[JOURNAL DES DÉBATS, 2 DÉCEMBRE 1850, p. 2]
OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de la Chanteuse voilée,
opéra en un acte, de M. Victor Massé.
Après le succès du Paysan, joli petit acte gai, amusant, spirituel, voici venir un autre succès plus brillant, plus complet, et auquel le musicien a pris une part beaucoup plus grande que celle attribuée ordinairement aux compositeurs dans les œuvres de cette nature. Ce n’est ni un vaudeville, ni une comédie, mais bien un opéra, et la partition de M. Massé est de celles qu’on écoute. Le livret est d’ailleurs disposé avantageusement pour la musique. La scène est en Espagne ; à Madrid, je crois. On s’y occupe beaucoup d’une cantatrice mystérieuse qui vient, couverte d’un voile impénétrable, chanter chaque soir au même carrefour, et recueillir avec les bravos de la foule force maravedis et réaux. Lazarilla, c’est son nom, est devenue l’idole du peuple de Madrid. Dans une maison voisine de la place où elle chante habite le grand peintre Velasquez, sûr de son génie, mais ne possédant ni l’aisance ni la gloire. Il est seulement bien connu des gens de loi chargés de le poursuivre pour dettes. Ses créanciers ne sont point encore parvenus néanmoins à le priver de sa liberté. Chaque fois que Velasquez s’est trouvé sur le seuil de la prison, un ami généreux, sans se faire connaître, a acquitté sa dette. Il soupçonne son voisin Perdican de ce beau dévouement, et, bien loin qu’il en soit capable, Perdican, récemment investi de la charge d’alguazil, vient, par pure amitié, dit-il, et pour mettre dans cet acte plus de délicatesse que n’en eussent mis ses confrères, d’accepter la mission d’arrêter Velasquez. Panolita, jeune servante de Velasquez, en apprenant de l’alguazil le nouvel embarras d’argent où se trouve son maître, remet à Perdican, en lui recommandant le secret, le montant de la somme due ; la pauvre fille a d’autant plus de mérite à cette bonne action, qu’elle est l’objet de l’aversion de son maître, aversion qu’il lui prouve à chaque instant par l’injustice de ses reproches, et par des paroles d’une extrême dureté. Perdican, touché de ce beau trait, propose à Panolita de devenir sa femme, et celle-ci, troublée par une offre si inattendue, répond qu’elle l’acceptera si son maître y consent. Voici venir le peintre ; Perdican n’a garde d’attendre pour lui demander son assentiment. Velasquez, encore plus troublé que la jeune fille à cette proposition de l’alguazil, la déclare néanmoins acceptable, et, d’un air contraint, fait son compliment à Panolita. Mais pourquoi tenir plus longtemps au lecteur la dragée haute ? Toutes ces fureurs, cette brusquerie, cette cruelle injustice, cette aversion de Velasquez pour Panolita ne sont, pour employer l’expression d’un grand poëte, que de l’amour vicié. Velasquez aime Panolita, il en est fou. La nuit précédente, n’y tenant plus, il a osé s’introduire dans le chaste réduit de la jeune fille pour contempler son calme et doux sommeil. Bien qu’il se soit promptement dérobé par la fuite à ce dangereux spectacle, l’ombre de Velasquez a été aperçue d’une voisine, et voilà Panolita déshonorée. Le bruit de l’apparition d’un homme dans sa chambre, au milieu de la nuit, parvient jusqu’à Perdican, qui s’empresse de faire grand bruit et de déclarer qu’il n’épousera point une personne de mœurs aussi… légères. Velasquez, à ces mots, de sauter à la gorge de l’alguazil, en déclarant que c’est lui, lui Velasquez, qui, la nuit dernière, rentrant par une porte dérobée qui donne sur la place, porte dont seul il a la clef, s’est vu forcé, pour arriver à son appartement, de traverser la chambre de la jeune fille. Panolita remercie son maître avec effusion, et, au milieu de ses larmes, mettant la main à sa poche pour en tirer son mouchoir, elle en fait tomber une clef que Velasquez stupéfait reconnaît pour être un double de celle qui ouvre la porte dérobée. Alors le soupçon vient assaillir le peintre à son tour. Panolita a un amant, elle le reçoit chez elle ; c’est lui sans doute que la voisine a aperçu. Son désespoir est tel, qu’il laisse voir à tous son fol amour pour Panolita. Mais celle-ci a disparu. Déjà le bruit des acclamations du peuple sur la place voisine annonce que la chanteuse voilée est à son poste. Séduit par l’or d’un noble Castillan épris de cette beauté mystérieuse, l’alguazil Perdican s’est engagé à enlever celle-ci de vive force. Le rapt est consommé ; pour échapper plus vite à la poursuite du peuple indigné, l’alguazil s’avise de venir cacher sa proie dans la maison de Velasquez. Celui-ci le lui permet et indique pour asile à la femme voilée la chambre même de Panolita. La populace accourt furieuse criant : « Lazarilla ! qu’on nous rende Lazarilla ! Elle est cachée ici ! » Et chacun d’explorer la maison en tous sens, d’entrer même dans la chambre de la servante de Velasquez sans y rien trouver. Nouveau cri au dehors. Lazarilla libre est conduite en triomphe par la foule. La voilà dans l’atelier du peintre. On lui demande de chanter. Elle y consent. L’auditoire, en proie à un Lindisme anticipé, se livre aux transports les plus américains, et la pluie de réaux recommence. Grande honte du malheureux peintre quand vient son tour de déposer son offrande dans la bourse de la chanteuse : la sienne est vide. Mais Lazarilla le tire habilement d’embarras en lui demandant une faveur plus précieuse que tout l’or qu’il eût pu lui donner : « Faites mon portrait, lui dit-elle. — Oui ! oui ! s’écrie la foule, son portrait ! nous verrons donc enfin son visage ! » On apporte le chevalet du peintre ; la chanteuse se pose en face de lui, lève son voile, et chacun reconnaît la tendre et dévouée Panolita. Tout s’explique alors : Velasquez tombe aux genoux de sa servante, et lui demande son pardon, et sa main.
Le compositeur n’avait dans cette pièce à faire chanter que trois personnages, et une seule fois le chœur. Il a su tirer un excellent parti des ressources mises à sa disposition, et, presque d’un bout à l’autre, sa partition se fait remarquer par la distinction du style et des tendances expressives qu’on ne saurait assez louer dans notre temps de macairisme musical. M. Victor Massé n’a pas, comme quelques uns, avoué son ambition d’écrire des platitudes, et de se renfermer dans le style trivial, pour plaire aux épiciers souverains. Il s’est borné à rechercher le suffrage des gens de goût, qu’il a obtenu de prime-abord, sans compter celui de ce public vague qui n’a aucune espèce de goût, bon ou mauvais, et qui applaudit même les œuvres délicates et fines, quand elles ne sortent pas du cercle des sentimens et des idées à lui connus.
M. Victor Massé a, si je ne me trompe, remporté à l’Institut le grand prix de composition. Ceci est une assez mauvaise recommandation auprès du public sérieux et des directeurs de théâtres. Il est allé à Rome, il y a demeuré deux ans ; autre malheur ! il a inséré une foule de romances, de barcarolles, de ballades, de polkas, de rédowas, dans maint album rose, bleu, satiné, doré et enluminé, publié la veille du premier jour de l’an ; malheur plus grand encore ! Mais en dépit de tant de préventions qui, je le dis sérieusement, existaient contre lui, il a su prouver bien vite qu’il ne fallait pas le confondre avec les fabricans de musique à la cassonade, et encore moins avec ces fruits secs du Conservatoire qui tourmentent les directeurs des théâtres lyriques, jusqu’au moment où ils sont forcés de reconnaître l’impérieuse et vraie vocation dont la nature les a doués pour être commis-voyageurs ou marchands de vin.
Il y a encore par-ci par là dans le style de M. Massé quelques restes des habitudes musicales des faiseurs ambitieux dont je parlais tout à l’heure. On se ressent toujours plus ou moins du milieu dans lequel on a commencé à vivre. On ne fréquente pas impunément l’auberge des Adrets. Mais cette observation ne porte que sur des détails d’une importance secondaire. Dans son ensemble, la partition du débutant est écrite avec soin, toutes les convenances y sont observées. La mélodie, sans être toujours bien neuve, en a semblé élégante ; l’harmonie en est riche et n’est point entachée de recherches grimacières ; son orchestre est vif, alerte, coloré ; et enfin, je l’ai déjà dit, M. Massé n’a point l’ambition d’être plat, au contraire ; son respect pour l’accentuation juste et l’expression vraie se manifeste d’ailleurs par des tournures de chant souvent émouvantes et pleines de grâce.
L’ouverture du nouvel opéra gagnerait à être un peu moins développée. Le solo de cornet qu’on a applaudi dans l’andante n’est pas, je crois, d’une mélodie assez originale pour concentrer aussi longtemps l’attention sur lui. Il est en outre écrit un peu bas pour l’instrument. Le premier duo de Perdican et Panolita est piquant. Il y a beaucoup de charme mélodique et de passion dans l’air de Velasquez ; et, bien que le caractère comique de l’alguazil Perdican soit fidèlement reproduit dans la partition, je dois dire que la physionomie des deux autres rôles est plus marquée encore et mieux saisie par le compositeur. Le dernier morceau chanté par Panolita dévoilée a pour thème une des plus jolies phrases et des plus tendrement agitées que nous ayons entendues depuis longtemps.
Les trois rôles sont bien rendus par Mlle Lefebvre, Audran et Bussine. Mlle Lefebvre s’est jouée avec un talent remarquable des difficultés de vocalisation que l’auteur a accumulées à plaisir dans la scène finale. Voilà un opéra bien fait, bien exécuté, qui marche et qui vivra. J’ai pu encore, le même soir, entendre, au Théâtre-Italien, le dernier acte de la Figlia del Reggimento. Mme Sontag déploie, dans ce rôle, un talent et un esprit merveilleux. Il faut voir sa charmante gaucherie, sa brusquerie gracieuse, et entendre les incroyables folâtreries de chant auxquelles elle se livre dans la scène de la leçon de musique, pour concevoir l’embarras des gens qui ne savent à laquelle des deux, de l’actrice ou de la cantatrice, donner la palme. Aussi quelles acclamations ! quel enthousiasme ! La salle Ventadour ne ressemble plus à ce qu’elle était il y a peu de jours encore. Voilà le public qui s’enflamme enfin.
Calzolari était souffrant. Il est difficile que le répertoire italien repose longtemps exclusivement sur ce ténor gracieux, mais d’une complexion délicate. Ah ! si un jeune et noble compositeur que j’ai parfois l’honneur de rencontrer à Paris, au lieu d’être ministre plénipotentiaire d’un prince de la maison d’Autriche, pouvait devenir une victime de la tyrannie, un réfugié politique sans sou ni maille, un véritable homme du progrès, quel premier ténor nous aurions ! Quand on possède une voix comme la sienne, quand on chante comme lui, il n’y a pas de considérations qui dussent tenir contre les nécessités de l’art ; on devrait être forcé de les subir !
Si, ce qu’à Dieu ne plaise ! cet aimable et brillant diplomate venait maintenant à mourir, il pourrait dire à sa dernière heure comme le ténor-empereur Néron : Qualis artifex pereo ! et l’expression de ce regret suprême demeurerait inexpliquée à la grande masse du public.
Savez-vous jusqu’où s’étendent à cette heure les infiltrations de la musique ? Je vous le donne en trois mille à deviner… jusqu’au Théâtre-Français. Oui, ce sanctuaire si longtemps consacré aux chœurs d’apothicaires et aux symphonies de matassins, où l’on avait si religieusement conservé les traditions de l’orchestre de Lulli, vient de céder à son tour aux efforts de la corruption du siècle. Un orchestre moderne tout entier vient d’y avoir accès, et cet orchestre est dirigé par Jacques Offenbach ! Et il exécute de très intéressans fragmens de symphonies composées ou arrangées par son habile chef. Et le public les écoute avec un plaisir toujours croissant. C’est un signe… Les temps sont proches… Que va devenir la puissance des alexandrins ?…
Je dois maintenant, en finissant, signaler à l’attention des amateurs plusieurs productions remarquables et gracieuses qui viennent d’éclore pour le plus grand éclat du répertoire des salons.
Ce sont 1° un grand quatuor pour piano, violon, alto et basse, œuvre sévère et d’un tissu aussi riche que serré, de M. Lee, le frère des deux artistes éminens qui professent, l’un le violoncelle, l’autre le piano, à Paris. Cette œuvre est de celles qui posent un compositeur du premier coup. L’adagio de ce quatuor produit surtout un bel effet et sans fatigue pour l’auditeur même le plus frivole, malgré les vastes développemens que l’auteur a donnés à sa pensée.
2° un recueil de très mélodieuses études pour le violoncelle, par le virtuose à la mode, Séligmann.
3° Une calabraise et une ballade pour piano seul, par le savant pianiste compositeur Rosenhain. Ces deux morceaux, outre leur charme musical, ont l’avantage d’être d’une exécutiou facile….. pour ceux des pianistes qui savent jouer du piano.
4° Le dernier cahier des vocalises de Banderali, œuvre posthume indispensable à l’achèvement des études des nombreux élèves de cet habile maître trop tôt enlevé à l’art du chant.
Et enfin, — on va dire que je fais la cour aux musiciens-ambassadeurs, mais qu’importe ! — 5° un recueil d’airs et de chansonnettes pour soprano ou ténor, avec paroles italiennes et allemandes, dédié à la reine de Prusse, par le comte de Westmoreland, ministre d’Angleterre à Vienne. Il y a là dedans, entre autres charmantes choses, un chant (Vola al deserto) inspiré par un passage du poëme de Moore, Lalla Rookh, que j’entendrais une heure durant sans m’en lasser. Encore un artifex.
A bientôt l’Enfant prodigue, dont on raconte des prodiges. En attendant, l’Opéra fait des recettes avec les Huguenots où Mme Viardot et Roger font assaut de talent et de verve.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2011.
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