FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 10 NOVEMBRE 1852 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Reprise de Moïse.
Ce bel ouvrage a subi le sort attaché à toutes les œuvres produites par Rossini sur la scène de l’Opéra : il a excité une admiration immense, un enthousiasme extraordinaire, et bientôt après ses premières représentations le directeur l’a peu à peu écarté du répertoire. Il ne faisait pas d’argent. Déjà, en 1826, le Siége de Corinthe avait encouru le même reproche.
Un peu plus tard, un chef-œuvre d’un tout autre style, le Comte Ory, fut encore stigmatisé par cette terrible phrase : Il ne fait pas d’argent. Enfin vint Guillaume Tell, et, à la dernière représentation, dans laquelle Adolphe Nourrit joua le rôle d’Arnold, Guillaume Tell produisit une recette de quinze cents francs. Il fallut donc aussi l’abandonner : il ne faisait pas d’argent. Et l’on oserait croire que le public vient à l’Opéra pour la musique !…. L’énorme vogue de ce même ouvrage lors des débuts de Duprez prouve le grand succès du chanteur, mais non pas que le public ait changé d’avis sur la partition du maître.
Pendant longtemps nous avons vu une partie du troisième acte de Moïse, abîmée par une exécution honteuse devant les banquettes vides, servir de lever de rideau pour les ballets. Rossini a supporté cette humiliation et tant d’autres du même genre sans se plaindre ; il a décoché quelques mots spirituels à ses mutitateurs ; puis enfin, las de rire en souffrant ou de souffrir en riant, il a planté là l’Opéra et la musique, en disant aux Parisiens : « Bonsoir, je retourne chez moi ; j’ai besoin de repos, amusez-vous bien. »
M. le directeur de l’Opéra a donc fait un véritable coup de tête en remettant en scène cet opéra religieux qui ne fait pas d’argent. Il a eu recours aux grands déploiemens de masses chantantes pour en accroître la puissance musicale. Malheureusement ce procédé, excellent en soi, fait encore ressortir la pauvreté de l’exécution sous d’autres rapports. Les chœurs sont foudroyans, majestueux, admirables, l’orchestre est irréprochable, bien nuancé, parfait, et une foule de morceaux importans n’en succombent pas moins sous une interprétation incomplète. Il faut le reconnaître pourtant, eu égard à l’état actuel de l’art du chant à l’Opéra, on ne pouvait guère, à certains égards, faire mieux. Obin a obtenu un vrai succès dans le rôle de Moïse, auquel Levasseur imprima une physionomie de grandeur calme dont le souvenir pouvait être redouté par son successeur. Obin possède une voix excellente et d’une beauté noble. Il n’en abuse pas, il la ménage avec plus d’art et de soin que ne font aujourd’hui la plupart des chanteurs, il a l’aplomb rhythmique, une bonne tenue en scène, et il prononce les paroles d’une façon claire et intelligible. Voilà des qualités réelles ; aussi l’auditoire qui assistait à cette reprise de Moïse leur a-t-il rendu pleine justice. Mlle Poinsot a bien chanté son grand air du second acte : « Ah ! d’une tendre mère » ; elle nous semble avoir fait de notables progrès. Morelli, on le voit, est, de tous ses émules, le plus familier avec le style de chant que Rossini a constamment employé dans cet ouvrage, excepté pour le rôle de Moïse. On peut lui reprocher seulement d’employer trop souvent la pleine voix, la force ; ses voisins veulent alors lutter avec lui ; de là des ensembles peu nuancés et une accentuation exagérée. Mme Laborde vocalise aisément, on le sait ; il n’en est pas de même de Gueymard, que les traits rossiniens embarrassent beaucoup.
Le fameux final du troisième acte a produit un effet terrible ; la salle entière s’est levée dans une exaltation qui tenait du délire. Quant aux ballets en is, si prétentieusement annoncés par l’affiche, il nous a été impossible de découvrir ce qu’ils ont de commun avec Osiris, Isis ou Anubis ; les jambes grêles de l’une des danseuses nous ont seulement fait penser à celles des ibis. Les décors sont frais et convenables ; le dernier tableau même est fort remarquable. Quant à la mer Rouge et à ses vagues pointues qui se lèvent et restent immobiles comme si un froid de 50 degrés venait de les saisir, et qui se séparent ensuite comme deux murs verts pour laisser passer la foule des Hébreux, ce sont choses ridicules et d’une puérilité à faire douter de l’existence de l’art des machinistes.
Quoi qu’il en soit, il faut savoir gré à M. Roqueplan de son coup de tête et le féliciter de l’idée singulière qu’il a eue de nous donner un opéra en musique où il n’y a rien que de la musique. Cela pourra varier très agréablement le répertoire à argent. M. le directeur de l’Opéra a souvent eu l’ambition de se poser en victime de la critique ; il a marché, dit-on, au-devant de ses coups. Peut-être même a-t-il fini par croire que c’est aux palmes du martyre à couronner ses vertus ; mais il aura beau faire, n’est pas martyr qui veut ; il ne nous empêchera jamais de louer ce qu’il fait de bien.
Première représentation de Les Mystères d’Udolphe, opéra en trois actes de MM. Scribe et Germain Delavigne, musique de M. Clapisson.
Je ne sais trop comment je vais me tirer de ces souterrains, de ces cavernes, de ces trappes, de ces murs creux, de ces armoires pleines d’hommes vivans, de ces armées de fantômes, de revenans, de conspirateurs, de condamnés à mort… Les Mystères d’Udolphe ressemblent très peu au célèbre roman d’Anne Radcliffe ; beaucoup de gens assurent même que les deux ouvrages n’ont de commun que le nom. D’abord le fameux château n’est plus en Italie ; de l’Apennin, M. Scribe l’a transporte en Danemark. Ce château, aux trois quarts démantelé, et dans les vastes salles duquel pénètrent par toutes les voûtes les rayons de la lune quand elle brille au firmament, et, en son absence, la pluie, la neige et la grêle, cette triste bénédiction des cieux danois, ce château, dis-je, a un concierge, et ce concierge a une fille nommée Eva. Rien n’est effrayant comme le parti que les auteurs ont tiré de ce personnage, depuis la première scène jusqu’à la dernière. Eva entre et sort, court, revient, toujours essoufflée, toujours palpitante, toujours pâle d’effroi, et toujours portant une nouvelle horrible, affreuse ou alarmante. Au début de l’action, une jeune dame étrangère vient demander l’hospitalité au château d’Udolphe sous un prétexte quelconque. La petite Eva la lui accorde bien volontiers ; mais elle est seule : son père a eu la témérité de descendre, il y a quelques heures, dans les souterrains, et la pauvre fille craint bien qu’il n’en revienne jamais. On y entend des bruits… on dit qu’il s’y passe des choses… on assure qu’il y vient des brigands, des faux monnayeurs, des contrebandiers, des conspirateurs, toutes les horreurs. « Ah ! Madame, si vous saviez ce que c’est que d’habiter un pareil repaire ! Notre maître heureusement n’y vient jamais… il est si méchant ! Mais qu’entends-je ? Attendez. » Eva sort. Eva rentre : « Madame, Madame ! le voici qui, par extraordinaire, arrive avec sa suite. Il nous a défendu de recevoir des étrangers ; il va se mettre en fureur s’il vous voit. Cachez-vous ! — Mais où ? mais comment ? — Ici, dans cette armoire ; j’en ai la clef, venez vite. » Eva ouvre l’armoire, un homme s’en élance. « Ahhh !…. » La jeune étrangère, un peu plus brave que sa compagne, ose regarder le revenant, et reconnaît en lui Arwed de Norby, un ami, un amant, un fiancé qu’elle croyait perdu. Eva sort. Les amans restent en tête-à-tête. « Quoi ! c’est vous ! — Et vous, c’est donc vous ? — Oui, je suis poursuivi par le comte Udolphe, notre ennemi. — Moi, je cherche la princesse Ulrique, qui doit être cachée quelque part dans ces environs et que l’amiral, votre père, voudrait faire prisonnière. » Eva rentre : « Vous n’avez que le temps de vous cacher tous les deux, car je précède le comte et la comtesse sa fille. » Arwed se précipite dans une chambre, l’étrangère en fait autant. Voici le vieil Udolphe ; il s’étonne de l’air effaré d’Eva, et se moque de ses histoires de revenans, de vieux portraits qui marchent, de statues qui lèvent le bras, etc., bien qu’au fond le comte ait grand’peur. La comtesse Susannah, sa fille, est veuve. Elle avait épousé l’aîné des fils du comte de Norby, l’ennemi de sa famille, et, grâce à ce mariage, une sorte de réconciliation s’était opérée entre ces Capulets et ces Montaigus du Nord ; mais le mari de Susannah a disparu, on le croit mort. Quant à son frère, quant à Arwed, voici pourquoi il court les champs et les vieux châteaux. Il a entendu un jour des officiers danois s’exprimer d’une façon irrévérentieuse sur le compte de la princesse Ulrique ; il les a provoqué, il s’est battu successivement avec trois d’entre eux, et il en a tué deux. Or la nouvelle loi sur le duel lui devient applicable : s’il est pris, il encourt la peine capitale. Et justement c’est le vieil Udolphe, son ennemi, que le roi de Danemark a chargé de le poursuivre et de l’arrêter. D’où il suit ceci : la comtesse Susannah veut entrer dans la chambre où Arwed est caché, Eva essaie de l’en dissuader ; le vieux s’étonne de son air épouvanté, pénètre dans l’appartement et y trouve Arwed. Udolphe, triomphant, va le faire condamner. A moins pourtant, tel est l’ordre du roi, qu’Arwed ne consente à épouser Susannah, sa belle-sœur, devenue libre par la mort présumée de son mari. Arwed refuse ; Susannah est ravie de son refus ; Udolphe, enchanté, se prépare à faire pendre le fils de son ennemi, quand une lettre anonyme est remise à Arwed ; il y jette les yeux et dit : « Grand Dieu ! je consens ! » Susannah prend la lettre à son tour, et dit aussi : « Grand Dieu ! je consens ! » La jeune étrangère, qui est sortie de sa cachette et a tout entendu, répond à ces deux exclamations par une troisième : « Grand Dieu ! il consent ! » Et le vieil Udolphe, fort contrarié de ces consentemens, ajoute : « Grand Dieu ! ils consentent ! » On va les marier. Final. De ce qu’il y a dans la lettre, je ne sais absolument rien.
Au deuxième acte, nous faisons connaissance avec le comte de Norby, père d’Arwed, et beau-père de Susannah, fille d’Udolphe. Ce comte est amiral, goudronné, brusque, parlant à coups de pistolet, un marsouin d’opéra-comique, un marin comme on n’en voit plus. Ses matelots boivent et chantent. Quant à lui, il se fait raconter par la petite étrangère tous les événemens survenus au château. Il ne s’arrange pas du mariage de son second fils avec Susannah, et va l’empêcher. « O bonheur! dit l’étrangère, il ne consent pas ! » J’ai déjà dit, ce me semble, que l’amiral de Norby est envoyé par le roi de Danemark pour arrêter, s’il se peut, la comtesse Ulrique qui a probablement comploté quelque chose de contrariant pour S. M. danoise. Et voilà pourquoi son navire croise dans les environs du château d’Udolphe, situé, à ce qu’il paraît, sur le bord de la mer. Rencontre des deux comtes ennemis. Udolphe et Norby se disent une foule de choses désagréables. Néanmoins l’amiral est obligé, pour sauver la vie de son fils Arwed, de le laisser épouser Susannah. Déjà l’orgue de la chapelle se fait entendre ; ils sont unis. Mais des voix caverneuses prononcent ces mots en fa mineur ou dans quelque autre ton funèbre : « Cet hymen ne s’accomplira pas ! » Aussitôt la jeune étrangère redésolée se reconsole et chante un air à roulades vivement. Entre Eva : « Ah ! Madame, si vous saviez… Mon père est mort dans le souterrain, c’est certain ; je viens de le voir traverser la grande galerie. Il m’a fait signe de me taire. C’est son ombre ! » Eva sort. Arrivent les gens de la noce, chantant un joli chœur. Puis Eva rentre : « Ah ! Madame, si vous saviez ! — Quoi donc ? — La comtesse Susannah a disparu ; une trappe s’est ouverte sous le parquet de sa chambre ! » Eva ressort. Le chœur : « O surprise ! » Le brave Arwed, qui, pendant que sa femme était ainsi occupée à tomber dans l’abîme, se désolait en a parte avec la jeune étrangère, entendant conter l’accident, s’écrie : « Il faut aller la chercher ! qui veut me suivre ? » Le chœur : « Ce n’est pas moi, non, non, non, je n’irai pas. » Alors Arwed, saisissant le cor d’un chasseur qui se trouve là par hasard, s’élance seul dans le sombre escalier du souterrain. Il sonne de temps en temps dans les entrailles de la terre, et l’on suit ainsi de l’oreille la direction de sa marche, jusqu’au moment où le cor cesse de se faire entendre. Prières des gens de la noce écoutant inutilement. « Hélas ! hélas ! il aura trouvé le trépas. » Final d’un bel effet.
La jeune étrangère vient au début du troisième acte chanter un air lent. Il est près de minuit. Les airs lents sont peu avantageux pour tout le monde à cette heure-là : ils semblent toujours trop longs. Néanmoins l’air finit par finir. Alors Eva entre à la course : « Ah ! Madame, si vous saviez ! — Quoi ? — On ne sait rien. La comtesse Susannah n’est pas revenue, son mari n’est pas revenu, mon père n’est pas revenu, ils sont tous des revenans à cette heure ! Ah ! mon Dieu ! » Et la petite Eva va ressortir quand justement les deux époux reparaissent remontant l’escalier de l’humide et froid abîme. Au même instant, l’amiral et Udolphe entrent d’un autre côté. Stupéfaction ; chacun des deux époux prend à part son père et lui dit : « Ne m’interrogez pas. » Sextuor.
Fatal secret ! sombre mystère !
Nous n’avons pas les mêmes raisons qu’Arwed et Susannah pour taire ce qu’ils ont trouvé dans le souterrain ; en conséquence, nous allons le dire. Il n’y avait dans ces sombres lieux ni démons, ni damnés, ni squelettes, ni faux monnayeurs, ni conspirateurs, ni contrebandiers, il y avait tout simplement la princesse Ulrique avec un capitaine suédois et le fils aîné du comte de Norby, le vrai mari de Susannah, qu’on a cru mort. Le capitaine suédois avait eu l’idée de s’emparer de lui, afin que, le cas échéant où la princesse courrait risque de tomber entre les mains du comte de Norby, on pût se servir du captif comme d’un otage et favoriser l’évasion de la princesse en menaçant l’amiral de faire mourir son fils. Dans le fait, la circonstance prévue se présente, et la tendresse du père a un rude combat à soutenir contre la loyauté du sujet et du marin dans le cœur de l’amiral. Néanmoins l’amour paternel l’emporte. De Norby consent à fermer les yeux sur l’évasion de la princesse, puisque son fils lui sera rendu seulement quand elle aura touché la terre de Suède. Un canot est préparé pour l’y conduire, elle et ses fidèles amis ; mais pour sortir du souterrain il faut que les fugitifs traversent la salle d’armes. Or tous les marins, tous les gens de la noce y sont réunis ; ils y boivent, ils y chantent l’hymen et l’amour. Comment faire pour traverser cette joyeuse cohue ? Heureusement voici accourir, plus pâle, plus pantelante que jamais la petite Eva : « Ah ! mon Dieu ! si vous saviez ! — Quoi donc ? — Une de nos statues qui est descendue de son piédestal ! La voilà qui s’avance, je meurs de peur ! Trois ou quatre autres statues de vieux hommes d’armes la suivent. » En effet, Ulrique, déguisée en statue, paraît marchant à pas comptés comme un recteur suivi des quatre Facultés ; tous les assistans se prosternent la face contre terre. La princesse passe et disparaît. Elle est sauvée.
On comprend maintenant avec quelle facilité peut se briser le lien qui unissait malgré eux Susannah et Arwed, puisque la comtesse n’est pas veuve de son premier mari, et avec quel bonheur Arwed épouse sa jeune étrangère. Le roi de Danemark lui pardonne sans doute ; de sorte qu’en fin de compte, au milieu de tant de condamnés et de tant de revenans, il n’y a personne de mort.
On assurait dans la salle que ce livret est un ouvrage de la jeunesse des auteurs. Certains critiques émettaient une opinion diamétralement opposée. D’autres ne disaient rien. Je suis de l’avis de ces derniers. Les situations musicales sont loin de manquer dans ce livret qu’on devrait plutôt appeler un livre, mais elles sont un peu usées. De là l’énorme difficulté qu’a dû rencontrer le compositeur pour donner à son œuvre un vernis de nouveauté. La partition des Mystères d’Udolphe est fort riche ; on y trouve une grande quantité de morceaux développés et instrumentés avec luxe. C’est de la musique grasse, robuste et cossue ; elle a la voix haute, le geste énergique, le regard assuré, bon cœur au fond et d’énormes appas.
Il y a de la verve dans l’ouverture, où l’on retrouve trop de souvenirs des ouvertures d’Obéron et d’Euryanthe. Malheureusement la plupart des traits de violon que l’on y voit exécuter disparaissent, écrasés par le bruit du tambour, auxiliaire de rigueur maintenant de la grosse caisse, des cymbales et des timbales, à l’Opéra-Comique.
Les couplets d’Eva : « Dans ce château dont les décombres » se font tout d’abord remarquer par une mélodie sémillante, fraîche et jolie. La seconde strophe, en outre, est accompagnée de rumeurs souterraines d’orchestre bien motivées et d’un excellent effet.
Dans le duo de soprani : « J’ai su long-temps », on remarque une phrase gracieuse, le coloris dramatique de l’instrumentation, et un charmant ensemble accompagné d’un rhythme palpitant d’altos d’une bonne intention dramatique.
Le chœur suivant a de l’entrain. On a bissé les couplets du vieillard incrédule qui se moque des revenans. Il y a beaucoup de remue-ménage dans le final ; il rappelle, par son mouvement et le débit syllabique de certaines parties du chœur, la ravissante scène du marché dans la Muette de Portici, de M. Auber. Je n’ai pas conservé de souvenir du chœur des matelots. L’air de l’amiral est un de ces morceaux tristes, d’autant plus tristes qu’ils sont chantés par une voix de basse, bien faits, nécessaires peut-être, mais dont on attend la fin avec anxiété, tout en disant : Il y [a] du talent là-dedans.
Le duo bouffe des deux ennemis, où revient cette phrase :
L’un à l’autre on fera
Tout le mal qu’on pourra,
a été dès l’abord mal compris et mal pris par l’auditoire ; on ne voyait pas trop la raison de ce caractère grotesque donné par les auteurs du livret, et nécessairement aussi par le musicien, à une pareille déclaration de haine acharnée faite l’un à l’autre par deux hommes en apparence fort sérieux. Ce duo, par sa forme, rappelle un peu celui de Ma Tante Aurore : « Quoi ! vous avez connu l’amour ! » Il faut louer l’air de l’étrangère, et surtout la phrase touchante qu’il contient :
Je garderai son souvenir,
Dussé-je en mourir !
Il a été d’ailleurs fort bien chanté par Mlle Miolan : elle y a mis de l’âme et des nuances très bien choisies et bien placées. On reconnaît l’art véritable dans une pareille exécution. J’aime beaucoup moins l’allegro à roulades que le même personnage gazouille quand les revenans ont crié avec leurs grosses voix dans un tuyau de poêle :
Cet hymen ne s’accomplira pas !
Il y a quelque chose de si crûment invraisemblable dans la gaîté de cette jeune fille acceptant l’intervention des habitans de l’autre monde comme une chose toute simple dont elle n’a pas un instant l’idée de s’étonner !… On dirait qu’elle les fréquente journellement, qu’elle va au bal chez eux, ou tout au moins qu’elle n’est pas leur dupe. Elle est donc dans la confidence des individus mystérieux que recèlent les souterrains ? Elle sait donc que ces revenans sont des vivans ?… Son joyeux sang-froid pourrait le faire croire.
Il y a d’excellentes choses dans le duo des deux amans. Le chœur des vassaux allant à la noce est fort joli ; mais le morceau capital de l’ouvrage, de l’avis de tout le monde, se trouve à la fin de cet acte : c’est le chœur accompagné du cor d’Arwed descendu dans le souterrain, et qui va toujours s’éloignant. Ici l’effet musical se combine à merveille avec l’effet dramatique, et il résulte de l’ensemble une impression si vive sur l’auditeur qu’il croit entrevoir le frais sourire de la poésie briller sur le fond gris sombre de cette prose mélodramatique, et que chacun se dit : « Où diable la poésie va-t-elle se nicher ? »
Le troisième acte commence par un air lent de soprano dont le thème est emprunté à l’air de Zarastro dans la Flûte enchantée. Il est singulier que le compositeur ne se soit pas aperçu de la fidélité avec laquelle il reproduisait cette phrase du plus beau morceau, selon moi, que Mozart ait écrit. Ce n’est pas tout d’avoir de la mémoire, il faut encore se rappeler l’origine des choses dont on se ressouvient. Ah ! il n’est pas facile de faire aujourd’hui de la musique nouvelle ; il y a même longtemps que cette tâche est malaisée ; et si les grands maîtres étaient soumis à un examen aussi scrupuleusement franc que les compositeurs dont la célébrité et l’autorité sont moins grandes que la leur, on découvrirait dans les œuvres de ces lions bien des argumens en faveur de l’opinion que j’avance. Mais il se trouve toujours des renards prêts à dire à leurs majestés :
Eh bien ! manger
Moutons, berger,
Canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non, vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On n’ose trop approfondir
Du tigre ni de l’ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et, selon que l’on est puissant ou misérable,
Les jugemens de cour vous rendent blanc ou noir.
D’où je conclus … Non, je ne conclus pas. Je continue à signaler les bonnes choses contenues dans la partition des Mystères d’Udolphe. Ecoutez, dans le duo de soprani qui succède à l’air dont je viens de parler, l’ensemble vocalisé des deux voix ; n’est-ce pas frais et charmant ? Faites attention au sextuor accompagné des timbales seules ; n’y a-t-il pas là un ingénieux arrangement des voix, caractérisé d’ailleurs comme l’action scénique exige qu’il le soit, et d’un bel effet musical ? Et sans cet éternel et obstiné lieu commun des paroles : « Fatal secret, sombre mystère », ne l’écouterait-on pas avec intérêt ?… Mais ces quatre mots insupportables, que le malheureux auditeur a déjà subi en pareil cas, je ne sais combien de milliers de fois, le découragent, et il se détourne avec humeur en disant : « Ah ! bon ! voilà encore le morceau du fatal secret et du sombre mystère ! que le diable l’emporte ! » et il n’écoute plus ; ou, s’il écoute, il se persuade que la musique est comme les paroles, et qu’il l’a entendue déjà plus de cent douzaines de fois.
La partition des Mystères d’Udolphe a réussi ; elle soutiendra le livret, ce vieil Œdipe qui semble avoir grand besoin d’une Antigone. Elle est d’ailleurs bien exécutée et bien mise en scène. Mme Meillet (Mlle Meyer) dissimule par sa gentillesse tout ce qu’il y a de malencontreux dans son rôle d’entrées et de sorties perpétuelles ; Mlle Miolan, je le répète, chante à ravir le rôle de l’étrangère ; Mlle Révilly représente avec soin et talent le personnage par trop effacé de Susannah ; la voix blanche de Dufresne est néanmoins agréable et souvent touchante, il la conduit d’ailleurs avec adresse ; et Coulon possède de belles notes du médium qui soutiennent l’harmonie vocale dans les ensembles, avantage dont les compositeurs ont pendant longtemps été privés à l’Opéra-Comique. Quant au rôle d’Udolphe, il demande beaucoup moins au chanteur qu’au comédien, et Lemaire y est en conséquence assez convenable. A l’exception d’un passage dans lequel les soprani sont restés en arrière des autres voix d’une demi-mesure, faute de regarder l’archet de M. Tilmant, les chœurs ont bien rempli leur tâche, et je n’ai, comme toujours, que des éloges à donner à l’orchestre.
Reprise du Postillon de Lonjumeau. – Rentrée de Chollet.
Malgré toute la vogue et la juste popularité de cet opéra de M. Adam, on ne saurait disconvenir que les postillons ne soient à cette heure dans une assez mauvaise passe. La vapeur les asphyxie, les immobilise, les met à pied ; quand viendra le règne de la puissance électrique, et ce règne est proche, ce sera bien pis. L’électricité les foudroiera, les mettra en poudre. Enfin à l’avénement de l’aérostation dirigée, avénement auquel nous nous obstinons à croire, le nom de ces joyeux conducteurs de chevaux sera devenu un vieux mot de la langue française dont la signification échappera complétement à l’intelligence de la plupart des voyageurs. Et quand en passant au-dessus de Lonjumeau le ballon-poste de Paris contiendra quelque lettré savant, s’il s’avise de s’écrier, en considérant ce village avec sa longue-vue : « Voilà le pays du postillon qu’un ancien compositeur a rendu fameux », les dames occupées à jouer au volant dans le grand salon du navire aérien interrompront leur partie pour demander au savant ce qu’il veut dire. Et le savant répondra : « Au dix-neuvième siècle, Mesdames, les nations dites civilisées rampaient à terre comme font les escargots. Les voyageurs qui en ces temps de prétentieuse barbarie parcouraient dix ou douze lieues à l’heure dans de lourds wagons roulés sur des voies de fer par la vapeur, ressentaient de cette rapide locomotion une fierté risible. Mais parmi les gens obligés de s’éloigner de vingt ou trente lieues de leur chenil natal, un très grand nombre encore s’enfermait alors en d’affreuses caisses de bois, où l’on ne pouvait être ni debout ni couché, où il n’était pas même possible d’étendre ses jambes. On y éprouvait toutes les tortures du froid, du vent, de la pluie, de la chaleur, du mauvais air, des mauvaises odeurs et de la poussière ; les patiens, secoués comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu’on nettoie, avaient en outre à supporter un bruit assourdissant et incessant ; ils y dormaient tant bien que mal les uns sur les autres, la nuit, en s’infectant les uns les autres, ni plus ni moins que les bestiaux que nous entassons dans nos petits navires de transports agricoles. Ces horribles et lourdes boîtes appelées diligences, par antiphrase apparemment, étaient traînées dans de boueux ravins nommés routes royales, impériales ou départementales, par des chevaux capables de parcourir en une heure jusqu’à deux lieues et demie. Et l’homme chevauchant sur l’un des quadrupèdes chargés du labeur de tirer la machine se nommait postillon, le lion de la poste. Or, en ce hameau de Lonjumeau, vécut naguère un postillon fameux. Ses aventures fournirent le sujet d’une de ces pièces de théâtre où l’on parlait et chantait successivement, et qu’on désignait alors sous le nom d’opéra-comique. La musique de cet ouvrage fut écrite par un compositeur à la verve facile, célèbre en France sous le nom de Dam ou d’Edam (quelques historiographes le nomment Adam), et qui fut, cela est certain, membre de l’Institut. De là l’illustration du hameau de Lonjumeau, qu’on apercevait à l’ouest tout à l’heure, et que vous ne voyez plus. »
Quoi qu’il en soit des opinions de nos arrière-neveux sur les postillons, il faut convenir que Chollet a fait, pour leur conserver la vogue, plus que ne firent MM. Laffitte et Caillard. Il leur a donné la grâce, la gaîté, l’entrain ; il en a fait de jolis garçons à la voix douce et agile, des hommes à bonnes fortunes, de charmans mauvais sujets. Et c’est avec la joie la plus vive que les habitués du Théâtre-Lyrique ont revu Chollet l’autre jour dans son rôle favori, toujours vif et gai, avec une ou deux notes légèrement affaiblies dans sa voix et aimant toujours un peu trop les portamenti. On l’a acclamé, applaudi, rappelé ; malheureusement on lui a aussi jeté des bouquets. Ce genre d’ovation est aujourd’hui tombé en discrédit. L’Opéra-Comique ne l’emploie plus ; et la plupart des acteurs y renoncent.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er novembre 2010.
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