FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 10 JUIN 1854 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de la Fiancée du Diable,
opéra en trois actes, de MM. Scribe et Roman, musique de M. Massé.
Il y a une lithographie de fort triste apparence que je ne puis m’empêcher de contempler longuement toutes les fois que je passe devant le magasin où elle est étalée. On y voit une troupe de malheureux couverts d’humides et boueux haillons, le chef orné de chapeaux macairiens, marchant dans d’immondes tiges de bottes attachées au bas de leurs jambes avec des cordes de paille ; la plupart d’entre eux ont une joue enflée, tous ont le ventre creux ; ils souffrent des dents et meurent de faim ; aucune fluxion, aucune affliction ne leur manque ; leurs rares cheveux pendent collés contre leurs tempes amaigries ; ils portent pelles et balais, ou plutôt des fragmens de pelles, des chicots de balais, dignes instrumens de ces travailleurs en loques. Il pleut à verse, ils pataugent d’un pied morne dans le noir cloaque de Paris ; et devant eux une espèce d’argousin, armé d’une canne formidable, étend vivement le bras, comme Napoléon montrant à ses soldats le soleil d’Austerlitz, et leur crie en louchant des yeux et de la bouche : « Allons, Messieurs, de l’ardeur ! »
Ce sont des balayeurs…..
Pauvres diables !….. d’où sortent ces malheureux êtres?… A quel Montfaucon vont-ils mourir ?… Que leur octroie la munificence municipale pour nettoyer (ou salir) ainsi le pavé de Paris ? A quel âge les envoie-t-on à l’équarrissage?… Que fait-on de leurs os ? (leur peau n’est bonne à rien.) Où cela loge-t-il la nuit ?……. Où cela va-t-il pâturer le jour ?… et quelle est la pâture ?… Cela a-t-il une femelle, des petits ?…… A quoi cela pense-t-il ? De quoi cela peut-il discourir en se livrant, avec l’ardeur demandée, à l’accomplissement des fonctions que lui confie M. le préfet de la Seine ?… Ces messieurs sont-ils partisans du gouvernement représentatif, ou de la démocratie coulant à pleins bords, ou du régime militaire ?….. Ils sont tous philosophes ; mais combien y en a-t-il de lettrés ? Combien d’entre eux font des vaudevilles ?…… Combien espèrent un fauteuil à l’Académie ?… Combien ont manié la brosse avant d’être réduits au balai ?… Combien furent élèves de Vernet avant de poser pour Charlet ?… Combien ont obtenu le grand prix de Rome à l’Académie des Beaux-Arts ? Je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les questions que cette lithographie soulève. Questions d’humanité, questions de salubrité, questions d’égalité et de liberté et de fraternité, questions de philosophie et d’anatomie, de chimie et de voirie, questions de littérature et de peinture, questions de subsistances et d’aisances, question de goût et d’égout, question d’art et de hart !…
Ah çà ! à quel propos, s’il vous plaît, cette tirade sur MM. les balayeurs ? qu’ai-je de commun avec eux ? J’ai obtenu le prix de Rome, il est vrai ; j’ai quelquefois des fluxions ; je ne manque pas de sujets d’affliction ; je suis un grand philosophe ; mais M. le préfet de la Seine se garderait bien de me confier les moindres fonctions municipales ; mais je n’ai jamais touché une brosse de ma vie ; c’est tout au plus si je sais me servir d’une plume ; je n’écrivis jamais un vaudeville ; je ne serais jamais capable de confectionner seulement un opéra-comique ; je n’ai donc point sujet d’espérer une chaise curule a l’Institut.
C’est la folle du logis (l’imagination, le caprice, cela se dit quand on ne veut pas employer le mot propre) qui m’a dicté cette élégie. Et je suis fort loin pourtant d’avoir le temps de me livrer à de pareils délassemens littéraires ; il pleut à verse des opéras-comiques, au boulevard des Italiens, au boulevard du Temple, dans les salons, partout. Et nous sommes critiques, nous sommes à la fois juges et témoins, bien qu’on ne nous ait pas fait jurer sur le Coran de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Négligence regrettable, car si j’avais fait un pareil serment, je le tiendrais. Il est vrai qu’on peut toujours dire la vérité, sans avoir juré de la dire. Or donc, puisqu’il pleut à verse des opéras-comiques et que nous sommes armés d’un chicot de plume, et que nous vivons à Paris pour y être greffier au tribunal lyrique, faisons notre devoir, marchons au noble but offert à notre ambition, et ne nous faisons pas dire deux fois : « Allons, Monsieur, de l’ardeur ! »
La Fiancée du Diable… Pardon, ce mot de diable me rappelle une anecdote qui prouve en quelle estime le malin esprit fut toujours à l’Opéra-Comique, et avec quel respect, avec quelle terreur religieuse on y prononce son nom. Respect qui ne va pourtant plus aujourd’hui jusqu’à offrir l’hospitalité à Sa Majesté damnée ; car on sait que M. Perrin est fort peu disposé à loger le diable en sa caisse. Voici mon anecdote. Un jour (oui, c’était en plein jour), dans une cérémonie tristement grave, un acteur de l’Opéra-Comique eut à prononcer l’éloge d’un compositeur d’un grand talent récemment enlevé à l’art et à l’Opéra-Comique. Il lut son oraison funèbre d’une façon assez naturelle et convenable tant qu’il y fut question de choses humaines et surterraines seulement. Mais quand, arrivé à l’énumération des œuvres du compositeur, il fallut prononcer le nom de l’esprit des ténèbres qui sert de titre à l’une de ces œuvres, vous eussiez vu et entendu une étrange et admirable transformation des traits et de la voix de l’orateur. Son visage s’assombrit, ses sourcils se froncèrent, son regard devint noir, son geste perpendiculaire, fourchu, et d’un ton rauque et caverneux il prononça en frissonnant les sept dernières syllabes de la phrase suivante : « M. G****, en arrivant à Paris, débuta au théâtre de l’Opéra-Comique par un ouvrage intitulé : (frémissez !) Le Diaaable à Séville !!! »
Je n’ajoute rien, pas de commentaires, ma thèse est soutenue. N’est-ce pas beau?… Maintenant parlons de la Fiancée du Diable, sans aggraver d’un seul a le nom du fiancé. Les critiques ne ressemblent guère aux chanteurs, sous plus d’un rapport, et leur irrévérence pour le diable va très souvent (n’est-il pas vrai, chers confrères ?) jusqu’à le tirer par la queue. Un écrivain allemand m’a dernièrement accusé, à Dresde, d’avoir maltraité Méphistophélès, de l’avoir calomnié en faisant de lui un faussaire. Calomnier l’esprit du mensonge, c’est fort ! Me voilà atteint et convaincu d’être pire qu’un démon, de ne pas valoir le diable. Ceci pourrait être le sujet d’une seconde anecdote aussi touchante que la première ; mais j’ai une telle hâte de vous raconter les fiançailles du nouveau diable de l’Opéra-Comique, que je contiens ma fantaisie narrative. D’ailleurs, on parle déjà de la représentation d’un Fils du Diable qui est en train de naître à ce théâtre et que nous aurons encore à tenir sur les fonts baptismaux. (Le Baptême du Diable, quel joli titre ! On fera bien trois actes pour ce titre-là.)
Et, comme dit le néo-proverbe : Il faut savoir garder une pierre pour la soif. D’ailleurs mon bienveillant accusateur de Dresde pourrait croire que j’ai de la rancune, et me reprocher de jeter des poires dans son jardin.
Après cet exorde ex abrupto, il ne me reste plus qu’à commencer le récit de ces infernales fiançailles, et je… Mais, de grâce, un instant ; j’ai donné à entendre tout à l’heure que l’Opéra-Comique avait un gros amour pour le diable ; il est important de prouver cette proposition, on pourrait encore me taxer de calomnie. Or ce théâtre, qu’on le sache et qu’on se le dise, a créé et mis au monde le Diable à quatre, le Diable page, le Diable boiteux, le Diable couleur de rose, le Diable en vacances, le Diable amoureux, le Diable à Séville, la Part du Diable, le Diable à l’école.
Le diable m’emporte ! (c’est moi qui parle ; on pourrait encore prendre cette exclamation pour le titre d’un opéra-comique) l’Opéra-Comique faillit en 1830 mettre la main sur Robert-le-Diable, qui lui était en effet destiné ; mais M. Véron, un fin bourgeois de Paris qui a le diable au corps, eut la démoniaque astuce de se faire forcer la main par un ministre pour ouvrir la plus grande porte de l’Opéra au plus grand diable qui soit jamais sorti de l’enfer, trouvant, en son âme, que l’Opéra-Comique possédait déjà à cette époque une assez belle collection de diables de toutes les couleurs, quand lui, l’Opéra, n’en était encore qu’aux diables bleus (blue devils).
Eh bien ! cet insatiable Opéra-Comique n’a jamais pu se consoler du départ de ce Robert-le-Diable ; pendant longtemps, pendant très longtemps, sa grotte s’est obstinée à ne pas retentir de ses chants. Rien ne lui réussissait ; il faisait des efforts du diable pour attirer le public, et le public se sauvait comme un beau diable. Il engageait de jeunes actrices, il faisait travailler de jeunes auteurs ; mais, bah ! toutes ces jeunesses n’avaient que la beauté du diable, et cela devenait vieux en fort peu de temps, tandis que ce diable de Robert-le-Diable faisait un bruit du diable dans toute l’Europe et précipitait trois fois par semaine une foule infernale dans le gouffre du Grand-Opéra.
Enfin, grâce à quelques petites diableries assez drôles que l’Opéra-Comique eut l’idée de lancer au visage de ses désabonnés, comme ces bulles de savon remplies de fumée que M. Vivier sait si bien faire, et qui en éclatant en l’air font lever le nez à tous les badauds du boulevard Italien, ce satané sort fut conjuré. De charmans ouvrages se succédant rapidement firent pencher la balance de son côté jusqu’au moment où M. Meyerbeer, se reprochant sans doute de ne l’avoir pas encore indemnisé du tort qu’il lui fit par le détournement de Robert, est venu couronner l’œuvre en lui apportant son Etoile du Nord, astre charmant dont l’influence irrésistible alarme si fort aujourd’hui le Grand-Opéra, que tous les diables y sont redevenus bleus, et fait mûrir une vendange dorée pour maint autre théâtre et pour un éditeur. (On a vendu à l’heure qu’il est trois mille partitions de piano et plus de quatre mille exemplaires de certains morceaux détachés de l’Etoile du Nord.) Vous voulez donc absolument savoir ce que peut être cette Fiancée du Diable dont je vous ai tant parlé ? Je devrais vous dire : Allez la voir ; mais comme vous pourriez.me répondre : « J’aime mieux vous croire », ce qui serait désagréable pour elle, je vais vous la défigurer de mon mieux.
La scène se passe à Avignon ; tous les personnages sont Provençaux ; ils devraient tous avoir l’accent provençal, et pourtant, à l’exception d’un seul, tous ont l’accent parisien. Ce sont le seigneur d’un château voisin d’Avignon, un secrétaire de l’Inquisition (Matteo), un forgeron, un riche fermier (Pistoia), une sœur du forgeron (Gilette) et Catherine, son amie. Le forgeron, qui porte le nom d’Antion, aime d’un amour violent autant que contenu la belle Catherine. Gilette aime le seigneur qui lui a promis de l’épouser. Pistoia aime la dot de Catherine, et voudrait se l’approprier en épousant Catherine, dont il a demandé la main. Le moment nuptial approche et notre amateur de dots paraît en proie à une étrange inquiétude, pendant que de son côté Antion semble tout prêt à se livrer au plus affreux désespoir. C’est que Catherine a déjà trois fois été sur le point de se marier, et trois fois ses noces ont été interrompues et définitivement rompues par quelque accident survenu au fiancé. Cette fois encore, au moment où Pistoia seul dans sa chambre endossait son plus bel habit pour paraître à la cérémonie, une odeur de soufre est venue tout à coup l’asphyxier, et une voix de l’autre monde lui a chanté sur le mode infernal ces mots terribles : « Tu es au bord de l’abîme ! arrête-toi, il en est temps encore ! mais si tu épouses Catherine, dès ce soir tu auras le cou tordu ! » En conséquence, Pistoia, dont l’amour pour son cou l’emporte encore sur celui qu’il ressent pour la dot de sa future, arrive tout pâle à la cérémonie, et, sans tergiverser, déclare haut et ferme à tous les témoins et amis que son mariage avec Catherine est impossible et qu’il ne se fera jamais. Parce que… Final. Quatrième mariage manqué.
Au second acte, Antion, radieux de voir Catherine redevenue libre, pousse enfin l’audace jusqu’à lui avouer son amour ; et, comme, il obtient d’elle un doux aveu, voilà aussitôt leur mariage arrangé et qui va sa conclure incontinent. Dans ce pays-là, à cette époque, il paraît que les formalités pour les mariages étaient promptement remplies, et qu’on s’épousait avec une extrême facilité. Gilette, de son côté, a fait part au cousin Matteo, secrétaire de la sainte Inquisition, du chagrin que lui cause le seigneur en ne l’épousant pas. Elle eut pourtant naguère bien des bontés pour lui ; mais elle fut assez imprudente pour ne pas exiger alors une promesse de mariage écrite et signée. Qu’elle vienne à bout d’obtenir ce papier important, et le secrétaire de l’Inquisition se charge du reste. En attendant, les noces de l’heureux Antion avec Catherine se mitonnent. Voici venir la fiancée avec sa belle robe blanche, qu’elle a dû quitter tout à l’heure pour la quatrième fois et qu’elle vient de remettre pour la cinquième.
Les amis sont déjà rassemblés, en costume de fête ; ils avaient eu le bon esprit de les garder. Mais Antion ne paraît pas. « Ah ! ah ! s’écrie Pistoia tout joyeux, il se pourrait que le diable eusse mis obstacle à ses noces en lui tordant le col. » Il n’en est rien pourtant. Antion accourt effaré… le mariage ne peut avoir lieu ce jour-là, aucun de ses amis ne voulant lui servir de témoin. On sait dans tous les environs que le diable menace de sa griffe les gens qui oseraient assister au mariage de Catherine, qui fut, dit-on, sa fiancée. Par bonheur, le cousin Matteo qui, en sa qualité de quasi-inquisiteur, ne craint pas l’odeur du soufre et soupçonne quelque diablerie de mauvais aloi dans ces éternelles menaces du diable, imagine de prier le seigneur lui-même d’être le témoin d’Antion. Le seigneur accepte en faisant un peu la grimace ; mais enfin il accepte et l’on se remet en marche pour l’église, et les cloches de ce second final nuptial ressonnent comme elles ont sonné pour le premier.
Au troisième acte, ils sont enfin mariés. Les témoins, les amis, les curieux se retirent. Antion, demeuré seul avec Catherine, jure qu’il lui est impossible de croire à son bonheur. Mais ce ne sont que des mots ; il y croit, rien n’est plus évident. Il y croit si bien qu’il voudrait tout de suite… tandis que Catherine veut au contraire qu’on organise un bal. Y a-t-il en effet une noce sans bal ? Antion à beau dire, il doit se soumettre et aller inviter son monde pour la danse. Il sort même au moment précis où le jaloux Pistoia, le fiancé effarouché du premier acte, vient faire une visite aux nouveaux époux. Et Antion le laisse seul là, en tête à tête avec Catherine. Il faut avouer que pour cette stupidité le forgeron mériterait vingt fois d’avoir le cou tordu, n’importe par qui. Cependant il ne se passe rien d’incandescent dans cette entrevue. Le Pistoia se borne à faire naître dans l’esprit de Catherine des craintes sur les suites de son union. Tout en causant, elle s’approche d’une table et y trouve une lettre de couleur rouge qu’elle ouvre en frémissant. C’est le démon qui lui écrit, et la menace de tordre le col de son mari si elle a le malheur de lui accorder (à son mari) quoi que ce soit. Voilà Pistoia triomphant qui court répandre partout cette belle nouvelle. Aussi la peur du diable a-t-elle redoublé parmi les amis d’Antion, qui tous refusent de venir à son bal et repoussent son invitation comme un seul homme. Le cousin Matteo vient encore à notre aide. Il fait rentrer chez elle Catherine, en lui recommandant de ne pas ouvrir à Antion quand il reviendra. Il cache Gilette derrière une armoire, après l’avoir préalablement armée d’un pistolet, et sort. Gilette sait son rôle sur le bout du doigt. Il fait nuit. Antion revient enchanté de n’avoir pu trouver de danseurs. Il court à la porte de sa femme, et lui chante sur tous les tons et modes les plus touchans :
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour, etc.
La jeune femme fait la sourde oreille, et Antion va se livrer à quelque violence, quand Catherine se ravise et sort de sa chambre. Elle explique le motif de ses terreurs à son mari, et lui, point sot, répond : « Le diable doit venir cette nuit dans notre chambre exprès pour me tordre le cou ; eh bien ! sauvons-nous ; on peut agréablement passer à la belle étoile la première nuit d’une lune de miel, et Satan sera bien attrapé, quand il viendra chez nous, de ne pas trouver de col à tordre. » La petite apprécie la justesse de ce raisonnement, et voilà nos amoureux bien heureux qui s’envolent
Tous les deux,
comme dans l’Etoile du Nord.
Alors l’obscurité semble redoubler, le tonnerre gronde, des flammes sortent d’une cheminée dont le fond s’ouvre, et nous voyons s’avancer le diable en robe de chambre, ou (comme vous avez eu la malice de le deviner) le seigneur jaloux de ses droits sur Catherine et qui vient les exercer. Alors Gilette, qui comprend la chose et qui veut aussi exercer les siens, fait semblant de dormir sur une chaise. Le seigneur, en tâtonnant dans les ténèbres, met la main sur la dormeuse et s’écrie : « La voilà ! » Nigaud ! comme si une nouvelle mariée allait s’endormir sur une chaise la première nuit de ses noces ! Mais son erreur dure peu. Gilette rebondit comme un ressort qui se détend, et lui portant le pistolet au visage : « Ah ! perfide ! c’est donc vous qui faites ainsi le diable à quatre ! c’est vous qui êtes le diable amoureux de Catherine ! Vous avez cru qu’elle serait la part du diable et que vous me planteriez ainsi des cornes au front ; mais vous n’êtes point de force, il faut renvoyer le diable à l’école. Allez, Monseigneur, signez-moi vite de votre belle griffe une promesse de mariage en bonne forme, ou, de par le diable, je vous brûle le peu de cervelle que vous avez. » Le pauvre diable de seigneur se résigne et signe, espérant bien esquiver cette obligation écrite comme il a esquivé toutes les autres contractées précédemment. Oui, mais il avait compté sans l’inquisiteur aux serres cruelles. Matteo survient une torche à la main ; des familiers de l’Inquisition (très familiers en effet) chantent au dehors un De profundis à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Cela sent le fagot si fort, que sans se faire prier davantage, notre seigneur épouse, comme un simple forgeron. Alors Antion et Catherine reparaissent ; ils ont trouvé sans doute que la belle étoile était par trop fraîche. On proclame la défaite et la fuite du diable ; tout le monde est rassuré : quatre personnes sont mariées, et Pistoia demeure vexé.
Disons tout de suite qu’il y a une foule de choses gracieuses, piquantes et pimpantes dans la partition de M. Massé ; que c’est bien écrit, et, chose monstrueuse ! qu’il n’y a dans son orchestre ni tambour ni grosse caisse. Le public aurait bien dû envoyer à M. Massé une députation de notables pour le remercier de cette attention. Enfin cela commence ; dans une vingtaine d’années on en viendra peut-être aussi à ne plus employer les trombones et les trompettes pour accompagner les airs d’amour, et dans cinquante ans les compositeurs italiens et français en viendront à une instrumentation raisonnée et raisonnable !….
Citons maintenant les passages de la partition qui ont été remarqués d’une ou d’autre façon. L’ouverture….. Ah ! par exemple, monsieur Massé, il n’est pas permis quand on a reçu comme vous une éducation musicale libérale et gouvernementale, un prix académique, quand on a été couronné le premier samedi d’octobre, quand, sur la quatrième marche du palais de l’Institut un membre de ce même Institut vous a dit : « Allons, jeune homme, macte animo ! » quand on est allé à Rome et qu’on en est revenu ; il n’est pas permis, dis-je, de produire en public sous le nom d’ouverture un pareil pot-pourri. Plusieurs maîtres font, il est vrai, leur ouverture avec des thèmes pris dans la partition de leur opéra, et de ce nombre sont Weber et M. Auber. Mais il y a manière d’assembler et d’unir entre elles ces mélodies diverses, il y a pots-pourris et pots-pourris, comme il y a fagots et fagots. Et ce fagot-là n’est pas même attaché, et toutes les branches qui le composent, si vertes et si fleuries qu’on puisse les trouver, s’éparpillent de ça de là en un fouillis que le moindre bûcheron désavouerait. Certes, un musicien d’un vrai talent comme M. Massé a le droit d’être énergiquement blâmé quand il fait ainsi usage des ciseaux et des pains à cacheter pour confectionner une pièce de musique instrumentale.
Les couplets de la fileuse et ceux de son frère le forgeron, qui chantés d’abord isolément, sont ensuite réunis pour former duo, comme les deux chansons du Déserteur, ont du charme et de l’originalité. C’est joli et bien tourné. Le chœur des jeunes seigneurs a de l’entrain. L’instrumentation d’ailleurs en est piquante et choisie ; je n’y trouve de trop que l’emploi du triangle, qui n’y a que faire et que M. Massé a employé là par habitude. Le triangle est depuis les temps antédiluviens en honneur, à l’Opéra-Comique, sans qu’on sache pourquoi. C’est petit, c’est mesquin, c’est sot, c’est pointu, c’est importun comme le grelot d’un caniche. Je crois que l’usage du triangle ainsi employé à propos de botte à l’Opéra-Comique fut un tic de quelque compositeur, lequel tic s’est ensuite communiqué par imitation. Ainsi, quand dans un hôpital un malade a une attaque d’épilepsie, tous les malades des lits voisins tombent du haut mal. L’andante de Catherine est d’un accent triste que la situation justifie, et d’un bon tour mélodique. J’aime moins la chanson d’amour éploré d’Antion. D’ailleurs, dans ce morceau, le directeur des succès a commis une faute grave. Puget (Antion) a eu ce qu’on appelle un chat : une note de tête s’est rompue dans sa poitrine, absolument comme quand on lance le fameux ut de Guillaume Tell. Eh bien ! c’est un malheur, cela peut arriver à tout le monde ; les ténors ne sont si chers qu’à cause de ces accidens-là. Mais les directeurs du parterre, pourquoi sont-ils investis de leurs fonctions ? Pour parer à de tels inconvéniens sans doute. Sans eux on entendrait de belles choses un peu partout. Or le César de l’Opéra-Comique n’a pas mis à couvert ce soir-là l’accident de voix du chanteur ; il devait le prévoir, le couvrir par ses applaudissemens, et, le malheureux ! il n’a applaudi qu’après. Ni Auguste ni David n’eussent commis une pareille inadvertance à l’Opéra. Il faut voir comme le parterre fonctionne dans l’air terrible d’Arnold, au dernier acte de Guillaume Tell, et quelle bordée d’applaudissemens éclate un peu avant le mauvais moment de la gamme montante de cet air :
Trompons l’espérance homicide, arra…. (Bravo ! bravo !) Englouti l’ut de poitrine ! plus de si naturel même ! L’armée romaine donne avec impétuosité sur le si bémol, et le reste est sauvé. Voilà comment on travaille. Dans le chœur final du premier acte, il y a de l’effet et de bonnes intentions scéniques ; mais une phrase dominante y rappelle trop fidèlement un passage célèbre du rôle d’Eléazar, dans la Juive.
L’air de Catherine : Ah ! qu’on a de la peine à trouver un mari ! est élégant et bien écrit pour la voix.
Le quatuor suivant a obtenu beaucoup de succès ; il contient une vocalisation arpégée dont l’auditoire a été ravi et que le rhythme des parties d’accompagnement fait heureusement ressortir. M. Musard va faire là-dessus quelque quadrille où l’on cassera les chaises et les tables, s’il y en a sur le lieu de ses opérations ; et cela se vendra par douzaines… de douzaines.
Je ne trouve pas heureux l’effet de petites flûtes, deux fois reproduit dans le cours de cette partition, lorsqu’on raconte la menace du diable. C’est un souvenir maladroit et mal appliqué des petites flûtes du Freyschütz.
La chanson du maître forgeron, assez singulièrement placée dans le rôle de l’inquisiteur, est jolie et caractérisée.
Il y a de la grâce dans l’harmonieux ensemble des amis d’Antion revenant de l’église au troisième acte. Puis vient un trio très bien fait, dans lequel brille, et par son entourage et de son propre éclat, un solo de baryton d’un excellent style mélodique, et que Bussine a très bien fait valoir. En somme, je le répète, cette partition, si on en excepte l’ouverture, fait honneur au talent de M. Massé et mérite le succès qu’elle a obtenu. Elle est d’ailleurs bien rendue, dans la limite de leurs forces vocales, par Mlles Boulard et Lemercier, par Bussine, Puget et Sainte-Foy.
Le rôle de Couderc n’est pas le diable ; il le joue avec beaucoup de grâce et de fort bonne grâce, ce qui n’empêche qu’en son for intérieur il doive jurer comme un diable dans un bénitier d’en être chargé. Mais un rôle charmant autant que modeste, c’est celui du vieux Bazu, le grand-père de Catherine, qui menace Pistoia de lui brûler la cervelle si au moment d’épouser sa petite-fille il recule encore comme ont reculé ses prédécesseurs. Le père Bazu n’a rien à dire ni à chanter, il ne paraît pas. Néanmoins M. Palianti, artiste consciencieux, qui en est chargé, ne manque pas de s’habiller tous les soirs en père Bazu et de jouer avec soin dans sa loge la scène d’intérieur de famille qu’on vient ensuite raconter au public. Ce père Bazu fut déjà le héros d’un opéra de M. Scribe, intitulé le Drapier. Ledit ouvrage n’étant pas resté au répertoire, ne nous étonnons point de retrouver ce personnage dans la Fiancée du Diable. M. Scribe devait tenir à replacer son père Bazu.
On a attribué cette pièce à deux auteurs, MM. Scribe et Romand. M. Romand, dont les drames, joués à l’Odéon et au Théâtre-Français, ont prouvé le talent vigoureux et essentiellement littéraire, a, je le parierais, pris une très faible part à cette élaboration. Il n’a pas, il ne pouvait avoir les belles qualités spéciales qu’il faut pour produire un opéra-comique de ce genre, et il aura prudemment, cela se voit, laissé tout faire à son [col]laborateur.
Après la proclamation du nom des acteurs, le parterre a crié tous ! comme de coutume. Et tous se sont rendus aux vœux de ce parterre éperdu. Mlle Boulard donnait la main à Mlle Lemercier qui donnait la main à Couderc qui donnait la main à Puget qui donnait la main à Bussine qui donnait la main à Sainte-Foy. Le père Bazu seul s’est obstiné à ne pas paraître. Digne père Bazu, bon et modeste !
Première représentation de Maître Wolfram, opéra en un acte de M. Méry, musique de M. Reyer.
Le sujet de ce petit drame germano-sentimental est de ceux qui plaisent tant à la musique et qui font naître quelquefois des partitions chefs-d’œuvre. Tout y est prétexte à mélodies, à développemens harmoniques, partout de la rêverie et de la passion. Il est d’ailleurs écrit en français et contient des vers charmans, ce qui, quoi qu’on en dise, ne gâte rien. L’intrigue en est simple. Il s’agit tout bonnement d’un musicien allemand, maître Wolfram, dont le père recueillit naguère dans sa maison une jeune orpheline (Hélène), laquelle Hélène, en grandissant auprès de notre musicien, a fini par lui inspirer une violente passion. Wilhem, le père de Wolfram, découvre la cause des chagrins de son fils, le console et lui avoue que son vœu le plus cher est de lui faire épouser Hélène si elle y consent. Le vieillard se met en mesure de connaître les secrets sentimens de la jeune fille en lui parlant vaguement d’un jeune homme qui recherche sa main et qui l’aime d’amour extrême. Hélène, qui déjà a donné son cœur à un militaire (Léopold), le Phœbus de cette Esméralda, croit qu’il s’agit de lui et prête l’oreille aux insinuations de Wilhem. Voilà tout le monde content ; on s’explique mieux, et alors on se comprend moins. Les choses vont jusqu’à annoncer le mariage d’Hélène avec….. Wolfram. Hélène, désolée, laisse trop voir alors combien peu elle songeait à cet époux ; une lettre tombée de son livre de messe fait connaître le nom de celui qu’elle attendait. Wolfram alors comprime son désespoir, renonce à la main d’Hélène, la donne à l’heureux Léopold, et retourne à la musique, cette maîtresse qui ne trompe pas. Elle est pourtant bien fausse parfois. Celle de M. Reyer au moins est juste en général et plaît par la naïveté de ses allures, qui n’ont rien de commun avec la démarche tantôt affectée, tantôt dégingandée de la muse parisienne.
Ce qui manque à M. Reyer, c’est l’habitude d’écrire, le procédé, le mécanisme, le prix de l’Institut. Mais ses mélodies ont du naturel, elles touchent souvent, il y a du cœur et de l’imagination là-dedans. On trouve une certaine couleur romantique dans le morceau chanté par Wolfram à son orgue. L’air d’Hélène :
Je crois ouïr dans les bois
Une voix.
est une délicieuse fleurette musicale.
On vient de publier plusieurs opéras-comiques de M. le duc de Feltre, et divers fragmens de ses œuvres posthumes ont été entendus avec succès à la fête récemment donnée par la ville de Nantes pour l’inauguration d’une nouvelle galerie de tableaux. M. Offenbach a fait exécuter dans la salle de Herz un joli petit opéra-comique. On parle pour la semaine prochaine de deux autres opéras-comiques de société. Il y a encore d’autres opéras-comiques dont on ne parle pas et dont on ferait bien de ne pas parler. A propos d’opéra-comique, pourquoi ne reprend-on pas à l’Opéra-Comique la Colette de M. Cadaux ? c’est pourtant un joli opéra-comique.
Le congrès musical de Bordeaux, dirigé et organisé avec la plus rare intelligence et un chaleureux dévouement par M. Mézerai, a fait grande sensation. La magnificence exceptionnelle de cette fête prouve à la fois et l’intérêt que prennent aux belles manifestations de l’art la population de Bordeaux et les ressources musicales que cette ville possède. Cela fait bien augurer de l’avenir de la musique dans le midi de la France, qui jusqu’à présent s’était un peu laissé distancer par les villes du Nord. Et pourtant le programme ne contient pas un morceau d’opéra comique !…
Exécution de la Vestale, mercredi 7 juin.
. . . . . . . . . J’y étais. . . . . . . Je suis resté jusqu’à la fin du second acte. . . . . . . . . Pauvre noble orchestre, obligé de prendre part à un pareil égorgement ! . . . . .
H. BERLIOZ.
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