FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 30 DÉCEMBRE 1851 [p. 1].
Les jurys de l’Exposition universelle et les facteurs d’instrumens
de musique.
J’ai cru devoir m’abstenir jusqu’ici de prendre part à certains débats qui se sont élevés au sujet des récompenses accordées aux exposans d’instrumens de musique. Les travaux des jurys terminés, les noms des vainqueurs proclamés, les médailles distribuées, nous pensions que tout était fini. Mais il y a, dit-on, des erreurs commises, des noms oubliés, des injustices qui demandent réparation. On se plaint, on pétitionne, on incrimine, en altérant plus ou moins les faits, en projetant indirectement le blâme sur des gens honorables qui ont fait simplement et consciencieusement leur devoir, et rempli sans faiblesse ni arrière-pensée quelconque les fonctions délicates de juré. Sollicité de part et d’autre de dire à ce sujet ce que je sais, je le dirai en peu de mots.
Quant aux exposans français dont les noms ont été oubliés dans la proclamation des récompenses, et qui ne figurent point sur la liste officielle des prix, je ne puis leur donner aucune explication de cette erreur involontaire commise à Londres et à Paris à leur préjudice, la cause ne m’en étant pas connue. En consultant mes notes prises pendant les séances du jury, j’ai pu déjà affirmer à quelques uns qu’en effet (1), ainsi qu’ils en avaient été instruits officieusement, des seconds prix ou des mentions honorables leur avaient été accordés ; mais quant à faire réparer officiellement cet oubli par la commission de Londres, c’est ce qui ne dépend pas de moi. D’ailleurs je dois dire aussi que beaucoup d’exposans, qui croient avoir obtenu des prix et me demandent de leur en donner la preuve, ont été malheureusement abusés soit par une ressemblance de noms, soit par l’empressement maladroit d’amis mal informés.
Quand le projet d’une Exposition universelle fut conçu, on ne prévit pas tous les inconvéniens qui devaient résulter d’une pareille concurrence établie non seulement entre des concitoyens rivaux dans la même industrie, mais encore entre les différentes nationalités. On avait espéré sans doute qu’il serait facile de ménager tant d’intérêts mis en présence les uns des autres, et dès l’origine de l’entreprise les efforts des hommes éclairés qui la dirigeaient furent inspirés par un désir de conciliation.
Le parti, bienveillant sans doute, mais impraticable et injuste, ce me semble, de satisfaire tout le monde, avait dès l’abord été pris ; et lorsque les jurys furent institués, ils reçurent des instructions générales à cet effet. C’est seulement ainsi qu’on peut expliquer l’attitude prise par le président du jury musical, qui, en entrant en fonctions dans le palais de cristal, déclara qu’il n’y aurait point de grande médaille pour les facteurs d’instrumens de musique.
Des ordres venus d’en haut pouvaient seuls justifier une pareille détermination ainsi avouée d’avance et prise sans avoir examiné les inventions et les perfectionnemens de cette multiple industrie, sans avoir même encore entendu un seul des instrumens exposés. Cette déclaration du président du jury musical fit une telle sensation sur les exposans et sur le public, qu’il ne tarda pas à s’apercevoir, lui et ses adhérens, qu’une pareille mesure ne s’exécuterait pas aussi aisément qu’on l’avait pensé d’abord, malgré tout le soin pris pour préparer les voies.
C’est pour la branche de fabrication la plus importante, celle des pianos, que l’on montra le plus de sollicitude. On avait même pris la précaution d’introduire dans le comité préparatoire des hommes du métier, dans l’espoir de les faire agréer ensuite de l’autorité supérieure comme membres du jury, mais on échoua dans ce projet. Le comité préparatoire ne réussit qu’à obtenir trois places parfaitement égales dans les galeries, pour les trois principaux facteurs de pianos anglais.
On eut soin ensuite de faire circuler, comme parti pris d’avance, que la réalisation du projet de ne pas donner de grande médaille paraissant impossible, on en accorderait trois pour les pianos : l’une pour l’instrument le plus richement décoré, l’autre pour le piano produit au meilleur marché, et la troisième pour quelque invention ; mais on ne semblait pas attacher beaucoup d’importance à ce genre de mérite, qui n’arrivait qu’en troisième ligne. Le seul devoir du jury n’en restait pas moins, selon moi, de rechercher le mérite supérieur là où il existait, sans tenir compte d’aucune considération étrangère. On va voir maintenant la singulière contradiction établie entre les actes principaux de l’administration anglaise.
D’une part, pour assurer l’impartialité complète et même rigoureuse des jugemens définitifs, on avait divisé les jurés en trois sections : la première était chargée de préparer le travail et de proposer les récompenses ; la seconde, formée de tous les jurys de la même section scientifique, devait approuver ou rejeter les propositions des premières sections spéciales ; la troisième, composée seulement des présidens des différentes sections, venait en dernière analyse admettre ou refuser les médailles proposées par le premier jury et acceptées par le second. Ce qui s’est passé dans notre jury musical montre ce qu’il y avait d’excellent dans cette formation de trois jurys gradués, et combien la garantie des trois épreuves était nécessaire pour paralyser au besoin les influences des facteurs d’instrumens de musique, ressenties en quelque sorte à leur insu par les professeurs et les artistes.
D’autre part, l’administration avait arrêté que le premier jury musical serait composé de huit membres : quatre membres anglais contre-balancés par quatre membres étrangers. L’Angteterre ne s’exposait-elle pas ainsi au reproche de partialité ? n’avait-elle pas l’air de se faire la part du lion ? Pourquoi quatre Anglais, quand il n’y avait dans le même jury qu’un Autrichien, un Zollverein, un Américain et un Français ? L’égalité ne pouvait exister qu’en accordant un nombre égal de représentans à toutes les nations rivales.
Néanmoins la majorité ne se montrant pas très favorable aux intentions du président, pour remédier à ce contre-temps et faire prévaloir les mesures de conciliation et de satisfaction générale dont j’ai parlé tout à l’heure, on eut recours à un moyen qui ne parut pas convenable à tout le monde, et qui fut même l’objet d’une protestation de la part de la commission française déjà constituée, et dont les travaux étaient fort avancés. On fit entrer dans le jury musical deux membres de plus, un pour le Zollverein, bien qu’il ne soit pas de ce pays et qu’il habite l’Angleterre depuis longtemps, et l’autre anglais, toujours sous prétexte de conserver la balance internationale ; ce qui, selon moi, produisait l’effet contraire, puisqu’au lieu de quatre Anglais en face d’un Autrichien, d’un Américain et d’un Français, il y en avait maintenant au moins cinq.
Par l’adjonction de ces deux nouveaux membres du choix de l’autorité supérieure, la majorité se trouva transportée du côté du président. Néanmoins, malgré ces efforts pour faire triompher son parti, l’opinion publique et la conviction intime de la plupart des jurés lui enlevaient chaque jour de sa force.
Il était devenu évident qu’aucune branche de l’industrie n’avait plus de droits à la grande médaille que celle des instrumens de musique. La nouvelle flûte de Boëhm, de Munich ; les inventions d’Erard pour le piano, qui ont opéré une révolution en Angleterre et en France ; sa harpe à double mouvement, chef-d’œuvre comme instrument et comme production mécanique ; les nombreuses inventions de Sax, ses perfectionnemens qui se rattachent à tout un système nouveau d’instrumentation établi par lui pour les instrumens à vent en cuivre et en bois ; les admirables productions d’instrumens à archet par Vuilliaume [sic], son adjonction au quatuor d’une octo-basse de son invention ; l’idée du levier pneumatique, si bien mise en lumière dans le mécanisme de l’orgue, par M. Ducroquet ; tous ces mérites divers, éminens, incontestables, parlaient éloquemment contre le projet avoué de ne point donner de grande médaille aux facteurs d’instrumens de musique, et parlaient si haut, que M. le président, je l’ai déjà dit, fut obligé de changer de tactique. Le désir de ne pas faire de jaloux persistant néanmoins, il fut décidé que puisqu’il fallait absolument donner des grandes médailles, on en serait extrêmement prodigue, ce qui ne pouvait, pensait-on, manquer de satisfaire tout le monde. Comme on procédait par ordre alphabétique, la première proposée fut celle de Boëhm, pour l’application d’un nouveau système de perce et d’un mécanisme très ingénieux de clefs et d’anneaux à la flûte et à plusieurs autres instrumens à vent en bois.
Erard vint ensuite ; il était dans des conditions plus avantageuses encore. L’ancien système de mécanisme pour le piano, dont on avait tant de raisons de se plaindre, a été dépassé de bien loin par le nouvel échappement d’Erard et adopté par Lizt [sic] le premier, par Hummel, Thalberg, Hallé, Léopold de Meyer, Mendelssohn, Dreyschok, Heller, Benedict, Shuloff, Rosenhain, Alkan, Mme Pleyel, Mlle Clauss, en un mot par tous les pianistes de l’Europe et du Nouveau-Monde, qui ne sont pas facteurs de pianos eux-mêmes ou intéressés dans des fabriques de piano de l’ancien système. La médaille d’Erard fut votée à l’unanimité par les dix membres du jury musical, tous présens.
Le lendemain, deux autres grandes médailles pour le piano furent votées également, mais le jury n’était pas au complet. Il y eut même de la part des membres absens opposition à celles proposées pour MM. Collard et Broadwood. Elles passèrent néanmoins dans le jury musical, mais seulement à la majorité. Vinrent ensuite les autres grandes médailles. Celle de Sax fut proposée à l’unanimité ; celle de Vuilliaume également à l’unanimité. Puis, pour ne pas abandonner le parti pris de faire beaucoup d’heureux, sur les six orgues exposées on en proposa quatre pour la grande médaille.
Un pareil système de largesses ne devait pas être sanctionné par les deuxième et troisième jurys. Ceux-ci admirent au contraire en principe que la grande médaille ne serait accordée que dans des cas exceptionnels pour des INVENTIONS ou des DÉCOUVERTES d’une utilité générale dans la branche d’industrie dont elles avaient hâté les progrès, et non pas pour des objets dont le mérite consistait simplement dans l’excellence de leur fabrication. Il y a donc eu trois systèmes tour à tour admis dans les opérations des jurys : dans le premier, on ne devait pas donner de grandes médailles, et l’on nous engageait à tenir peu de compte des inventions ; dans le second, nous devions au contraire accorder les grandes médailles à profusion ; et enfin, dans le troisième, on n’en décernerait qu’aux inventeurs.
Ce dernier système ayant décidément prévalu auprès du jury des groupes (2e jury), la suppression de plusieurs grandes médailles proposées par le 1er jury s’ensuivit. Témoin de cette réduction subite dans le nombre des distinctions de premier ordre, je pris la parole dans l’une des séances de ce 2e jury pour expliquer l’apparente contradiction qui allait se manifester dans mon vote. J’avais voté dans le 1er jury pour les trois grandes médailles données à MM. Erard, Broadwood et Collard ; mais comme le jury des groupes pouvait vouloir supprimer une et peut-être deux de ces médailles, je me voyais à regret obligé de retirer ma voix à MM. Broadwood et Collard, et de la donner à M. Erard seul, le considérant comme seul inventeur.
Aucun nom parmi les facteurs de piano ne se recommande en effet comme celui d’Erard pour cette haute récompense ; car il est incontestable, quel que soit le mérite de production de ses concurrens, qu’ils ont tous plus ou moins imité son système de mécanisme à répétition, sans parler des autres perfectionnemens que cet habile facteur a introduits dans la construction générale de l’instrument pour accroître sa force et améliorer la qualité du son.
Une fois engagés dans cette voie d’élimination sévère, les 2e et 3e jurys la suivirent sans hésiter, et il en résulta ceci : au 2e jury, la médaille de M. Collard fut supprimée ; au 3e, celle de M. Broadwood subit le même sort, et M. Erard demeura seul en possession de la grande médaille pour les inventions et perfectionnemens apportés par lui dans la fabrication du piano. Cette grande médaille, dans les trois épreuves qu’elle a dû subir, a toujours eu l’unanimité. La sanction de l’opinion publique et du suffrage des artistes ne lui ont pas manqué non plus ; tout s’est passé régulièrement. Ce n’est pas la faute des jurés s’il y a eu divergence dans la marche des opérations des trois jurys et s’il en est résulté pour MM. Broadwood et Collard des espérances qui plus tard ont été successivement détruites.
En outre, il faut le dire, la sévérité du jury des groupes et celle plus grande encore du jury des présidens ne porte aucune atteinte à la valeur musicale des produits de ces deux excellens facteurs. On n’a pas cru devoir les placer parmi les inventeurs ; voilà tout.
Quant à la réalisation du paternel projet annoncé dès l’origine des travaux du jury musical, et qui consistait à établir de vive force l’égalité parmi tant de choses inégales, en employant pour cela la méthode si connue du nivellement, franchement elle n’était ni praticable ni digne d’une nation comme l’Angleterre et de la solennité de ce concours universel de toutes les industries. Les hommes graves et savans qui formaient la grande majorité des jurés l’ont bien senti.
Voilà tout ce que je puis dire au sujet des opérations si compliquées des jurys internationaux à l’Exposition universelle de Londres. Il résulte de ce court exposé qu’une certaine indécision s’est manifestée d’abord dans l’esprit de l’administration anglaise, indécision qui, disparaissant ensuite tout d’un coup, a fait place aux intentions les plus droites et à l’impartialité la plus digne.
Des erreurs de détail ont été commises sans doute ; dans un si grand nombre de faits à étudier, de produits à examiner, d’instrumens à entendre, souvent joués par des exécutans qui n’avaient pas eu le temps de se bien familiariser avec leur mécanisme, il n’était guère possible de les éviter, et l’on doit s’étonner qu’elles soient si peu nombreuses. Mais, en somme, je crois sincèrement à la justice des principales décisions prises, en regrettant seulement que la séverité du jury des présidens ne se soit pas exercée sur les distinctions du second ordre, comme elle l’a fait sur celles du premier.
HECTOR BERLIOZ.
(l) M. Antoine Courtois, facteur d’instrumens de cuivre, dont la réclamation me parvient en ce moment, est de ce nombre. Il a obtenu un second prix à l’unanimité, et son nom a été omis cependant sur la liste des exposans récompensés.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2011.
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