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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 5 JANVIER 1854 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA, OPÉRA-COMIQUE, THÉATRE-LYRIQUE.

Première représentation de Betly.
Première représentation des Papillotes de M. Benoît.
Première représentation d’Elisabeth.
Ecole classique du piano. — Album de la reine Hortense. — Recueil des chansons de Bérat. — Les Echos du temps passé. — Les Nuits blanches.

    1854 !!! Encore des feuilletons ! encore des opéras ! encore des albums ! encore des chanteurs ! encore des dieux ! encore des hommes ! La terre a fait depuis 1853 un petit trajet de quelque soixantaine de millions de lieues autour du soleil. Elle est partie, elle est revenue (à ce qu’on dit à l’Académie des Sciences). Et pourquoi s’est-elle donné tant de mouvement, je vous le demande ? Pourquoi faire un si grand tour ? Pour quel résultat ?….. Je voudrais bien savoir ce qu’elle pense, cette grosse boule, cette grosse tête dont nous sommes les habitans ; oui (car, quant à douter qu’elle pense, je ne me le permettrai certes point. Mon pyrrhonisme ne va pas jusque-là ; ce serait aussi ridicule que si l’un des habitans de M. XXX, le grand mathématicien, se permettait de mettre en doute la faculté de penser de son maître. Quand je dis son maître….. mais n’importe !) ; oui donc, je suis curieux de savoir ce que cette grosse tête pense de nos petites évolutions, de nos grandes révolutions, de nos nouvelles religions, de notre guerre d’Orient, de notre paix d’Occident, de notre bouleversement chinois, de notre orgueil japonais, de nos mines d’Australie et de Californie, de notre industrie anglaise, de notre gaîté française, de notre philosophie allemande, de notre bière flamande, de notre musique italienne, de notre diplomatie autrichienne, de notre grand mogol et de nos taureaux espagnols, et surtout de nos théâtres de Paris, desquels il faut que je parle à tout prix. C’est-à-dire, entendons-nous, je ne tiens à savoir la pensée de la terre que sur ceux des théâtres où l’on dit que l’on chante ; et même (bien que nous en possédions à cette heure quatre bien comptés) je n’ai d’intérêt direct à connaître son opinion que sur trois seulement. De ces trois, l’un s’appelle Académie impériale de Musique, le second a nom Opéra-Comique, le troisième n’a pas encore de nom, mais il s’intitule Théâtre-Lyrique. D’où il suit que le Théâtre-Lyrique n’est pas comique, que le théâtre de l’Opéra-Comique n’est point académique, et que le théâtre académique n’est point lyrique. Voyez un peu où diable le lyrisme est allé se nicher !…

    Je pourrais donc, comme tant d’autres, consulter l’esprit de la terre sur ces graves questions ; et la terre me répondrait à coup sûr aussi bien qu’elle a répondu à ceux qui dans ces derniers temps ont eu l’audace de l’interroger. Mais j’ai vergogne vraiment de me mettre au nombre des importuns et de la déranger encore. D’autant plus que, dans l’humeur où nous la voyons à cette heure, elle pourrait bien me répondre tout de travers. Elle serait capable de prétendre que le théâtre académique est comique, que le comique est lyrique, et que le lyrique est académique. Jugez du bouleversement qui résulterait de tels oracles dans les idées du public (du public à idées) ! Il n’y a guère qu’une question sur laquelle je serais à peu près sûr de ne rien obtenir de la terre. Si je lui demandais, par exemple, dans lequel de nos théâtres où l’on dit que l’on chante il y a le plus d’amour et de respect intelligent pour la musique, sans aucun doute la terre ne me répondrait point : silence de sa part ; silence absolu. Prudence et mystère ! réserve admirable que nous imiterons de notre mieux.

    Mais venons à nos trois théâtres et aux trois opéras qu’ils viennent de nous donner. Le premier de ces ouvrages a été représenté sur la vaste scène de l’Académie impériale de Musique et se nomme Betly.

    Le second s’est montré tout pimpant, poudré et frisé, dans le cabinet de toilette de l’Opéra-Comique sous le titre des Papillotes de M. Benoît.

    Du troisième, le plus grand des trois, retentit encore le petit Théâtre-Lyrique, et son nom est Elisabeth.

    Betly fut une traduction italienne du célèbre opéra-comique français le Chalet. A ce double titre il appartenait de droit au théâtre du Grand-Opéra français, où son absence se faisait depuis longtemps remarquer. C’est M. Hippolyte Lucas qui, avec son talent ordinaire, a fait la traduction de la traduction. La musique est de Donizetti.

    Les Papillotes de M. Benoît ont au moins été faites tout exprès pour l’Opéra-Comique par M. H. Reber et MM. Jules Barbier et Carré, gens d’esprit et de talent qui savent proprement accommoder leurs pratiques, ne les brûlent jamais et savent les poudrer à l’oiseau royal avec un goût et une légèreté de main que chacun leur envie.

    Elisabeth n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Il ne s’agit point, dans cette grande œuvre, de la terrible fille de Henri VIII, de la cruelle sœur de Marie Stuart, de l’illustre protectrice de Shakspeare. (Shakspeare a pourtant été protégé !… Que pense la terre de cette anomalie ?…) Non, il s’agit de l’héroïne d’un roman de Mme Cottin, d’une héroïne héroïque qui, contre l’ordinaire des héroïnes de Mme Cottin, n’a point au cœur d’autre amour que l’amour filial.

    Je ne sais pas si cette imitation du roman français est traduite d’une imitation italienne ; on a déclaré seulement que MM. de Leuven et Brunswick en avaient adapté les paroles à la musique de Donizetti. Encore Donizetti ! Italie ! Italie ! terre féconde !…

    Ce qu’il y a de bon dans ce concours des trois théâtres à produire presque en même temps des nouveautés, c’est que le soir même où le Grand-Opéra produisait sa petite Betly, l’Opéra-Comique rendait à nos vœux son gracieux Chalet, et qu’on pouvait ainsi tomber de Chalet en Betly, ou de Betly en Chalet en cinq minutes, et rien qu’en traversant le boulevard. Ces deux théâtres nous font, c’est-à-dire se font une guerre à outrance. Ils jettent le grappin l’un sur l’autre (l’Opéra-Comique est toujours l’autre) et se lâchent leurs bordées à bout portant. Parmi les prisonniers faits dans le combat, signalons tout de suite Boulo, qui guerroie maintenant (le transfuge ! le renégat ! le parricide !) contre sa mère-patrie en soutenant de toute la puissance de sa voix et de son talent le Grand-Opéra, qui ne savait à quel ténor se vouer pour faire entendre le Comte Ory et Betly, qui plus est, dont il était absolument impossible de se passer.

    On ne voit plus que des traits pareils !… c’est un Tartare qui commande dans l’armée des Chinois ; bien des Chinois bataillent dans les rangs des Tartares ; des chrétiens enseignent l’art de jouer du canon aux musulmans ; des Arabes vont avec nous en razzias chez les Kabyles ; tout n’est que perfidie, félonie, vilenie, vanité, mensonge et fragilité ; il ne faut donc pas trop en vouloir à Boulo de suivre le torrent de l’immoralité. D’ailleurs la Providence est toujours juste ; nous ne sommes pas dans le secret des nuits du transfuge, et il doit éprouver de furieux remords d’avoir sauvé à lui tout seul le Grand-Opéra ; d’autant plus que son exploit semble l’étonner lui-même profondément. Il a l’air tout désorienté sur cette scène immense, dont sa voix n’atteint pas les lointaines extrémités. C’est justement néanmoins ce qui le rend excellent à remplir le rôle du tremblant amoureux de Betly ; et quand le frère de la jeune fille arrive avec son grand sabre, et ses grandes enjambées, et sa grande voix, on craint de voir Boulo disparaître dans le troisième dessous.

    Il y a de jolies choses dans cette partition de Betly, comme dans les partitions même les plus négligées de Donizetti ; il y a surtout un air charmant, plein de brio et de mélodieux caprices, que Mme Ugalde (une célèbre cantatrice du théâtre des Variétés) fit autrefois souvent entendre avec succès dans les concerts. Mme Bosio le chante admirablement, comme tout le reste de ce rôle. Cette jeune femme est de l’infiniment petit nombre de cantatrices qui me charment et me ravissent, sinon dans tous les styles, au moins dans celui qu’elles ont choisi. Sa voix a quelque chose de mordant et de pur comme les vibrations du cristal ; cette voix est en outre agile, égale dans sa grande étendue, pénétrante et douce à la fois. Les notes hautes tendaient à monter l’an dernier encore quand je l’entendis à Londres ; ce défaut a été habilement combattu par la virtuose : il est à peine sensible aujourd’hui. Il ne tardera pas à disparaître tout à fait.

    Quand je disais tout à l’heure que Mme Bosio me charme dans le style musical qu’elle a choisi, la prudence m’imposait cette réserve dans l’éloge ; mais rien ne prouve que les hauteurs de la musique expressive ne lui soient accessibles, et c’est vraiment dommage qu’on ne lui donne pas l’occasion de les gravir. Avant d’avoir vu Mlle Alboni dans Fidès, Mme Sontag dans dona Anna, et Jenny Lind dans la Vestale, on pouvait croire aussi qu’elles y réussiraient peu : elles y excellent cependant.

    Mme Bosio a d’ailleurs une taille élégante et fine, du feu dans le regard, l’intelligence scénique et de l’aplomb musical. Que de choses qui manquent à tant de cantatrices ! qui font faute à tant de théâtres, à tant d’œuvres et à tant d’auteurs !

    Je ne crois pas nécessaire d’exposer ici le contenu du livret de Betly ; je l’ai déjà dit, les personnes désireuses de le connaître n’ont qu’à aller voir le Chalet. A part le déplacement du lieu de la scène, que M. Hippolyte Lucas a transporté de Suisse en Provence, et quelques détails d’arrangement qui ont dû s’ensuivre, c’est la même donnée. Et les vrais dilettanti, avides d’entendre une cantatrice bien douée, vive et forte dans son élégance, devront assister à une représentation de Betly. Ce qui n’empêche pas Mme Miolan, qui joue ce rôle à l’Opéra-Comique, d’être dans son petit chalet une jolie petite fauvette très aimée à juste titre de son public.

    Puisque nous voilà revenus à l’Opéra-Comique, restons-y. La pièce des Papillotes de M. Benoît est une charmante petite pièce, bien faite, simple, musicale tout autant que les Noces de Jeannette des mêmes auteurs, sinon tout à fait aussi gaie. Elle ne montre que trois personnages. André, jeune ouvrier, habite une mansarde avec Suzanne, sa sœur ; ils ont pour voisin sur les toits un vieux bonhomme nommé Benoît qui raclotte du violon, et se sert de son instrument pour correspondre avec ses jeunes voisins. M. Sudre est censé avoir déjà inventé et popularisé la téléphonie. Suzanne paraît-elle à la fenêtre, vite, un petit andantino doucereux du violon annonce le plaisir du voisin à la voir. André s’écrie-t-il : « Bonjour, monsieur Benoît ! Quel temps fait-il ? » un allegro en majeur à deux temps, vif, répond qu’il fait un temps charmant et très bon pour la promenade. — « Vous verrons nous aujourd’hui ? » disent les deux jeunes gens. Le violon répond par deux accords, « ré-sol », formant cadence parfaite, ce qui veut dire : Oui.

    Le vieillard en effet arrive bientôt avec son violon sous le bras. Il fait un peu la cour à Suzanne, ce à quoi le frère et la sœur l’encouragent en riant. Benoît pourtant a de la peine à saisir l’espoir qu’on semble vouloir lui donner. Il a eu des malheurs d’amour dont le souvenir le tourmente encore. Il eut jadis une jolie voisine comme Suzanne, à qui il s’avisa d’écrire une déclaration. Le lendemain de ce coup d’audace, Benoît, passant devant la maison de sa belle, l’aperçut qui lançait par la fenêtre un morceau de papier. Il accourut tout palpitant, persuadé que la jeune fille lui envoyait ainsi sa réponse, saisit au vol le papier, et reconnut un fragment de sa propre lettre, dont l’ingrate avait fait des papillotes. André néanmoins fait tant avec ses « pourquoi pas ? vous êtes encore vert et très ingambe », que le malheureux vieillard jette sa perruque par-dessus les moulins, prend au sérieux ce qu’on lui dit, et fait à Suzanne une demande formelle de sa main. Celle-ci, qui vient d’apprendre avec dépit que son frère André va se marier (ce à quoi elle ne devrait pourtant rien trouver d’extraordinaire), ne dit pas non à la proposition de Benoît, qui sort tout guilleret pour aller préparer son mariage. Mais voilà ce qui s’était passé d’inattendu dans l’intérieur du ménage fraternel : la mère d’André, en mourant, avait légué à son fils une cassette avec l’ordre de ne l’ouvrir qu’au moment où Suzanne serait en âge de se marier. Ce moment est venu ; André a ouvert le coffret, y a trouvé une lettre de sa mère où il est dit que Suzanne n’est point la sœur d’André. Grandes émotions, indécisions ; André s’aperçoit qu’il aime Suzanne d’amour ; l’annonce de son propre mariage n’a été qu’une ruse pour connaître les sentimens de Suzanne. Il la voit mécontente à cette nouvelle ; cette jalousie instinctive l’éclaire, il donne à la jeune fille la lettre trouvée dans la cassette : « Tu n’es pas mon frère ! s’écrie Suzanne en sautant au cou d’André, quel bonheur ! » Et voilà nos amoureux se donnant carrière, sans tenir compte de la présence du brave Benoît qui commence à comprendre, cherche son chapeau et son fidèle violon, et s’esquive tout marri de n’avoir pas mieux profité de la leçon des premières papillotes.

    La partition de M. Reber est écrite dans le même système que celle du Père Gaillard, et que l’on pourrait appeler le système du bon goût et du bon sens. La simplicité y est relevée par la distinction, et la naïveté n’y ressemble jamais à la niaiserie. Il y a des gens qui trouvent singulier que pour un sujet simple et touchant comme celui-ci M. Reber ait eu le courage de ne pas employer dans son orchestre un son de trompette ni de trombone : tant le système du sens commun est encore peu commun ! Et on n’a rien dit quand, lors de la repise de Richard Cœur-de-Lion, on introduisit ces instrumens dans la partition de Grétry, et qu’on doubla en cuivre jusqu’à la chanson du Sultan Saladin : tant le défaut de sens commun était alors commun. Il se fait en ce moment une réaction ; si elle ne dépasse pas le but, il faudra s’en féliciter.

    En tout cas, il serait charmant que, la contre-révolution une fois accomplie dans nos théâtres, on en vînt quelque jour, juste retour des choses d’ici-bas, à désinstrumenter les ouvrages des musiciens qui naguère encore réinstrumentaient ceux de leurs devanciers, et que les directeurs qui laissaient mettre des trombones dans les chansonnettes de Grétry s’avisassent de faire nettoyer les partitions fracassantes écrites par les factotum d’aujourd’hui, en disant aux factotum de leur temps : « Otez-moi tous ces tambours, toutes ces grosses caisses, tous ces affreux trombones, toutes ces trompettes qui empêchent d’entendre les voix et les violons, jurent avec le caractère des personnages, le style de la mélodie, et ne servent qu’à accentuer des rhythmes vulgaires qu’on serait heureux de ne point remarquer. » Eh ! eh ! il ne faut pas jurer que cela n’arrivera point. Il n’y aurait qu’une chance pour la conservation intégrale de ces partitions, c’est l’oubli dans lequel il serait possible qu’elles fussent mises par le temps.

    L’ouverture du nouvel ouvrage de M. Reber contient un gracieux andante et un allegro dont le thème est vif et distingué. Cette ouverture fort bien faite ne produit que l’effet auquel elle a droit de prétendre. C’est l’ouverture des Papillotes de M. Benoît, et non pas celle de l’Entrée d’Alexandre à Babylone.

    Le duo suivant est remarquable par sa finesse d’expression et le délicieux dialogue établi dans l’orchestre entre les divers instrumens à vent sans détourner de la scène l’attention de l’auditeur. Le troi qui vient ensuite m’a paru se rapprocher un peu trop du style des aires de vaudeville (qui ne sont eux-mêmes, du reste, que d’anciens airs d’opéras). L’air de Benoît :

Malgré mon âge,
J’ai bon visage,

a le caractère voulu ; mais celui d’André :

Suzanne n’est plus une enfant

lui est de beaucoup supérieur comme invention mélodique. Il y a là des roucoulemens de flûte qui produisent le plus charmant effet et sont d’une intention expressive excellente. Ce morceau a été redemandé. On doit louer encore la jolie valse que chante Suzanne et le duo :

Allons, allons, il faut parler,

dont le thème dans le mode mineur est précédé d’un élégant solo de hautbois, et où les contre-basses, suivant le chant du vieux Benoît, produisent un effet du meilleur comique. Le grand duo de la dispute, quand André et Suzanne, au moment de se séparer, font le partage de leur mobilier, est dramatique et se termine par une coda très bien faite, vive, piquante et fort spirituellement instrumentée.

    Les Papillotes de M. Benoît ont complétement réussi, et resteront longtemps au répertoire. Ce petit opéra est d’ailleurs supérieurement joué et chanté dans le style qui lui convient par Mme Miolan, Couderc et Sainte-Foy.

    Je pourrais maintenant, pour Elisabeth, renvoyer le lecteur au roman de Mme Cottin et parler de la neige, et du soleil, et des patineurs, et raconter des histoires de Russie, de glaçons, mon passage du Volga, les nuits en traîneau, le patriotisme des corbeaux russes qui aiment mieux mourir de faim et de froid dans leur pays que de le quitter, et prendre pour ce paragraphe le titre d’une comédie de Shakespeare (Winters’ tale), conte d’hiver. Mais non, je suis honnête et ne veux faire tort au Théâtre-Lyrique ni d’une ligne ni d’un mot. Elisabeth est la fille d’un comte Wannikof, exilé en Sibérie avec elle par suite des calomnies et des intrigues d’un colonel Iwan. Ce comte ne se plaît pas dans cette contrée où l’oranger s’obstine à ne pas fleurir, bien que des Russes d’esprit et de bonne foi m’aient dit très sérieusement que c’est le plus beau pays du monde. Elisabeth forme le projet d’aller demander la grâce de son père à l’empereur. Il y a neuf cents lieues à parcourir avant d’atteindre Saint-Pétersbourg. Elle est décidée néanmoins à entreprendre seule ce terrible voyage. Heureusement un fils de sa nourrice, Michel le courrier, arrive porteur de dépêches pour le gouverneur de la ville où réside le comte. Elisabeth lui fait part de son projet et le décide à lui servir de guide, puisqu’il va retourner en Russie. Trajet terrible, affreux, incroyable. En traversant les monts Ourals, une avalanche emporte le courrier Michel et engloutit à demi la pauvre Elisabeth. Revenue à la vie et demeurée seule dans ce désert glacé, la pauvre fille se traîne à demi morte jusqu’à une maison de rustique apparence où l’attendent de nouveaux dangers. Un poste de Cosaques y réside ; ces affreux orangs-outangs barbus n’ont pas plutôt aperçu la voyageuse que l’idée leur vient….. Heureusement un brave exilé se trouve là qui la défend contre leur idée ; ce noble étranger n’est autre que le colonel Iwan, le calomniateur du comte exilé à son tour. Il succomberait bientôt pourtant dans sa lutte inégale contre les Cosaques, si Elisabeth ne s’avisait tout d’un coup de montrer je ne sais quel talisman au chef de ces bandits qui les fait aussitôt rentrer dans le respect et rengaîner leur idée. J’avoue n’avoir pu deviner ce qu’a pu faire ou dire Elisabeth pour les dompter ainsi soudainement. Le fait est que c’est fait ; les voilà doux comme des ours à la mamelle. Néanmoins la jeune fille veut fuir le plus tôt possible cet affreux repaire ; Iwan s’engage à la seconder ; elle va se mettre en route. Mais voilà qu’un torrent qui passe près de la maison de l’exilé vient à s’enfler horriblement ; il paraît qu’il dégèle à pierre fondre dans les montagnes ; le torrent déborde. Elisabeth, qui s’est réfugiée au pied d’une croix plantée sur un rocher, est entourée par les eaux ; Iwan, qui veut lui porter secours en barque, est précipité dans un gouffre, et la toile tombe.

    Au troisième acte nous sommes à Moscou. Le comte Wannikof n’a pu résister au désespoir où l’a plongé le départ de sa fille ; il a osé quitter à son tour le lieu de son exil pour la suivre. Le voilà à Moscou en rupture de ban et déguisé en marchand forain. Bientôt Michel le courrier reparaît, il n’a pas péri sous l’avalanche ; et le voilà qui courtise une petite Nitza qui ne fait pas trop la cruelle. Nitza tient une espèce de cabaret où l’on vient boire de l’hydromel et du kouass (jolie boisson faite avec de l’écorce de bouleau…. J’en ai bu une fois. Si jamais…). Le grand-maréchal lui-même vient souvent visiter la taverne de Nitza. Or Elisabeth ne tarde pas [à] y paraître à son tour ; comme la colombe de l’arche sainte, il paraît qu’elle a repris son vol quand les eaux se sont retirées. Michel intervient encore et lui propose de faire parvenir au czar la demande en grâce qu’elle a écrite pour son père et des papiers que lui a remis le colonel Iwan, papiers où l’innocence du comte Wannikof est démontrée. Un officier de l’empereur s’est offert à porter le message, et Michel et Nitza engagent Elisabeth à le lui confier sans hésitation. L’officier n’a pas plutôt jeté un regard sur la pièce justificative, qu’il s’écrie : « Grand Dieu ! si un autre que moi connaissait ce secret », et disparaît. Inquiétudes de Michel, d’Elisabeth et du comte, qui s’est fait reconnaître de sa fille. Mais bientôt le fond du cabaret s’ouvre, et nous voyons descendre en grand costume d’un palais voisin l’officier, qui n’est autre que le frère de l’empereur. Il proclame l’innocence du comte, annonce que ses biens et dignités lui sont rendus, et fait connaître à tout le monde le noble dévouement d’Elisabeth.

    La partition d’Elisabeth abonde en morceaux agréables, sinon très originaux ; la facture en est aisée, courante. On y trouve quelques réminiscences de divers ouvrages appartenant à diverses écoles ; mais c’est plus musical de beaucoup que les partitions qu’on a l’habitude d’entendre dans ce théâtre, et les chanteurs trouvent à y donner carrière à leur voix. Au premier acte, de gracieux couplets très bien chantés par le ténor Tallon ont eu un succès remarquable. Le duo « Sois mon guide ! » finit par une de ces codas à explosion qui enlèvent les parterres. La prière, écrite dans la forme des canons des premiers opéras de Rossini, est mélodieuse, sans rien offrir de bien neuf. J’en pourrais dire autant d’un grand nombre de morceaux des actes suivans, en signalant toutefois un air de danse du troisième acte très piquant et très bien instrumenté. L’exécution d’Elisabeth est une des meilleures qu’on puisse entendre à ce théâtre. Mme Colson joue et chante avec talent le rôle principal. Elle pousse seulement sa voix de temps en temps avec trop de force, et son chant est alors sur le point de dégénérer en cri. Le jeune Tallon est un très précieux ténor ; il a assez de voix et de la méthode, il ne crie jamais et il chante juste. Laurent est toujours le favori de son public : la jeune actrice qui joue le rôle fort court de Nitza vocalise avec facilité, et Junca s’acquitte bien de celui du colonel Iwan. Mais tout ce monde a contracté d’affreuses habitudes de prosodie qui outragent à la fois l’oreille et le bon sens, et n’ont été amenées que par l’usage où sont maintenant les trois quarts des chanteurs français et italiens de pousser, coûte que coûte, un son à perte d’haleine sur la pénultième note de leur phrase. Ils disent ainsi sans hésiter : Plus de bo—nheur ! mon a—mour ! son toit pro—tecteur ! pour pouvoir filer un son interminable sur un o ou sur un a. C’est choquant.

    Les décors et la mise en scène d’Elisabeth sont soignés ; le tout a obtenu un beau succès.

    Je vous prie de remarquer ma réserve à l’endroit des albums, des romances, des polkas et autres papillotes du jour de l’an. Je suis dans la ferme résolution de ne m’en pas départir ; mais ce n’est point une raison pour comprendre dans cette catégorie de fades douceurs les publications nouvelles dont l’intérêt musical est réel.

    Aussi en première ligne citerai-je la magnifique collection que vient de mettre en vente M. Heugel des sonates de piano des grands classiques. On y trouve tout ce qu’ont produit en ce genre Haydn, Mozart, Dussek, Clementi, Beethoven, Steibelt, Weber, Hummel et Mendelssohn, et chaque morceau est accompagné d’observations traditionnelles sur la manière de l’exécuter et d’excellentes désignations pour le doigté, dûes à M. Marmontel, l’un des meilleurs professeurs du Conservatoire. Cette édition vraiment monumentale est d’ailleurs remarquable par sa correction et l’excellence de la gravure ; elle contient en outre une belle œuvre peu connue aujourd’hui, les Sept Paroles du Christ, supérieurement transcrite pour piano seul par M. A. de Garaudé.

    Le même éditeur a publié aussi, et avec quel luxe de bon goût, quel fini de dessins, quelle perfection de gravure, un recueil d’airs et de lettres de la reine Hortense. On regrette seulement de ne pas y trouver le chef-d’œuvre de leur auteur, le chant Partant pour la Syrie, l’un des airs qu’on peut appeler populaires, les plus distingués et les mieux faits que je connaisse.

    M. Bérat m’a fait aussi le plaisir de m’envoyer la collection de ses chansons. Deux ou trois fois déjà j’ai eu l’occasion de parler avec une vive affection de l’un de ses morceaux : Adieu, mon fils, adieu, bonne espérance ! Les paroles et la musique de cet air et de beaucoup d’autres du même recueil sont d’une franchise de sentiment bien rare en tout temps. Cela touche et émeut doucement, sans efforts, sans prétentions. C’est l’exacte réalisation de l’idéal décrit par J.-J. Rousseau dans son Dictionnaire de musique à l’article Romance ; et c’est plus que la romance. Les simples chansons même, telles que Ma Normandie, les Fauvettes, le Retour, font vibrer des cordes secrètes du cœur et naître la mélancolie qui s’attache à l’évocation des plus chers souvenirs.

    M. Bérat est le véritable chansonnier de la France, il ne fait ni ses vers pour de mauvaises mélodies ni ses mélodies pour de mauvais vers ; il écrit les paroles et la musique de ses chants ; de là cette vérité d’accent qui en font le principal charme.

    M. Wekerlin, bien que musicien distingué lui-même, s’est borné à colliger les vieux airs de France, d’Allemagne et d’Italie. Ce recueil, sous le titre bien choisi d’Echos du temps passé, offre à la curiosité des archéologues de l’art musical un aliment plein d’intérêt. Il y a là des pièces vraiment rares, non seulement des vieux maîtres, tels que Roland de Lassus, Clément Jannequin, Lulli, Campra, Rameau, mais aussi de plusieurs trouvères, et d’illustres amateurs parmi lesquels on sera étonné de trouver François Ier, Louis XIII, Henri IV et Marie Stuart. Ce recueil contient encore beaucoup d’airs populaires charmans dont les auteurs, malgré les plus patientes recherches du collecteur, sont restés inconnus.

    Les Nuits blanches, que vient de publier Stephen Heller, sont au contraire tout ce qu’il y a de plus moderne. Ce sont des morceaux de piano de courtes dimensions où sont prodiguées toutes les coquetteries du style savant qui veut se rendre accessible, de l’art complexe qui veut se réduire à une gracieuse simplicité. Il n’y a pas de traits là-dedans, il n’y a guère que de la musique, et de la musique délicieuse. On voit naître peu de productions de ce genre comparables à l’andante placido n° XV du nouveau recueil. Cela berce doucement, en faisant à l’auditeur les plus charmantes surprises harmoniques. Je ne demande que des sérénades pareilles pour mes nuits blanches qui reviennent assez fréquemment.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 août 2010.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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