FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 10 OCTOBRE 1853 [p. 1-2].
THÉATRE-LYRIQUE.
Le Voisin, opéra en un acte de MM. Brunswick et Beauplan, musique de M. Poise.
Le Bijou perdu, opéra en trois actes de M. de Leuven,
musique de M. Adam. — Début de Mme Cabel.
Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d’écrire !
disait un versificateur à Louis XIV. Grand directeur, cessez de nous accabler de chefs-d’œuvre comme le Voisin, comme le Bijou, comme la Moissonneuse, ou nous cessons d’admirer. Comment y suffire ? des actes qui durent une heure et demie, des opéras qui ne s’achèvent que le lendemain, des cavatines brodées sur toutes les coutures, des chœurs doublés de cuivre et cer[c]lés en fer, grâce à l’incessante action des trombones et du triangle, un dialogue vif et animé où les mots pleuvent comme grêle, chaque jour un nouveau débutant, une nouvelle débutante, toujours des bouquets frais, de jeunes claqueurs pleins d’ardeur et d’illusions généreuses, toujours le même public enthousiaste, éperdu, criant bravo à tout bout de chant ! Et il faut signaler toutes ces innovations, analyser toutes ces partitions, rendre justice à tout ce monde. Oui, à tout ce monde, car je remarque avec chagrin que mes confrères de la critique lyrique ne distribuent pas l’éloge avec beaucoup d’équité. Voyez leurs feuilletons du mois dernier ; vous n’y trouverez pas un mot sur les travaux du directeur des succès (ce titre est consacré) au Théâtre-Lyrique ! Et pourtant, avec quelle intelligence cet artiste opère ! Comme il sait choisir ses hommes et ses mains ! Quel son nerveux ont les applaudissemens qu’il dispense ! Et lui-même il ne s’épargne pas dans la mêlée ; il n’y va pas de mains mortes. C’est un Hercule, un Thésée, un Pirithoüs, un Renaud de Montauban. Et jamais son nom ne figure dans les colonnes illustres, jamais pour lui le plus tiède éloge. Les faveurs du feuilleton sont exclusivement pour le directeur des succès de l’Opéra. A lui la célébrité, à lui toutes les gloires. Les petits enfans du boulevard Italien, voire même du boulevard Montmartre, savent son nom et montent sur les bornes pour le voir passer. David par-ci, David par-là ! Car on ne dit plus M. David. Les chanteurs, les danseurs qui veulent faire fête à leurs amis leur envoient des invitations ainsi conçues :
Gueymard avec Raoul y doit chanter son rôle,
Et David, qui plus est, m’a donné sa parole.
Et tout cela parce que David dirige dans un théâtre subventionné, et parce qu’il porte un nom biblique. Voilà bien les jugemens de cour !
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Etc., etc.
Je ne veux pas contester les qualités brillantes et même solides de cet illustre directeur ; sans aucun doute David est un maître, mais on peut lui reprocher pourtant quelques instans de somnolence. Oui, il semble maintenant avoir moins d’élan, ralentir ses allures ; il manque de sonorité et de verve. Je l’ai entendu dernièrement dans Ælia et Mysis ; et là, vraiment, la main sur la conscience, il s’est montré faible, je dirais même mou, si le mot n’était un peu dur. Mlle Priora et Mme Guy-Stéphan paraissaient médiocrement satisfaites ; de là plusieurs faux pas que la rumeur publique a pu reprocher à ces dames, dont la conduite chorégraphique était restée jusqu’alors au-dessus de tout reproche. David s’endort sur ses lauriers. Ceci dit, je retourne au Théâtre-Lyrique.
Mon Voisin, ou le Voisin, ou les Voisins, ou Bonsoir, voisin, je ne suis pas sûr de ma mémoire, tel est le titre d’un opéra à deux personnages, écrit pour Mme Meillet et M. Meillet, et dans le but aussi de contrefaire autant que possible la jolie petite pièce de l’Opéra-Comique les Noces de Jeannette. Je ne sais trop quel avantage il peut résulter pour le Théâtre-Lyrique de ces imitations plus ou moins bien déguisées des œuvres de son rival subventionné. Il me semble au contraire qu’il vaudrait beaucoup mieux chercher des formes originales, des sujets à peu près neufs, que de fumer ainsi de vieux bouts de cigares ramassés sur les dalles du boulevard Italien. Mais enfin on voulait faire lutter Meillet et sa femme contre Couderc et Mlle Miolan ; il fallait donc une pièce à deux personnages, et voilà celle qu’on a vue naître du conflit.
Un garçon nommé François, je suppose, habite une chambrette mansardée à quelque quatre-vingt-dix pieds au-dessus du niveau de la rue du Faubourg-Montmartre. Il s’applaudit d’y vivre seul, il a horreur du mariage. François néanmoins se permet de suivre obstinément depuis quelques semaines une jeune repasseuse accorte et modeste que ses attentions inquiètent fort. Françoise (elle doit s’appeler Françoise), pour échapper à la poursuite acharnée de François qui a découvert son adresse, imagine de changer de quartier et d’aller allumer son fourneau et chauffer ses fers loin de celui qu’elle habitait. Une chambre mansardée est à louer à quatre-vingt-dix pieds au-dessus du sol de la rue du Faubourg-Montmartre. Elle s’y installe, persuadée que son adorateur dépisté n’ira pas l’y dénicher. Mais justement, au contraire, le nouveau nid de la colombe est contigu à l’aire du milan, et ce voisinage providentiel va donner lieu à une foule d’incidens qu’il est parfaitement permis de deviner.
François, en rentrant affamé un soir, veut se faire une omelette ; il allume son feu, puis il consulte la Cuisinière bourgeoise pour apprendre comment se confectionne le plat dont il a envie pour son souper. Le savant livre dit que l’auteur de l’omelette doit commencer par faire revenir son lard…. Le sens de ce verbe revenir donne fort à penser à notre gastronome, qui va consulter le Dictionnaire de l’Académie. Revenir, dit l’autre savant livre, retourner au point d’où l’on est parti. « Comment ! il faut que mon lard retourne au point d’où il est parti ! etc., etc. » Si François consultait sa voisine, vieille femme qu’il entend depuis quelques jours, à travers la cloison qui les sépare, cuisiner d’une façon assez dégagée !….
Il frappe, on ne lui répond pas ; il refrappe, et dans ses brusques mouvemens d’impatience François laisse tomber un poulet (au figuré), un billet doux qu’il se proposait d’utiliser dès qu’il saurait où Françoise respire. Le billet passe par hasard au-dessous d’une porte condamnée qui pourrait servir de communication aux deux mansardes. Françoise l’aperçoit, le lit et reconnaît l’écriture du jeune homme entêté qui lui en a déjà tant adressé de pareils. Plus de doute, son voisin est l’amoureux dangereux. Celui-ci, n’obtenant pas de réponse, regarde par le trou de la serrure et reconnaît sa cruelle repasseuse. Aussitôt commence un va-et-vient d’une chambre à l’autre, un jeu de cache-cache dont le prétexte est toujours l’art de faire revenir le lard. François s’introduit par la porte du carré dans la chambre de Françoise, pendant que Françoise s’enfuit par la porte de communication dans la chambre de François. On finit pourtant par s’entendre ; l’omelette se fait, on soupe en tête-à-tête, on chante des couplets remplis de jolis calembours, le lard est revenu. François devient tout à fait fou de sa voisine, laquelle trouve pourtant le moyen de faire retourner François au point d’où il est parti. Il est près de minuit, et François, agenouillé dans sa mansarde devant la porte de communication, a beau chanter :
Ma chandelle est morte,
Je n’ai plus de feu,
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu,
la prudente Françoise répond qu’elle ouvrira seulement quand on sera revenu de chez M. le maire et après qu’on aura juré aux pieds de son écharpe un éternel amour. Ce à quoi François, malgré son aversion pour le mariage, se décidera sans doute le lendemain.
La musique de cette petite omelette en un acte ne manque pas de sel ; elle est accommodée avec toutes sortes de fines herbes qui croissent dans les potagers populaires ; le chant pétille, sautille, grésille sur le feu d’un petit orchestre un peu butor, mais bon enfant, qui traite la mélodie à la paysanne, et lui fait des amitiés à coups de poing. Les époux Meillet ont vivement battu ensemble le blanc et le jaune des œufs dont la partition se compose, sans partialité, sans trop s’effrayer de ceux où le poussin se dessinait déjà, et vous ont retourné le tout prestement sans rien laisser choir dans les cendres.
M. Meillet est gai, amusant, mais peut-être un peu trop pressé de faire rire. Il bouscule les mots du dialogue. Mme Meillet (Mlle Meyer), que le Théâtre-Lyrique a eu l’esprit d’enlever à l’Opéra-Comique, met plus de réserve dans son débit ; elle sait néanmoins toujours animer la scène ; elle a de l’entrain, du goût ; elle chante juste ; sa vocalisation est aisée, sa voix fraîche ; elle est sympathique au public.
L’auteur de la musique de Bonjour,
voisin se nomme Poise ; il a, je crois, remporté un prix à l’Académie
des Beaux-Arts. Il est allé à Rome, le voilà revenu, et déjà
dans sa manière d’écrire on reconnaît le faire du membre de l’Institut
qui fut son maître, et qui est le maître de la musique facile. Aussi,
dès le début de l’ouverture, tout le monde a-t-il dit : C’est
de M. Adam.
Dans le Bijou perdu, on voit, au lever de la toile, un homme descendre nuitamment d’un balcon, et tomber à peu près sur les épaules d’un garçon jardinier qui se trouve là plongé en d’amoureuses rêveries. Ce garçon, fort surpris de cette rencontre perpendiculaire, saisit au collet l’aérolithe humain (ou humaine) et crie au voleur. L’autre se débat comme un brave homme qu’on voudrait mener voir pour la seconde fois tel ou tel opéra populaire, supplie le jardinier de se taire, et pour l’apaiser, lui met un bijou dans la main. Pourquoi ne pas dire tout de suite que c’est une montre ? Ce mot de bijou a quelque chose de louche ; il éveille une arrière-pensée ; il est saupoudré de gravelures et gros d’indiscrétions. C’est évidemment pour cela même qu’on en a fait choix. La montre perdue, cela ne dit rien du tout, et le vieil amateur qui flâne de sept à huit heures du soir sur le boulevard du Temple, en voyant ce titre sur l’affiche, n’éprouve pas la plus petite titillation d’entrer au Théâtre-Lyrique. Au lieu que le bijou, le bijou perdu !… « Il faut voir cela » se dit-il en mettant sournoisement la main à sa bourse, et il entre tout alléché. Le tour est fait.
Or dans l’étonnement où le plonge le procédé de l’inconnu, le jardinier ouvre sa main gauche pour mieux palper ce qui venait d’être déposé dans sa main droite, et le fugitif disparaît. Surviennent beaucoup d’autres jardiniers qui apportent des camélias, des dahlias, des hortensias, des lilas à la boutique de Toinon, la jolie fleuriste. Toinon accueille tout ce monde avec beaucoup de grâce, et chante une romance qui n’en a pas moins. Pacôme, le jardinier de tout à l’heure, est le fiancé de Toinon. Il est fort épris de sa bouquetière ; mais la jeune fille montre peu d’empressement pour cette union. Elle a de l’ambition, Toinon. On parle de sa belle voix dans le quartier ; elle a osé rêver un début à l’Opéra, rêver la célébrité, la royauté, la divinité. Bref, elle a écrit à M. le directeur Francœur, et s’étonne fort de ne pas recevoir de réponse. Innocente ! Ces velléités ambitieuses lui inspirent des caprices dont le bon Pacôme a beaucoup à souffrir.
Bien plus, voici le marquis d’Angennes, un colonel de mousquetaires qui juge à propos, pour des raisons que nous connaîtrons tout à l’heure, de courtiser Toinon. Il s’émancipe même un peu trop avec elle, et plusieurs gentilshommes de sa connaissance arrivent sur le lieu de la scène tout juste pour voir le marquis souffleté par la blanche main de Toinon. Grandes risées de ces messieurs, parmi lesquels se fait remarquer par sa grotesque tournure un financier du nom de Cocquillard, qui parle de ses bonnes fortunes et de la jalousie de sa femme Aspasie. Le marquis, vexé d’avoir reçu un soufflet par-devant témoins, se pique au jeu, et, pour prendre sa revanche, parie mille louis avec Cocquillard qu’il le fera souper ce soir même avec la belle bouquetière dans sa petite maison. Ce qui donne un certain relief à cette gageure, c’est que Cocquillard aspire aux bonnes grâces de Toinon, et que le marquis est en pleine possession de celles de la femme de Cocquillard. Et c’est le marquis lui-même qui descendait tout à l’heure d’un balcon, et que le jardinier Pacôme voulait arrêter. Il n’a fait la cour à Toinon que pour détourner les soupçons de l’époux d’Aspasie. Le pari tenu, chacun s’éloigne, excepté le marquis qui reste à rôder autour de la boutique de Toinon. Il y voit bientôt arriver un de ses mousquetaires portant une lettre adressée à la belle fleuriste. « Qu’est-ce que ce message ? dit-il au soldat. — Mon colonel, vous savez que je suis de service à l’Opéra ; M. le directeur m’a chargé de porter ceci à Mlle Toinon. — Donne. — Mais, mon colonel… — Tu résistes, drôle ! — Voilà la chose, mon colonel. » D’Angennes s’empare de la lettre, et apprend en outre du soldat à peu près ce qu’elle contient. Toinon a écrit à M. Francœur pour lui demander une audition. Le directeur la lui accorde, et fixe le jour de l’épreuve.
Aussitôt le plan du marquis est fait. Il se présente à la bouquetière comme l’envoyé de l’administration de l’Académie royale de Musique, et offre de conduire ce soir la postulante au foyer du chant où elle doit se faire entendre. Charmée de la proposition, la jeune fille accepte et se laisse baiser la main par son protecteur. Pacôme arrive à point nommé pour voir ce baiser et tombe en jalousie furieuse. Querelle d’amans. Dans la chaleur du geste, Toinon déchire un pan de la veste de Pacôme. Raccommodement des amoureux ; raccommodage de la veste. Mais Pacôme remue toujours et Toinon se voit forcée de le congédier en gardant la veste pour la réparer à loisir. En y fouillant, elle trouve la montre, le bijou perdu que Pacôme avait oublié. Sur la boîte se lisent ces mots : A mon Aspasie. Bon ! la voilà jalouse à son tour ; touchée de l’amour de Pacôme, elle avait tout à l’heure renoncé à ses rêves lyriques ; la perfidie de son amant l’exaspère maintenant, et quand le malheureux vient avec ses amis lui présenter un bouquet de noces et la prendre pour aller à l’autel, Toinon foule aux pieds le bouquet et chante :
Non, Toinette
N’est pas faite
Pour régner dans un faubourg.
La chaise du marquis paraît alors, et la fleuriste indignée y monte, croyant aller se faire entendre à l’Opéra.
Au second acte, le marquis reçoit Toinon dans sa petite maison, où ses gens l’ont conduite. Mais elle est en simple costume de fleuriste, et le marquis prétend que la débutante, pour paraître avec tous ses avantages devant ses juges, doit aller revêtir les beaux ajustemens qui lui sont destinés. « Les femmes de madame l’attendent ! » dit un huissier. Toinon se laisse persuader et disparaît. Voici maintenant les amis du marquis costumés en dieux de l’Olympe qui s’assemblent pour écouter la cantatrice. Cocquillard est en Jupiter, un autre en Mercure : petits Amours court-vêtus. Toinon revient en robe de soie, avec paniers et mouches. Elle chante avec le plus grand des Amours une sorte de duo grotesque que les auteurs attribuent à Rameau. Mais Toinon, peu à son aise dans cette musique, demande qu’on veuille bien écouter une ronde populaire de son répertoire particulier. On écoute ; on est ravi. Ces messieurs les faux dieux de l’Opéra vont délibérer dans la salle voisine. Après le conseil lyrique, on soupera.
Pacôme cependant, après l’inexplicable injure que lui a faite sa fiancée au premier acte, a accepté les propositions d’un racoleur. Il s’est engagé, il partira bientôt pour rejoindre un régiment. Mais il exerce encore son métier de jardinier, et le voilà qui apporte deux ananas en carton chez le marquis d’Angennes, où se trouve l’abusée Toinon. Autre explication, nouveau raccommodement. Pacôme prouve son innocence, et les deux amans réconciliés, en furetant dans la toilette du marquis, y trouvent une lettre de Mme Aspasie Cocquillard. Cette tendre financière réclame du colonel la montre qu’il a emportée la nuit dernière par mégarde, croyant prendre la sienne ; ce bijou pourrait amener une catastrophe, si Cocquillard le voyait entre les mains du marquis. De plus, en écoutant aux portes, Toinon et Pacôme apprennent que les prétendus administrateurs de l’Opéra, qui ont attiré la pauvrette dans cet infâme piége ont fait d’elle un enjeu. Le marquis a consenti à la jouer aux dés avec Cocquillard contre deux mille louis ; et pour donner plus de piquant à cette partie, on est convenu de faire tenir les dés par Toinon elle-même. Bien. Nous allons voir. Pacôme se cache sous la table de jeu ; les joueurs arrivent. Toinon prend les cornets, et le financier la gagne. Pacôme alors de renverser la table, de faire une esclandre, secondé par son amie indignée. Mais le sergent du régiment dans lequel le malheureux s’est engagé vient le chercher. Il n’y a pas de résistance possible, il faut partir… quand Pacôme, cédant à son désespoir, renverse ceux qui s’opposent à sa fuite, et, s’écriant comme dans les Huguenots, mais sur une autre musique : « Dieu ! veille sur ses jours ! » saute par la fenêtre.
Au troisième acte (mon Dieu ! que c’est donc long un opéra !), la bouquetière est chez elle. La colombe est rentrée au gîte sans avoir une de ses plumes à regretter. Plus de folies, plus de songes dorés, plus de prétentions à la divinité. Toinon est redevenue une simple bonne jolie fille. Elle se désole du mauvais sort de Pacôme ; qu’est il devenu ? Si on l’attrapait, il serait fusillé comme déserteur. Le financier Cocquillard ose écrire à Toinon et lui faire des propositions….. financières. Pacôme se fait introduire chez sa bonne amie dans un panier. Il assiste de là aux amoureuses instances du colonel et du financier qui viennent relancer la bouquetière jusque chez elle. On découvre Pacôme, on va l’emmener cette fois, quand Toinon s’avise de demander la liberté du jeune soldat au colonel d’Angennes, en le menaçant, s’il ne rend à l’instant l’engagement de Pacôme, de mettre sous les yeux du financier la lettre d’Aspasie et la montre, qui sont en sa possession.
Le marquis, pris au trébuchet, se résigne et troque l’engagement contre les deux objets compromettans. Alors enfin on se marie et l’on chante le chœur final, et nous pouvons nous en aller. Dieu ! que c’est donc long un opéra ! C’est long à voir, plus long à entendre, et plus long encore à raconter. Il paraît pourtant qu’il nous faut, bon gré, mal gré, en faire compendieusement le récit, au risque d’en détruire toute l’ordonnance. Certains lecteurs sont comme les enfans qui brisent leurs joujous pour voir ce qu’il y a dedans.
Le nombre des morceaux de musique du Bijou perdu est considérable. L’ouverture, malgré un long solo de flûte écrit pour faire briller l’habile virtuose M. Rémusat, a produit peu d’effet. Après ce morceau instrumental écrit à la hâte et sans prétention viennent une petite marche de mousquetaires, une chanson du jardinier, un trio syllabique, un solo de ténor en couplets, d’autres couplets soldatesques avee accompagnement de fifre et de tambour, un duo, un chœur avec triangle, la charge attribuée à Rameau, une ronde, un boléro, une chansonnette, l’air Dans les gardes françaises, un gros chœur, une cavatine précédée d’un grand solo de cor, encore un duo contenant des vocalises à deux voix, un chœur final.
Mme Cabel, qui débutait dans le rôle de Toinon, est une charmante jeune femme dont la voix, très étendue à l’aigu, est d’une souplesse et d’une agilité remarquables. Sans avoir beaucoup de force ni de corps, cette voix porte ; son timbre d’ailleurs est pur et distingué. Mme Cabel chante avec grâce même les tours de force ; son succès a été général et très grand. L’acquisition d’une cantatrice de ce talent, qui joue d’ailleurs la comédie d’une façon fort convenable, est d’un haut prix pour le Théâtre-Lyrique. Il est fâcheux seulement qu’on ne lui ait pas donné pour son début un rôle un peu moins populaire. Le style de cette partition ressemble de tout point au style de Bonsoir, voisin ; de là l’erreur des habitués du Théâtre-Lyrique qui, dès le premier morceau, disaient : « C’est de M. Poise. »
L’Opéra nous prépare une foule de choses intéressantes et nous annonce des débuts importans. La brillante cantatrice Mme Bosio, qui vient de fournir à Londres une si belle carrière, rentrera très prochainement dans la Louise Miller de Verdi. Boulo, le ténor léger ou plutôt le léger ténor de l’Opéra-Comique, paraîtra dans la Betly (le Chalet) de Donizetti. Un nouvel opéra de M. Limnander, dont la partition du Château de la Barbe-Bleue a consolidé la réputation de compositeur habile et d’artiste consciencieux, sera représenté vers le milieu de ce mois. Puis viendra, pour Mlle Rosati, un ballet dont M. Labarre écrit la musique, et enfin la Nonne sanglante de MM. Scribe et Gounod.
La section de musique de l’Institut vient de perdre l’un de ses membres les plus distingués. George Onslow était né à Clermont le 27 juillet 1784. Descendant d’une noble famille anglaise par son père, et par sa mère de Brantôme, ce fut à Londres qu’il fit ses premières études musicales sérieuses sous la direction de Hullmandel, puis de Dusseck et de Cramer. Il s’appliqua d’abord à la pratique du piano et du violoncelle ; quelques années après seulement, en écoutant des quatuors, il s’éprit d’une sorte de passion pour ce genre de musique dans lequel il devait plus tard se faire un nom. Toutefois ce goût pour les quatuors ne semble pas avoir été le résultat d’un amour bien profond pour la musique, car, de son propre aveu, les chefs-d’œuvre des plus grands maîtres l’impressionnaient dans sa jeunesse assez faiblement, et je penche fort à croire, malgré la chaleur extrême de sa conversation quand il parlait de l’art musical, qu’il a longtemps été aussi peu impressionnable dans son âge mûr. Ce fut Reicha qui lui donna des notions précises sur la science de l’harmonie et du contre-point qu’il n’avait fait encore qu’entrevoir. Son style était en général laborieusement étudié, un peu sec, mais correct. Ses meilleurs ouvrages sont, à mon sens, ses quintettes pour instrumens à cordes, dont les adagio surtout contiennent de grandes beautés. Il fut moins heureux dans la symphonie, et son orchestre en général est confus et peu sonore. On prétend même qu’à l’époque des répétitions de son dernier opéra le Duc de Guise, il fallut refaire en partie l’instrumentation des principaux morceaux, tant elle était embarrassée et mal tissue. Il a écrit pour le théâtre de l’Opéra-Comique trois ouvrages : 1° l’Alcade de la Vega, 20 le Colporteur, et enfin le Duc de Guise, que je viens de citer.
Le nombre de ses quatuors, quintettes, sextuors pour instrumens à cordes, de ses trios pour piano, violon et basse est fort considérable. Il a écrit aussi des sonates pour piano et violoncelle, pour piano à quatre mains, une sonate pour piano seul, et trois symphonies. Malgré son extrême affabilité et sa courtoisie parfaite, il résistait difficilement à la torture que lui faisait éprouver la mauvaise exécution de ses ouvrages ; et ce dont un autre maître se fût à peine permis de rire, il s’affligeait sérieusement, il s’irritait même jusqu’à devenir amer. On exécutait dans une soirée d’amateurs l’un de ses trios de piano : après le final, la jeune personne qui s’était chargée de la partie principale (la partie de piano), assez difficile et un peu au-dessus des forces de son talent, voyant la douloureuse contraction des traits de l’auteur, s’avance timidement vers lui et le prie de recevoir ses excuses pour le mal qu’elle vient de lui faire en exécutant aussi imparfaitement cette belle œuvre. « Ce n’est rien, ce n’est rien, réplique M. Onslow en essuyant les gouttes de sueur qui perlaient son visage, ne faites pas attention, Mademoiselle, je suis fait à la douleur ! »
M. Onslow faillit, en 1829, périr victime d’un accident de chasse, dans une de ses terres en Auvergne. Placé en embuscade au coin d’un bois, il eut l’idée de s’asseoir pour écrire une phrase musicale qu’il venait de trouver, et il restait là plongé dans sa méditation, quand un des chasseurs, qui ne le voyait plus, fit feu ; la balle vint frapper M. Onslow sur la pommette de la joue droite, et, lui traversant l’os maxillaire supérieur, alla se loger dans le cou, après avoir cassé deux dents molaires. On a peine à croire qu’il ait survécu à cette terrible blessure, qui ne lui laissa néanmoins qu’un affaiblissement marqué de l’ouïe.
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er september 2010.
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