FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 6 AVRIL 1853 [p. 1-2].
THÉATRE IMPÉRIAL DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de la Tonelli, opéra-comique
en deux actes, de MM. Sauvage et Ambroise Thomas.
La Tonelli fut-elle une de ces éphémères immortelles, fléaux de la musique et des musiciens, qui, sous le nom de prime donne ou de dive, mettent tout en désarroi dans un théâtre lyrique, jusqu’au moment où quelque homme d’acier fin, compositeur ou chef d’orchestre, se met en travers de leurs prétentions, et, sans efforts ni violences, coupe net leur divinité ? Je ne crois pas. Il semble, au contraire, à en juger par ce qu’ont dit d’elle Jean-Jacques Rousseau et Diderot, que cette cantatrice italienne ait été une gracieuse et simple fille, pleine de gentillesse, dont la voix avait tant de charme, qu’à l’entendre dans ces petits opéras vagissans qu’on appelait alors opere buffe, les hommes d’esprit de ce temps-là s’imaginaient déguster d’excellente musique, des mélodies exquises, des accens dignes du ciel. Oh ! les bons hommes, les dignes hommes que les hommes d’esprit de ce siècle philosophique, écrivant sur l’art musical sans en avoir le moindre sentiment, sans en posséder les notions premières, sans savoir en quoi il consiste ! Je ne dis pas cela pour Rousseau qui en possédait, lui, les notions premières. Et pourtant que d’étonnantes plaisanteries ce grand écrivain a mises en circulation et auxquelles il a donné une autorité qui subsiste encore et que les axiomes du bon sens n’acquerront jamais !
C’est si commode, en effet, de trouver sur un art ou sur une science des opinions toutes faites et signées d’un nom illustre ! On s’en sert comme de billets de banque dont la valeur n’est pas discutable. O philosophes ! prodigieux bouffons ! Mais ne rappelons, à propos de la Tonelli, que l’enthousiasme excité à Paris sous son règne par les bouffons italiens. A lire le récit des extases de leurs partisans, à voir la rudesse avec laquelle ces connaisseurs traitent un grand maître français, Rameau, ne dirait-on pas que les œuvres des compositeurs Italiens de ce temps, de Pergolèse surtout, débordaient de séve musicale, que le chant, un chant de miel et de lait, y coulait à pleins bords, que l’harmonie en était céleste, les formes d’une beauté antique ?… Je viens de relire la Serva padrona. Non… jamais… mais, tenez, vous ne me croiriez pas. Voir remettre en scène cet opéra tant prôné et assister à la première représentation de cette reprise serait un plaisir digne de l’Olympe… Et ceci me rappelle une scène dont je fus témoin il y a quelques années. Vous croyez peut-être que je veux parler de la première représentation de Pigeon Vole au théâtre Ventadour ? Mais non, il s’agit de la reprise de la Rosière de Salency, qui eut lieu à l’Odéon longtemps auparavant. La Rosière de Salency est de Grétry ; et l’on sait si nous adorons tous les belles inspirations de l’auteur de Richard. Mais cet opéra de Grétry a une ouverture ; cette ouverture est écrite, comme la musique de Pergolèse, à deux parties, et le plus souvent, à une seule partie. Remarquez que je ne dis pas : « Et quelle partie ! » Or quand, sur l’ordre de son chef, l’orchestre qui ne se doutait de rien, et s’imaginait bonnement avoir à répéter un morceau de musique instrumentale tel quel, quand cet honnête orchestre eut commencé à répéter la symphonie de Grétry, vous eussiez vu, au fur et à mesure qu’elle poursuivait ses agrestes gambades, les yeux des musiciens s’agrandir, leurs bouches s’ouvrir, la stupéfaction se peindre sur leur visage, et enfin à la dernière mesure du chef-d’œuvre vous eussiez entendu le plus furibond éclat de rire qui ait jamais ébranlé la voûte d’un théâtre. Il y eut deux violonistes qui, dans l’extravagance de leur hilarité, cassèrent, l’un son archet, l’autre l’archet de son voisin ; un cor jeta par-dessus sa tête son instrument dans le parterre, un hautbois faillit avaler son anche, et parmi les contrebassistes, hommes graves s’il en fut, trois demandèrent avec anxiété la permission de sortir, assurant qu’il était encore temps. Et c’est ici que je suis contraint de m’admirer, oui, de m’extasier sur mon respect pour les maîtres. Croyez-le si vous voulez, mais le chef d’orchestre et moi nous eûmes, malgré tout, la force de tenir notre sérieux ; je portai même le fanatisme jusqu’à blâmer hautement cette explosion d’hilarité et à trouver indécente l’idée de sortir qu’eurent les contrebassistes. Seulement un peu plus tard la réaction se fit, et quand, au milieu de la troisième scène chacun fut revenu au sérieux et à l’attention, je tombai subitement à la renverse en poussant un cri de rire rétrospectif… je faisais long feu.
On ne croit pas, généralement, que la musique puisse devenir un art aussi bouffon. Elle ne produit, il est vrai, de semblables effets que sur les auditeurs doués d’une certaine culture musicale. Les autres ne voient pas la moindre note pour rire dans les compositions du genre désopilant ; loin de là, ou ils n’y trouvent absolument rien d’extraordinaire, ou ils se fâchent tout rouge, comme si on leur donnait à brûle-pourpoint un chef-d’œuvre original. Mais ceux qui se fâchent sont les auditeurs forts, les amateurs avancés. Tellement que si on osait représenter la Serva padrona au Théâtre-Italien devant un vrai public, un public payé, le seul que l’on connaisse aujourd’hui, à moins qu’on ne l’eût payé en bloc pour rire, une moitié de l’auditoire se tiendrait coi, et l’autre sifflerait, j’en suis certain. Si je pouvais dire avec Virgile : « Mantua me genuit », si M. Mantoue, le percepteur de l’impôt sur les concerts, voulait me traiter comme son enfant gâté, et ne percevoir que la totalité du bénéfice d’un concert, je succomberais volontiers à la tentation de donner une séance de musique réjouissante. Quel beau programme l’on pourrait faire à cette occasion, et avec quel honneur beaucoup de musiciens modernes figureraient auprès des maîtres anciens ! Je commencerais par une symphonie en ré de Girowitz ; ce compositeur, aujourd’hui peu connu, mérite d’être remis en lumière. Je n’oublierais point sans doute la fameuse ouverture de la Rosière de Salency, et je lui donnerais pour pendant une autre ouverture du même genre, écrite par le maître le plus renommé de notre époque, en tête d’une œuvre non encore représentée à Paris et qui porte le titre d’un opéra de Gluck. On verrait avec plaisir sur ce programme un chœur célèbre fréquemment chanté dans les concerts du Conservatoire, où le parterre l’applaudit ordinairement à tout rompre ; seulement je supprimerais les paroles sacrées de cet hymne, et je leur substituerais celles-ci, qui me paraissent en rapport bien plus direct avec le style et l’expression de la mélodie :
Ah ! quel plaisir de boire frais
Et de faire bombance ! etc., etc.
Trouvez le poëme original… Il est écrit en langue étrangère.
Nous donnerions force musique d’église, embarrassés seulement par le choix à faire parmi les innombrables fugues à roulades sur Amen et sur Kyrie eleïson léguées par les grands classiques à l’impiété moderne.
Je connais un air de Handel…… mais on m’attaquerait en calomnie. Et pourtant j’ai vu, de mes propres yeux vu, ce qui s’appelle vu, de charmantes misses anglaises flanquées des plus respectables ladies, rire scandaleusement en l’écoutant. Des dames anglaises, rire d’un air anglais….. d’un air de Handel ?… Oui. — Cela annonce la fin du monde : The opening of the sixth seal !!!!
Je sais encore une marche…… chhhut !… et un final illustre….. pschhhhhuttt ! qu’on a eu la cruauté de supprimer en 1849, je crois, aux dernières représentations de l’opéra dont il est l’ornement. On avait remarqué qu’il (le final) produisait sur certains auditeurs un effet désopilant trop prononcé.
Et tant de bonnes vieilles sonates pour le violon inspirées par le diable, tant de succulentes gigues pour le clavecin, tant de marches triomphales pour le hautbois, de romances sentimentales pour le trombone, et de spirituelles variations pour le basson ! Et la cavatine italienne ! (Il n’y en a qu’une, malheureusement, il n’y en eut, il n’y en aura jamais qu’une.) Quel jugement dernier ! et quelle joie dans la vallée de Josaphat ! Et comme rien ne demeurerait impuni (inultum), et comme apparaîtrait tout ce qui est caché (quidquid latet), et comme la musique dite sévère, qu’on croit si ennuyeuse, serait réhabilitée ce jour-là dans l’esprit des honnêtes gens. On rirait aux larmes, lacrymosa dies illa ! Mais en dépit des chaleureuses sympathies qu’elle ne pourrait manquer d’exciter, sympathies sérieuses, sympathies ironiques, sympathies naïvement scolastiques, en dépit même de toutes les indignations, des obstinées admirations et de la jubilation qu’elle exciterait à coup sûr, cette fête coûterait encore fort cher. On serait aussi sûr de ne pas en couvrir les frais que s’il s’agissait de l’exposition d’une galerie de belles choses musicales ; il y aurait, comme à l’ordinaire, un énorme déficit, une disproportion navrante entre la recette et les dépenses, et M. Mantoue n’en serait pas moins fidèle à son poste… et il n’en percevrait peut-être que davantage.
Nam Mantua non me genuit,
Et non me dulcis alet Parthenope.
Hélas ! hélas ! je vois bien qu’il faut y renoncer ! Les concerts ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. Les trois cent vingt-sept malheureux qui en ont donné le mois dernier trouveront aisément le second vers. Je reviens à la Tonelli, qui, toute gentille, accorte et avenante qu’on la suppose, chantait probablement comme dansaient la Salé et la Camargo, si l’on en juge par les fioritures et les vocalises, frétillant dans son rôle de la Serva padrona, et par ce rôle tout entier, écrit sans doute dans le goût de chant du jour,
Quando cantava Caffariello,
comme dit Bartolo.
Pourtant ne raillons pas ; le chant moderne a conservé le trille, que les musiciens du siècle prochain trouveront aussi ridicule dans la musique vocale que nous trouvons grotesques les flattés et les autres ornemens du chant français de Campra, de Laborde, de Lulli et de Rameau. Mais le trille est de ces choses qui ne passent point ; les chanteurs de tous les temps et de toutes les écoles s’ob[s]tineront à en vriller les oreilles de leurs victimes, d’abord parce que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le trille vocal est absurde, parce qu’il est fort laid, difficile, que très peu de vocalistes le font bien, et que, pour toutes ces causes réunies, il a le don d’exciter les applaudissemens. C’est même à un long trille de soprano que doit tout son succès au Conservatoire le cantique dont je parlais tout à l’heure :
Ah ! quel plaisir de boire frais !
Otez le trille (que l’auteur du reste n’a point écrit), et l’hymne perdra tout son effet.
Ah çà, mais, je m’amuse à bien des bagatelles, au lieu de raconter un opéra-comique fort grave. Je veux dire considérable, important. Je ne fais point ici, je vous le jure, de calembour anglais sur le mot grave (tombeau). Mercutio peut bien dire, après avoir reçu son coup d’épée, qu’il sera demain a very grave man ; mais la Tonelli, de longtemps au moins, ne sera pas une grave girl. Certes, ce serait dommage qu’il en fût autrement, car on a remarqué tout d’abord des choses charmantes dans cet opéra, qu’on pourrait appeler la Tonelli ou la Ressemblance. Nous avons eu déjà, c’est-à-dire nos grands oncles ont eu déjà, au théâtre Feydeau, un bien joli opéra-comique de Della Maria, intitulé : Le Prisonnier ou la Ressemblance. Ce pauvre Della Maria ! il mourut jeune, comme son compatriote Pergolèse. Il a trouvé dans sa courte existence le temps d’écrire une foule de vraies mélodies, d’une beauté élégante et douce, vives, fraîches, pimpantes, et souvent d’une exquise sentimentalité. Et pourtant, bien qu’on joue encore parfois ses œuvres, il n’a pas le quart de la réputation de Pergolèse, dont on n’entend jamais une note, et qui à mon sens au moins est fort loin de le valoir.
Rousseau, Diderot, le baron de Grimm, Mme d’Epinay et toute l’école philosophique du siècle dernier ont vanté Pergolèse, et aucun philosophe n’a parlé de Della Maria. C’est la cause… Ah ! jeunes élèves ! jeunes maîtres ! jeunes virtuoses ! jeunes compositeurs ! membres ou lauréats de l’Institut, profitez de l’exemple, tâchez de ne pas vous mettre mal avec nous autres philosophes du temps présent ; gardez-vous de notre malveillance, ne faites rien pour nous blesser. Si vous donnez des concerts, n’allez pas oublier de nous y faire assister, et qu’ils ne soient pas trop courts ; invitez-nous à vos répétitions générales, à vos distributions de prix ; ne négligez pas de venir à domicile nous chanter vos romances, nous jouer vos messes et vos polkas. Car il n’y a pas de philosophie qui tienne, nous nous vengerions en refusant à votre nom une place dans nos œuvres sublimes ; nous vous ferions la guerre du silence, la pire de toutes les guerres, souvenez-vous-en. Plus de gloire, plus d’immortalité, plus rien ; et dans trois cents ans, eussiez-vous écrit chacun trois douzaines d’opéras-comiques, on ne parlerait pas même de vous autant qu’on parle aujourd’hui de ce pauvre Della Maria.
L’intrigue de la pièce de la Tonelli (car j’y reviens toujours à cette pièce) est donc basée sur une ressemblance incroyable que M. Sauvage prétend avoir existé entre la cantatrice célèbre et une jeune pêcheuse d’Amalfi. Je dis pêcheuse et non poissarde, bien qu’elle fasse le commerce des poissons pêchés par son père. Voyez l’aristocratie des mots et le caprice des gens : poissarde est une appellation fort en usage dans les salons de Paris. Eh bien, si vous vous avisiez de dire à la mère Madou (cette brave mère Madou, illustrée par de Balzac, et qui, du vivant de M. César Birotteau, vendait des noisettes, est toujours l’ornement du quartier Saint-Denis ; elle vit encore, oui, oui ; toujours robuste, et plus charnue et plus cossue que jamais ; seulement elle a changé de commerce, et c’est au milieu des poissons qu’elle fleurit maintenant)… certes (je reprends ma période), si vous alliez, armé du plus obséquieux sourire, du plus triomphant gilet brodé, d’une cravate brodée, tirer une belle bourse brodée pleine d’or devant l’étal de Mme Madou, et si vous aviez le malheur de lui dire, à propos d’une raie, d’un cabillot ou de quelque homard dont vous voudriez faire hommage à votre maîtresse : « Madame la poissarde,… » je n’ose songer au coup de poing qu’elle se donnerait sur la hanche en se mettant en posture de vous répondre, ni au vocabulaire auquel elle aurait recours pour se venger d’une si haute inconvenance, d’une si grave insulte, et vous reprocher l’emploi d’un terme aussi déplacé à la halle ! Elle commencerait ainsi sa catilinaire : « Dis donc, mignon, va-z-un peu voir, etc., etc. » La Tonelli ressemble à la pêcheuse d’Amalfi, à tel point qu’une espèce de robin nommé Carlino en devient éperdument épris, justement parce qu’il a aimé la pêcheuse qui ressemble a la Tonelli et qu’il ne l’aime plus. Les hommes ont comme cela des caprices……. Mais il y a aussi un chanteur, un camarade de la Tonelli, le bouffe Manelli, qui aime avec fureur la jeune cantatrice. De là une foule de quiproquos : c’est elle et ce n’est pas elle ; la voilà habillée en serva padrona, prête à entrer en scène pour jouer ce rôle, et au même instant elle paraît sur la place du marché sous son costume de marchande de poisson. Et puis on voit son bras qui sort d’un cabinet, pendant que tout le reste de sa personne est dans le foyer des acteurs. On pousse un cri ; les rivaux se provoquent ; on chante je ne sais combien d’airs, de duos et de trios ; il y a les pifferari qui viennent en manteaux bruns avec leur zampogna et leurs pifferi donner une sérénade à la Madone. Maintenant ne nous égarons pas, à propos des pifferari, dans les rocailleux sentiers des Abbruzes ; mes souvenirs pourraient me mener loin : les grands bois de sapins éclairés par la lune, l’Anio murmurant, les couvens déserts, les brigands dont tout le monde parle et que personne ne voit, les hommes armés de longues carabines et qui ont l’air d’être à l’affût des grives, les belles jeunes filles d’Alatri, inexpugnables, au sourire d’ange et bêtes comme des oies, les sérénades en style mélancolique, chantées par deux voix et accompagnées d’une guitare et d’une clarinette, les bals d’Osteria ; et puis ces journées passées dans la solitude, sur le plateau désert et verdoyant de la montagne, ces bains de lumière pure, ce silence immense et complet ; ces heures de sommeil diurne sur les grandes dalles de lave, au bord du lac d’Albano, ce rêveur qui fut un volcan ! oui, toutes ces rimenbranze sont poétiques et charmantes et nous éloigneraient beaucoup de l’opéra comique, en pure perte, car il faut toujours y revenir. Et j’y reviens, et m’y voilà, cette fois, jusqu’au cou.
Donc, après bien des scènes, scènes de reproches, explications, réconciliations, la pêcheuse épouse son petit Robin, puisqu’il l’aime encore en croyant adorer la Tonelli ; et celle-ci épouse son buffo cantante, qui n’est plus jaloux depuis qu’il a vu la Sosie de sa belle et que la ressemblance prodigieuse des deux femmes lui a été démontrée. M. Sauvage n’a fait que deux actes sur cette donnée ; il est vrai qu’ils sont, comme on dit au théâtre, corsés.
La musique de M. Thomas est élégante et vive, finement instrumentée, sans gros bruit cette fois, ce dont le public lui a su un gré infini. Et voici, au sujet de sa partition, ce que je trouve dans mes notes prises pendant la représentation : Ouverture avec une exposition fuguée, bien écrite. — Morceau des Pifferari, agréable et coloré. — Jolis couplets, « J’aime l’eau. » — Air de Manelli, assez ordinaire. — « Coquette ! coquette ! » petit morceau syllabique gracieux. — Air de la pêcheuse, semé de traits un peu recherchés dans l’andante, et terminé par une élégante mélodie. Tarentelle très vive, étincelante et aussi originale que puisse l’être une tarentelle : admirablement chantée par Mme Ugalde. Ici la jeteuse de fleurs du théâtre de l’Opéra-Comique fait lancer trois bouquets sur la scène, et le souffleur, étendant le bras hors de sa carapace, dépose aux pieds de Mme Ugalde une parure et une couronne. Tout cela est fort bien exécuté. — Duo entre la pêcheuse et le Robin, joli andante. — Emeute au parterre parce qu’une dame d’un extérieur monumental se penche un peu trop hors de sa loge. Chacun se demande le sujet de cette émotion ; la dame se penche davantage pour découvrir ce qui cause ces murmures mêlés de rire ; on rit plus fort. — Duo des deux hommes, coda supérieurement instrumentée, réminiscence du thème du Philtre : Approchez tous, venez m’entendre. — Chœur joyeux et d’un bon effet. — Grand air, trop grand. — Puissance de la mélodie, très beau thème lent dans le duo entre la Tonelli et son ami Manelli. — Point d’orgue à deux voix d’un détestable effet et vingt fois trop long. — La pièce est un peu languissante vers la fin, malgré tous les efforts du musicien pour lui donner de l’animation. L’exécution est bonne. Capron, que je nomme justement parce qu’on l’a mis en petites lettres sur l’affiche, a bien dit son solo dans la scène des Pifferari. Mme Ugalde n’eut jamais plus de verve ni de sûreté de vocalisation ; elle joue à ravir son double rôle. Mocker, dont on regrettait l’absence depuis longtemps, a retrouvé sa voix facile et douce ; il est toujours le comédien intelligent et soigneux que nous connaissions. Faure est tout à fait un chanteur ; sa voix est belle, il ne la force point, elle a de l’étendue et de la souplesse ; sa vocalisation est aisée, il sait également bien faire le trait et exposer les phrases larges en style soutenu. Cet artiste est pour l’Opéra-Comique une précieuse acquisition. L’orchestre s’est montré, comme toujours, d’une précision parfaite ; il accompagne le chant au gré des chanteurs et des auteurs les plus exigeans. On ne voit bien les qualités de cet orchestre que dans les rares opéras modernes, tels que celui-ci, où la grosse caisse et les cymbales ne sont point employées.
Le nombre des matinées et des soirées musicales s’est tellement accru depuis trois semaines, qu’il est devenu à peu près impossible d’y assister. Aussi, après quelques efforts et malgré le désir ardent que nous avions de tout entendre, a-t-il fallu décidément y renoncer. Je me bornerai à citer trois concerts sérieux, puis nous enregistrerons les succès des virtuoses dont on s’est le plus occupé. Le premier de ces concerts est celui de Prudent. A la bonne heure, voilà une soirée bien organisée, un bon orchestre, un bon chef pour le diriger (M. Tilmant), une exécution nette, colorée, entraînante, un artiste de premier ordre et de belles compositions pour le piano, remarquables par la pensée, par le coloris et par la forme. Prudent, ce soir-là, a obtenu un double succès ; je ne sais si le compositeur ne l’a pas même emporté sur le virtuose.
Son morceau du Réveil des Fées, que j’avais entendu à Londres l’an dernier, mais sans orchestre, est une des plus poétiques et des plus délicieuses choses que je connaisse. On l’a fait répéter avec enthousiasme, et je l’eusse volontiers redemandé une troisième fois. Si cette composition était signée Weber, sa vogue serait incalculable ; elle sera grande néanmoins. C’est un poëme, c’est un tableau : orchestration suave et calme, harmonies d’une sonorité mystérieuse, folâtres ébats mélodiques, tout y est ; et les traits du piano ne sont pas des traits vides de sens, ce sont des enchaînemens de mélodies féeriques, ils sont l’idée même qui ruisselle et scintille et que le piano seul peut rendre complétement. Ce Réveil des Fées de Prudent est, dans son ensemble, un nouveau et ravissant morceau introduit dans le monde musical. Il ne m’arrive pas souvent d’avoir un tel fait à constater.
Je dois mentionner maintenant le concert de la Société de Sainte-Cécile, où M. Seghers a fait entendre la belle marche de la communion de Cherubini, trop peu connue, et dans lequel M. Depassio a chanté d’une large et intelligente manière l’air sublime de Zarastro de la Flûte enchantée. Voilà la première fois que j’éprouve l’effet entier de cette page, la plus belle qu’ait écrite Mozart. C’est d’un grandiose calme écrasant. Je regrette que la Société de Sainte-Cécile, en annonçant l’air et l’ouverture de la Flûte enchantée, leur ait donné le titre de l’odieux pot-pourri français (les Mystères d’Isis). Il y a des hommes et des choses qu’il faut autant que possible s’abstenir de nommer. On sait que jamais crime musical ne fut comparable à celui que Lachnitz et l’administration de l’Opéra commirent ensemble sur Mozart pour mettre au jour cet affreux pastiche. Les artistes devraient témoigner en toute occasion et par tous les moyens leur haine et leur mépris pour d’aussi lâches scélératesses. Mozart n’a pas fait les Mystères d’Isis, Mozart n’a pas fait la musique qu’on lui attribue dans les Mystères d’Isis ; Mozart a écrit la Flûte enchantée, et c’est à cette partition qu’il faut recourir si l’on veut avoir dans toute leur beauté les morceaux que les arrangeurs français ont si indignement profanés.
L’Association des artistes musiciens a fait avec son concert du samedi saint un miracle, rien que cela. Elle a fait… une recette de 5,100 fr. C’est à ne pas croire.
Maintenant signalons les nouveaux succès obtenus par Vieuxtemps, par Sivori, par Jacquart, l’habile et charmant violoncelliste, par son émule Seligmann, l’ovation si justement décernée à Mme Massart, la bouillante virtuose, la Penthésilée du piano ; les progrès de Wartel, oui, ses progrès : il n’a jamais à ce point fait valoir à la fois la musique et les paroles des petits chefs-d’œuvre qu’il chante. Sa méthode s’est épurée et complétée, on peut lui confier de belle musique et de beaux vers, il n’exterminera ni l’une ni les autres.
Je n’ai malheureusement pas pu entendre Godefroy, cet incomparable harpiste, l’héritier direct et unique de Parish Alvars. Mais j’ai entendu le jeune Binfield, et je lui dois la justice de reconnaître qu’il joue de mon instrument de prédilection, de la harpe, d’une façon fort remarquable, et il m’a fait éprouver un très grand plaisir au concert curieux et intéressant donné par sa famille dans la salle de Herz. M. Herlich, dans la même salle, a, quelques jours après, prouvé qu’il tenait un rang distingué parmi les pianistes. Son jeu est brillant, net, véloce et d’une prestesse extraordinaire.
Mme de La Grange, la vocaliste exceptionnelle, opère des prodiges au Théâtre-Italien ; elle galvanise ce public mort par les tours de force incroyables de sa vocalisation et la grâce avec laquelle elle se joue des impossibilités de l’art du chant. L’étendue de cette voix dépasse celle de la flûte. Oui, mais ce sont ces voix, ou, si l’on veut, ces flûtes, qui font commettre même aux plus grands maîtres de déplorables excentricités musicales. Si quelque vocaliste du genre de Mme de La Grange n’eût pas existé au temps de Mozart, il n’eût pas écrit les airs de la reine de la nuit dans la Flûte enchantée…
Cabinet de consultations pour les mélodies secrètes.
Je crois pouvoir m’abstenir de toute réflexion au sujet de cet utile établissement, me bornant à reproduire dans son intégrité le prospectus que son fondateur a adressé sous forme de lettre à tous les amateurs de musique. Le voici :
« M
» Permettez-moi de
vous faire savoir que je recevrai chez moi deux fois par semaine,
les lundis et vendredis, de onze heures à une heure, pour des
consultations musicales, soit au sujet de la voix, soit pour toutes
questions artistiques ou scientifiques.
» On a quelquefois besoin de l’avis
d’un maître éclairé sur la direction que l’on doit donner à
des études, et l’on s’embarque dans une fausse route, faute de
savoir où trouver ce guide, ou redoutant une importunité. D’autre
part, beaucoup d’amateurs ont besoin de conseils pour achever ou
même pour écrire quelques morceaux dont les mélodies sont
gracieuses, mais dont les accompagnemens ou les harmonies sont un
obstacle devant lequel s’arrête l’inspiration.
» Là, dans mon cabinet, je pourrai
leur offrir mes conseils et leur faciliter l’édition d’œuvres
qu’ils n’auraient peut-être pas osé produire.
» J’ose donc espérer que mes
consultations musicales trouveront bon accueil dans le public, et
que vous voudrez bien, M , les honorer d’une
considération particulière.
» J’ai l’honneur d’être,
M , votre très humble et très obéissant
serviteur,
» A. PANSERON,
» professeur de chant au Conservatoire,
membre de la Légion-d’Honneur. »
On parle déjà de cures mélodiques merveilleuses opérées en fort peu de temps par M. Panseron. Le succès de son entreprise est assuré, bien que la concurrence soit inévitable ; il y a tant de mélodies dans l’air !
Encore un mot :
La Société des Crèches tiendra sa septième séance annuelle mardi 5 avril, à deux heures, dans la salle Sainte-Cécile. M. Emile Deschamps dira une poésie nouvelle, et la séance sera terminée par un concert, dans lequel on entendra Mmes Laborde et Bertini, MM. Alexis Dupont, Montemerli et Malézieux pour la partie vocale ; et pour la partie instrumentale, MM. Félix Godefroid, Mulder, Fumagalli, Lecieux et Van-Gelder.
N’essayez pas de vous procurer des billets, évidemment il ne doit plus y en avoir.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2010.
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