieusement que le font vingt bons violons avec sourdines dirigés par un habile chef ; elle savait enfin tout l’art du chant… Je me souviens aussi qu’après le premier transport de joie admirative, ce soir-là je sentis naître en moi un accès de colère féroce en pensant aux cantatrices qui, toujours et partout, donnent de la voix ; et je me promis de ne plus revenir entendre cet air, quand une autre femme devrait le chanter, sans me pourvoir d’une paire de pistolets pour interrompre ses vociférations. Si je n’ai point encore tué de vocératrice, c’est que j’ai pu, fort heureusement, ne pas m’exposer à cet irrésistible tentation, et afin de n’y pas succomber à l’avenir, je profite d’un moment de sang-froid pour m’engager ici sur l’honneur à ne plus entendre de ma vie le Mariage de Figaro ; c’est le seul moyen d’éviter quelque malheur.

    Admirable Sontag !…. Elle eût été Juliette, s’il eût existé un opéra de Roméo shakspearien…… elle fût sortie triomphante de la scène du balcon ; elle eût bien dit le fameux passage :

J’ai oublié pourquoi je t’ai rappellé,
Reste, mon Roméo, jusqu’à ce que je m’en souvienne ;

elle eût été digne de chanter l’incomparable duo d’amour du dernier acte du Marchand de Venise :

    « Ce fut par une nuit semblable que la jeune Cressida, quittant les tentes des Grecs, alla rejoindre aux pieds des murs de Troie Troïlus son amant. »

    Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, je crois cela, Mme Sontag eût pu chanter Shakspeare. Je ne connais pas d’éloge comparable à celui-là.

    Et pour quelques milliers de dollars !….. aller mourir…..

Auri sacra fames !…..

    Mais quel besoin d’avoir tant d’argent quand on n’est qu’une cantatrice ! Quand vous avez maison de ville, maison de campagne, l’aisance, le luxe, le sort de vos enfans assuré, que vous faut-il donc de plus ? Pourquoi ne pas se contenter de cinq cent mille francs, de six cent mille francs, de sept cent mille francs ? Pourquoi vous faut-il absolument un million, plus d’un million ? C’est monstrueux cela, c’est une maladie.

    Ah ! si vous ambitionnez de faire de grandes choses dans l’art, à la bonne heure ; gagnez des millions tant que vous pourrez ; pourtant arrêtez-vous à temps pour conserver les forces nécessaires à la tâche que vous vous êtes proposé d’accomplir. Tâche royale que nul roi n’a encore envisagée dans son ensemble. Oui, gagnez des millions, et alors nous pourrons voir un vrai théâtre lyrique où l’on exécutera dignement des chefs-d’œuvre de temps en temps, et non trois fois par semaine ; où les barbares à aucun prix ne pourront être admis ; où il n’y aura pas de claqueurs ; où les opéras seront des œuvres musicales et poétiques seulement ; où l’on ne se préoccupera jamais de la valeur en écus de ce qui est beau. Ce sera un théâtre d’art et non un bazar. L’argent y sera le moyen et non le but.

    Gagnez des millions, et vous établirez un gigantesque Conservatoire, où l’on enseignera tout ce qu’il est bon de savoir en musique et avec la musique, où l’on formera des musicien artistes, lettrés, et non des artisans ; où les chanteurs apprendront leur langue, et l’histoire et l’orthographe, avec la vocalisation, et même aussi la musique, s’il se peut ; où il y aura des classes de tous les instrumens utiles sans exception, et vingt classes de rhythme ; où l’on formera d’immenses corps de choristes ayant de la voix et sachant réellement chanter et lire et comprendre ce qu’ils chantent ; où l’on élèvera des chefs d’orchestre qui ne frappent pas la mesure avec le pied et sachent lire les grandes partitions ; où l’on professera la philosophie et l’histoire de l’art, et bien d’autres choses encore.

    Gagnez des millions, et vous construirez de belles salles de concerts faites pour la musique et non pour des bals et des festins patriotiques, ou destinées à devenir plus tard des greniers à foin. Vous y donnerez de véritables concerts, rarement ; car la musique n’est pas destinée à prendre place parmi les jouissances quotidiennes de la vie, comme le boire, le manger, le dormir. Et je ne connais rien d’odieux comme ces établissemens où bouillote invariablement chaque soir le pot-au-feu musical. Ce sont eux qui ruinent notre art, qui le vulgarisent, le rendent plat, niais, stupide, qui l’ont réduit à n’être plus à Paris qu’une branche de commerce, que l’art de l’épicerie en gros.

    Gagnez des millions, et vous détruirez d’une main en édifiant de l’autre, et vous civiliserez artistement une nation. Alors on vous pardonnera vos millions et on vous louera même d’avoir pris tant de peine à les gagner, d’être allés les chercher à Mexico, à Rio, à San-Francisco, à Sydney, à Calcutta, à Nangasaki.

    Mais du diable si un tel rêve préoccupa jamais une cantatrice ni un chanteur à millions. Et je suis bien sûr que ceux qui vont lire cette inconvenante sortie, si tant est que j’aie des lecteurs parmi les gens à millions, vont me regarder comme le plus rare imbécile.

    Imbécile, oui, mais rare, non. Nous sommes par le monde un assez bon nombre de gens de cette trempe, dont le mépris pour les millions inintelligens est cent millions de fois plus vaste et plus profond que l’Océan.

    Il faut en prendre votre parti et ne pas trop vous brûler la cervelle, pauvres millionnaires.

    J’ai assisté, en outre, depuis la réouverture de l’Opéra, à une excellente représentation du Prophète. Mlle Sanier, élève du Conservatoire, y débutait dans le rôle de Fidès. Cette jeune personne a de bonnes qualités de voix et de style, mais son mezzo soprano n’est pas assez grave pour certaines parties de ce rôle, contenant des notes de contralto franc. Je crois dangereux pour elle de chercher à acquérir ces sons que la nature lui a refusés ; elle gâterait inutilement sa voix, dont le timbre est remarquable depuis le si bas jusqu’au sol et même au la aigu. Roger était en beauté ce soir-là plus que de coutume ; il a magnifiquement joué et chanté ce rôle terrible de Jean de Leyde. Voilà un artiste ! On voit à ses moindres gestes, comme à toutes ses combinaisons, que Roger est un artiste d’esprit, d’imagination, de cœur, un musicien versé dans la science musicale, et in quibusdam aliis.

    Il est grandement question de son réengagement ; on le dit au moins partout où l’on veut du bien à l’administration de l’Opéra.

    La tâche de cette administration nouvelle est importante et ardue. On lui attribue les plus louables intentions, celle entre autres de rendre au public quelques anciens chefs-d’œuvre. Mais il y a là de grands dangers ; on trouvera des oppositions occultes, des impossibilités d’exécution, des ignorances colossales, des empressemens perfides et intéressés ; on courra grand risque d’arriver à la mutilation, à la dégradation des monumens de l’art ancien, en voulant les remettre maladroitement en lumière. Nous en avons eu dernièrement un exemple dans la remise en scène de la Vestale. Prenons garde, sous prétexte de belles actions, à ne pas commettre de crimes.

    En attendant, voici venir la Nonne sanglante, dont on a tant et tant refait le poëme qu’il doit être parfait aujourd’hui. On dit beaucoup de bien de la musique de M. Gounod, et il est à croire qu’on en dira davantage après les quatre ou cinq premières représentations, car rien n’est plus défavorable aux compositeurs d’un certain ordre que les répétitions à l’Opéra.

    On annonce aussi un ouvrage en cinq actes de Verdi, dont les études doivent commencer ce mois-ci ; puis l’ouvrage en trois actes, Santa Chiara, de S. A. le duc de Gotha. Cet opéra a déjà obtenu un remarquable succès en Allemagne sous la direction de Liszt, Liszt l’infatigable, qui trouve le temps non seulement d’exercer et de perfectionner sa chapelle de Weimar, mais de diriger d’autres chapelles encore et d’écrire de vastes partitions de l’ordre le plus élevé, du style le plus neuf et le plus hardi, qui nous arriveront à Paris tôt ou tard : il vient de terminer neuf poëmes symphoniques :

Ce qu’on entend sur la montagne (d’après V. Hugo).
Tasso, Lamento e Trionfo.
Les Préludes, d’après Lamartine.
Orphée.
Prométhée.
Mazeppa.
Fest-Klange.
Héroïde funèbre.
Hungaria.

    La plupart de ces œuvres ont été déjà plusieurs fois exécutées sous la direction de l’auteur à Weimar, où l’Orphée et le Prométhée surtout ont produit une grande sensation.

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation des Sabots de la marquise, opéra en un acte de MM. Michel Carré et Jules Barbier ; musique de M. Ernest Boulanger.

    Une jeune marquise et sa femme de chambre s’ennuient à la campagne. La marquise a l’honneur d’être veuve et se résoudrait assez volontiers à un remariage pour se désennuyer, mais pas un seul des hommes de sa connaissance ne lui convient. Des deux prétendans les plus empressés, l’un est affecté, l’autre est grossier. Le Phébus lui envoie des vers ridicules, l’autre, admirez cette campagnardise ! a l’audace de lui faire présent d’une paire de sabots, de gros sabots de bois, comme ceux des Auvergnats scieurs de long.

    Est-ce une mystification ? Point du tout. Le baron aux sabots est un homme positif, il pense que les sabots seront utiles à la marquise pour courir le matin dans les prés inondés de rosée. C’est un homme robuste, carré d’épaules, qui tuerait un bœuf d’un coup de poing et le mangerait à son déjeuner, un Milon de Crotone. Après un premier moment de colère causé par l’étrangeté de ce cadeau, la marquise, se ravisant, passe en revue les solides défauts du baron ; et, après s’en être in petto rendu compte, elle finit par les trouver assez peu haïssables. Et pourtant cet homme a des façons d’être incroyables. Le voilà qui, au retour de la chasse, et sans invitation, vient en grandes bottes boueuses déjeuner chez la marquise. Il se met à table au milieu de son beau salon, sur son beau tapis, s’étale dans son beau fauteuil, boit plusieurs bouteilles de son meilleur vin, fait disparaître poulets, perdreaux et canards ; c’est un ogre, un Gargantua. Et quelle familiarité ! quel sans-gêne ! quel ton ! Il parle à la marquise comme s’il l’eût déjà épousée depuis deux ans. Ce mariage lui convient à lui, c’est donc tout comme s’il était fait. La marquise indignée quitte la table et laisse son grossier commensal aux prises avec un pâté qu’il éventre pour se consoler. La femme de chambre, au risque de quelques baisers au chambertin, vient tenir compagnie au baron. Elle lui confie un grand secret, une découverte qu’elle vient de faire. La marquise aime le baron ; mais elle l’adorerait tout à fait s’il voulait, ne fût-ce que pour un jour, prendre des allures moins campagnardes, des habits moins rustiques, des façons de parler plus recherchées. « Justement nous avons dans le pavillon une assez belle collection d’habits de soie, reliques de la toilette de feu M. le marquis ; essayez un peu, tout cela doit vous aller ; le marquis était de votre taille. — Qu’à cela ne tienne ! répond le baron ; laisse-moi en finir avec ce pâté, et je suis tout entier aux soins de ma parure. » — A peine le baron est-il entré dans le pavillon, que la malicieuse suivante joue avec sa maîtresse une comédie du même genre, mais un peu plus animée. A l’en croire, M. le baron traite si rudement la marquise parce qu’il est uniquement préoccupé d’une fille du village, Jeanneton, la vachère, dont les robustes appas ont su le toucher. — « Quelle horreur ! — Oui, il n’aime que les filles de basse-cour, les maritornes, et rien ne lui tourne la tête comme un bonnet de paysanne et des cheveux ébourrifés saupoudrés de grains d’avoine et de brins de paille. — Eh bien ! je veux voir cela, je vais me costumer en Jeanneton et me moquer de lui sans pitié. — Sans pitié ? — Sans pitié. » En effet, nos deux personnages ne tardent point à se retrouver en présence, le baron en habit de soie bleu de ciel, la marquise en costume de gardeuse de dindons. Et tous deux d’éclater de rire et de se trouver affreusement ridicules. On s’explique, on convient qu’il serait mieux pour chacun de conserver son costume ordinaire, et de se passer mutuellement quelques petits travers, les Jeannetons seules exceptées, et l’on s’épouse.

    La musique de M. Boulanger est bien faite, point trop bruyante, soignée cependant et souvent mélodieuse. L’ouverture contient un gracieux andantino à trois temps bien instrumenté. La romance avec accompagnement de harpe est élégante, mais Mlle Boulard (la marquise) l’a chantée comme une jeune personne ordinairement timide extraordinairement intimidée. La cavatine sur les inconvéniens du mariage a paru froide.

    Pallianti, le jardinier, a supérieurement apporté un bouquet contenant le poulet suivant :

Les lis à votre aspect rougiront de colère,
    Et de dépit les roses pâliront.

    Après cette scène, qui a fait sensation, Mlle Lemercier, la suivante, a chanté avec verve et un entrain de bon goût de forts jolis couplets. Ceux du baron (Bussine) sur la chasse ont paru moins heureux et dépourvus de caractère.

    Le duo « Pourquoi ne mangez-vous pas » est bien conduit. Le morceau en mouvement de valse lente, sans avoir beaucoup d’originalité, est agréable, et on a manifesté le désir de l’entendre une seconde fois ; désir auquel, malgré les cris de bis, les acteurs n’ont pas cru devoir se rendre.

    La chanson paysanne, gueulée par Nicolas (Sainte-Foy), a fait rire aux éclats toute la salle, et il a fallu à toute force la répéter. Citons encore le duo entre la marquise vêtue en Jeanneton et le baron vêtu en marquis ; le faux caractère de chacun des deux personnages y est reproduit avec beaucoup d’esprit ; c’est d’un bon comique. En somme, les Sabots de la marquise sont un présent que le public a trouvé très acceptable, et les applaudissemens qui les ont accueillis n’ont point été prodigués à propos de botte. Ils doivent avoir rassuré le compositeur qui, bien avant l’heure de la représentation, était déjà, dit-on, dans ses petits souliers.

    On a rappelé tous les acteurs, ce qui ne s’était encore jamais vu. Quatre d’entre eux seulement ont bien voulu se rendre à nos empressemens : Mlle Boulard, Mlle Lemercier, Sainte-Foy et Bussine. Quant à Pallianti qui avait si bien apporté la lettre, persistant dans le système de modestie qu’il a adopté depuis son grand succès dans le rôle du père Bazu, s’est obstinément refusé à reparaître. Ceci est grave : d’abord parce que tout le monde eût éprouvé un vif plaisir à revoir Pallianti, et ensuite parce qu’il y a dans ce refus d’une ovation bien méritée et décernée par le plus pur enthousiasme une sorte de blâme de la facilité avec laquelle les autres acteurs l’ont acceptée. Si Pallianti est réellement modeste, il eût dû reparaître et triompher par modestie. On a jeté un bouquet à quelqu’un, Sainte-Foy a bien fait de le ramasser, il le méritait.

    Le troisième théâtre lyrique a fait sa réouverture comme le grand Opéra. On a trouvé Mme Cabel plus fleurie que jamais de grâces et de gaîté, la salle bien rafraîchie, les chœurs bien renforcés et l’orchestre nombreux presque tout plein de musiciens. On veut donc décidément faire de la musique sur le boulevard du Temple. L’influence de M. Perrin s’y fait déjà sentir. Alors nous allons en entendre de belles cet hiver.

    Pendant que j’écris cette éloquente description des Sabots de la marquise, on joue la Semiramide au Théâtre-Italien (encore une ouverture !), et l’on applaudit sérieusement Mme Bosio, un talent fin, brillant, distingué, radieux de jeunesse, une voix pénétrante et douce, au timbre de cristal, agile et expressive ; une voix comme on n’en entendit guère, une voix comme je craignais, depuis Mme Sontag, qu’on n’en entendît plus. Si quelqu’un peut recueillir l’héritage de la pauvre morte de Mexico, c’est Mme Bosio.

    L’administration de l’Opéra, dit-on, d’accord avec le directeur du Théâtre-Italien, vient d’engager cette charmante virtuose pour quelques représentations. Nous pourrons en conséquence l’entendre alternativement sur l’une et l’autre scène. Cette idée excellente des administrateurs de l’Opéra eût été bien meilleure si, moins tardive, elle eût eu pour résultat d’engager pour cinq ans Mme Bosio à l’Opéra. On dit qu’en France l’esprit court les rues ; il n’en est pas de même des cantatrices de ce mérite.

    J’aurais maintenant à rendre compte de plusieurs productions nouvelles, et surtout de celles de M. Stamaty, un pianiste compositeur de la nature de ceux qui ne courent pas les rues non plus ; mais la place et le temps et la force me manquent, et je veux me livrer à cette étude sérieusement.

    Deux critiques anglais distingués, M. Chorley, rédacteur de l’Atheneum, et M. Ella, directeur de la Musical Union, viennent d’arriver à Paris pour assister à la première représentation de la Nonne sanglante. Nous devrions bien, dans l’occasion, suivre cet exemple et aller entendre à Londres les choses dignes d’intérêt qui s’y produisent plus souvent qu’on ne le croit sur le continent.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juillet 2010.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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