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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 25 SEPTEMBRE 1850 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Rentrée de Mme Ugalde.Arrivée de Jenny Lind à New-York. — Mort de Mme Saint-Aubin. — Reprise de l’Amant jaloux.

    L’Opéra-Comique est un exemple curieux de la persistance avec laquelle la fortune s’attache parfois à ses favoris. Tout continue à lui réussir. Pas une des productions par lui présentées au public qui ne soit bien accueillie. Ouvrages anciens, ouvrages modernes, opéras médiocres, détestables, excellens même, obtiennent un égal succès. C’est là aussi malheureusement ce qui, au point de vue de l’art, ôte beaucoup de son importance à l’incessante et active production de l’Opéra-Comique. Il gagne de l’argent, il en fait gagner aux auteurs ; mais ceux-ci doivent être peu flattés de réussir dans un théâtre où personne n’échoue, et le mouvement musical de Paris ne reçoit aucune impulsion en avant ni en arrière, par le fait des compositeurs qui écrivent pour lui. Il en est de même des chanteurs et des acteurs ; pour eux plus de succès réels possibles. A force de se faire redemander tous après la plupart des représentations, l’ovation est devenue si banale qu’elle a perdu toute sa valeur. Qu’importe d’être roi dans un pays où il n’y a pas d’aveugles, mais où chacun est roi ?… En voyant les résultats de ce système d’enthousiasme à jet continu, je commence à douter de la vérité du proverbe retourné : « L’excès en tout est une qualité. » Non, décidément, ce pourrait bien être un défaut, au contraire, et même un vice des plus repoussans. Dans le doute on ne s’abstiendra pas ; tant mieux ! C’est le moyen d’arriver tôt ou tard à quelque résultat curieux, à quelque phénomène imprévu, à quelque découverte merveilleuse, et l’expérience vaut bien qu’on la poursuive jusqu’au bout. Mais nous aurons beau faire en Europe, nous serons toujours distancés par les enthousiastes du Nouveau-Monde. Déjà ce que nous avions prévu pour l’accueil dont Jenny Lind était menacée à New-York se réalise. Au débarquement de la déesse, la foule s’est précipitée sur ses pas avec un tel emportement qu’un nombre immense de personnes ont été écrasées. Les survivans suffisaient pourtant encore pour empêcher ses chevaux d’avancer ; et c’est alors qu’en voyant son cocher lever le bras pour écarter à coups de fouet ces indiscrets enthousiastes, Jenny Lind a dit ces mots sublimes qu’on répète maintenant depuis le Haut-Canada jusqu’au Mexique, et qui font venir les larmes aux yeux de tous ceux qui les entendent citer : « Ne frappez pas, ne frappez pas ! ce sont mes amis ; ils sont venus me voir. » On ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans cette phrase mémorable, de l’élan de cœur qui en a suggéré la pensée, ou du génie qui a revêtu cette pensée d’une forme si belle et si poétique. Aussi des hourras frénétiques l’ont-ils accueillie. Le directeur de la ligne transatlantique, M. Collini, attendait Jenny au débarcadère, armé d’un immense bouquet. Un arc de triomphe en verdure s’élevait au milieu du quai, surmonté d’un aigle empaillé qui semblait, dit un journal, l’attendre pour lui souhaiter la bienvenue. Le rossignol suédois n’aura-t-il pas été un peu effarouché en se voyant en présence d’un tel hôte, dont les oiseaux chanteurs ne sont guère accoutumés à recevoir des politesses ? Heureusement le roi des airs était, nous venons de le dire, mort et empaillé. A minuit, l’orchestre de la Société philharmonique est venu donner Jenny une sérénade, et pendant deux heures l’illustre cantatrice a été obligée de rester elle-même à sa fenêtre, malgré la fraîcheur de la nuit. Mais, a dit un facétieux joueur de clarinette, le rossignol, ce chantre nocturne, ne craint pas le serein. Le lendemain, M. Barnum, l’habile oiseleur qui a su mettre en cage pour quelques mois the swedish nightingale, a conduit Jenny au Museum, où elle s’est encore une fois rencontrée bec à bec avec son aigle empaillé. Il (M. Barnum) lui a fait voir toutes les curiosités de la ville, sans oublier un cacatoës, ni un orang-outang, et plaçant enfin un miroir devant les yeux de la déesse : « Voici, Madame, a-t-il dit avec une galanterie exquise, ce que nous avons ici en ce moment de plus rare et de plus ravissant à vous montrer ! » A sa sortie du Museum, un chœur de jeunes et belles filles vêtues de blanc s’est avancé au-devant de l’immortelle et lui a fait un virginal cortége, chantant des hymnes et semant des fleurs sur ses pas. Plus loin une scène frappante et d’un genre neuf attendait la céleste promeneuse : les dauphins, les baleines, qui depuis plus de huit cents lieues (d’autres disent neuf cents) avaient pris part au triomphe de cette Galathée nouvelle et suivi son navire en lançant par leurs évents des gerbes d’eau de senteur, s’agitaient convulsivement dans le port, en proie au désespoir de ne pouvoir l’accompagner encore à terre ; des veaux marins, versant de grosses larmes, se livraient aux plus lamentables gémissemens. Puis on a vu (spectacle plus doux pour son cœur) des mouettes, des frégates, des fous de mer, sauvages oiseaux qui habitent les vastes solitudes de l’Océan, plus heureux, voltiger sans crainte autour de l’adorable, se poser sur ses épaules pures, planer au-dessus de sa tête olympienne, tenant dans leur bec des perles d’une grosseur monstrueuse, qu’ils lui offraient de la plus gracieuse façon, avec un doux roucoulement. Les canons tonnaient, les cloches chantaient Hosanna ! et de magnifiques éclats de tonnerre faisaient, par intervalles, retentir un ciel sans nuages dans sa radieuse immensité.

    Tout cela peut paraître incroyable à nous autres vieux Européens usés, blasés, sans flamme et sans amour de l’art. C’est pourtant d’une réalité aussi absolue, aussi incontestable, que les prodiges opérés jadis par Amphion et par Orphée.

    M. Barnum, toutefois, ne trouvant pas suffisant cet élan spontané des créatures du ciel, de la terre et des eaux, et voulant, par un peu d’innocent charlatanisme, lui donner plus d’énergie encore, avait prétendu appliquer le mode d’excitement dont j’indiquais dernièrement les avantages, et qu’on pourrait, n’était le vulgarisme de l’expression, appeler la claque à mort. Ce grand excitateur, informé de la misère profonde où se trouvent plusieurs familles de New-York, s’était proposé de leur venir en aide généreusement, désireux de rattacher à la date de l’arrivée de Jenny Lind le souvenir de bienfaits dignes d’être cités. Il avait donc pris à part les chefs de ces familles malheureuses en leur tenant à peu près ce langage : « Quand on a tout perdu et qu’on n’a plus d’espoir, la vie est un opprobre et vous savez ce qu’il reste à faire. Eh bien ! je viens vous fournir l’occasion de le faire d’une façon utile à vos pauvres enfans, à vos épouses infortunées qui vous devront une reconnaissance éternelle. Elle est arrivée !!! — Elle ??? — Oui, elle, elle-même ! En conséquence, j’assure à vos héritiers deux mille dollars qui leur seront religieusement comptés le jour même où l’action que vous méditez aura été accomplie, mais accomplie de la façon que je vais vous indiquer. C’est un hommage délicat qu’il s’agit de lui rendre. Nous y parviendrons aisément si vous me secondez. Ecoutez. Quelques uns d’entre vous auront seulement à monter au dernier étage des maisons voisines de la salle des concerts, pour de là se précipiter sur le pavé quand elle passera, en criant : Vive Lind ! D’autres se jetteront, mais sans mouvemens désordonnés, sans cris, avec gravité, avec grâce s’il est possible, sous les pieds de ses chevaux ou sous les roues de sa voiture ; le reste sera admis gratuitement dans la salle même : ceux-ci devront entendre une partie du concert. — Ils l’entendront ?? — Ils l’entendront. A la fin de la seconde cavatine chantée par elle, ils déclareront hautement qu’après de telles jouissances, il ne leur est plus possible de supporter un reste d’existence prosaïque ; puis, avec les poignards que voici, ils se perceront le cœur. Pas de pistolet ; cet instrument n’a rien de noble, et son bruit d’ailleurs pourrait lui être désagréable. » Le marché était conclu, et ses conditions, sans aucun doute, eussent été remplies honnêtement par les parties, si la police américaine, police tracassière et inintelligente s’il en est, ne fût intervenue pour s’y opposer. Ce qui prouve bien que, même chez les peuples artistes, il y a toujours un certain nombre d’esprits étroits, de cœurs froids, d’hommes grossiers, et, tranchons le mot, d’envieux. C’est ainsi que le système de la claque à mort n’a pu être mis en pratique, et que bon nombre de pauvres gens ont été privés d’un nouveau moyen de gagner leur vie.

    Ce n’est pas tout ; on croyait généralement à New-York (pouvait-on en douter, en effet) que le jour de son débarquement, un Te deam laudamus serait chanté dans les églises catholiques de la ville. Mais après s’être longuement consultés, les desservans de diverses paroisses sont tombés d’accord qu’une semblable démonstration était peu compatible avec la dignité du culte, qualifiant même la petite variante introduite dans le texte sacré de blasphématoire et d’impie. Voilà qui est réellement incroyable ! Et rien n’est plus certain, et, à l’heure qu’il est, pas un Te deam n’a encore été entonné dans les églises de l’Union. Je livre ce fait à l’opinion publique, sans commentaires, dans sa brutale simplicité.

    Autre tort grave dont l’administration des travaux publics de cet étrange pays demeure responsable. Les journaux nous ont souvent entretenus de l’immense chemin de fer entrepris pour établir, au travers du continent américain, une communication directe entre l’océan Atlantique et la Californie. Nous autres, gens simples d’Europe, supposions qu’il s’agissait uniquement de faciliter par là le voyage des explorateurs du nouvel Eldorado. Erreur. Le but était au contraire plus artiste encore que philanthropique et commercial. Ce millier de lieues de voie ferrée fut voté par les Etats afin de permettre aux pionniers errans parmi les Montagnes Rocheuses et sur les bords du Sacramento de venir entendre Jenny Lind, sans employer trop de leur temps à ce pèlerinage indispensable. Et voilà que les travaux, loin d’être finis, sont à peine commencés. Cette conduite du gouvernement américain est inqualifiable, et l’on conçoit qu’elle, si humaine et si bonne, puisse s’en plaindre amèrement. Il en résulte que ces pauvres chercheurs d’or de tout âge et de tout sexe, déjà épuisés par leur rude labeur, sont obligés maintenant de faire à pied, à dos de mulet, comme ils peuvent, et avec des souffrances inouïes, cette longue et dangereuse traversée continentale. Les placers sont abandonnés, les fouilles restent béantes, les constructions de San-Francisco inachevées, pendent opera interrupta, et Dieu sait maintenant quand les travaux pourront être repris. Ceci peut amener dans le commerce du monde entier les plus terribles perturbations. Mais, quoi qu’il m’en coûte, laissons ce beau sujet ; on pourrait m’accuser de rédiger ici une réclame pour M. Barnum, quand, dans la simplicité de mon cœur, je me borne à traduire en prose telle quelle les poétiques rumeurs que nous envoie la trop heureuse Amérique.

    Nous avons à enregistrer pour le compte de Paris le triomphe d’un rossignol français qu’on avait cru perdu et que voici revenu avec une voix plus agile, plus éclatante et plus infatigable que jamais. Ce triomphe, pourtant, je rougis de l’avouer, conçu et exécuté dans les proportions mesquines dont l’ancien monde a conservé la tradition, ressemble à celui dont nous venons de citer les moindres merveilles, comme la rivière de Bièvre ressemble au Mississipi.

    Mme Ugalde (il est presque inutile de la nommer), après un voyage dans le Midi, dont chacun peut aujourd’hui apprécier l’heureuse influence, vient de reparaître à l’Opéra-Comique dans le rôle d’Elisabeth du Songe d’une nuit d’été, qui lui fut destiné dans l’origine. Je ne sais si la crainte qu’on avait eue de perdre cette incomparable virtuose, en donnant plus d’intensité à la joie de la ressaisir, est pour quelque chose dans cette impression, mais il nous a semblé que son talent avait encore gagné en variété, en gracieuse hardiesse, en verve bien réglée, en finesse, en charme et en éclat. Je ne dirai pas de Mme Ugalde : Elle chante comme l’oiseau chante ; cette comparaison m’a toujours paru peu juste et peu flatteuse pour une cantatrice, mais je dirai : Elle chante comme l’oiseau vole. Elle porte sa voix où elle veut, et comme elle veut, elle joue avec les notes les plus difficiles à atteindre ; bien que cette voix ne soit pas d’une grande force, son timbre mordant, et l’art avec lequel elle est toujours émise, lui permettent de dominer et l’orchestre et les autres voix qui l’entourent quand la cantatrice le juge nécessaire. Cette domination lui semble-t-elle inutile au contraire, elle laisse ses notes se fondre dans l’ensemble, auquel elle prend part alors avec moins d’ardeur, mais sans la nonchalance irritante de certaines cantatrices économes, et avec ce charmant abandon des hirondelles qui volent encore, tout en se laissant emporter par l’orage.

    Mme Ugalde est en outre une comédienne distinguée, et l’on retrouve dans son jeu et dans sa manière de dire le dialogue les mêmes qualités que nous venons de reconnaître dans son chant. Nous regrettons d’avoir à employer le grotesque vocabulaire des réclames et de dire, comme si ce n’était pas vrai : Mme Ugalde a obtenu à sa rentrée un succès immense. Pendant près de cinq minutes les applaudissemens l’ont empêchée de commencer. Il est résulté de ce chaleureux accueil un trouble et une émotion pour la cantatrice dont elle a eu d’abord quelque peine à se remettre ; mais sa verve grandissant au second et au troisième acte, elle est bientôt arrivée à cette éblouissante vocalisation qui étonne autant qu’elle charme, qu’on pourrait appeler le chant pyrotechnique et dont très peu de cantatrices ont possédé le secret. Enfin dans le chant simple Mme Ugalde a également bien réussi. Il n’est pas possible de mieux chanter, dans le sens le plus étendu du mot, l’air : C’est un rêve, l’une des idées les plus fraîches et les plus souriantes de M. Thomas. La voilà sauvée, nous l’avons reconquise. La leçon profitera-t-elle au directeur et aux auteurs, qui ont failli amener la retraite prématurée de cette jeune femme en la fatiguant outre mesure ? Il faut l’espérer. Alors on se gardera de lui faire des rôles contenant douze ou quinze morceaux de musique ; on évitera de lui faire chanter beaucoup de concertos de flûte, on ne l’obligera pas à donner plus de deux fois dans une soirée le contre-mi aigu, et elle n’aura jamais rien a démêler avec les trombones et la grosse caisse.

    Il n’y a plus rien à dire ni à désirer dans l’exécution de Mme Ugalde pour le genre qu’elle a adopté. Pourquoi maintenant ne s’essaierait-elle pas dans un opéra non comique de l’ancien répertoire, où il n’y aurait à déployer qu’une méthode de chant simple, de la grâce, du sentiment et même de la passion ? Je ne suis point du tout de ceux qui, forcés de reconnaître la supériorité d’un artiste dans une spécialité, se consolent en lui refusant, sans preuve, toute aptitude à un genre différent. Et cette occasion de montrer qu’elle est capable de faire vibrer aussi les cordes de la tendresse et de la mélancolie, Mme Ugalde, ce me semble, devrait être désireuse de la faire naître. Pourquoi, par exemple, ne pas remonter pour elle ce délicieux rôle de Nina, l’une des choses les plus touchantes qui existent au théâtre, qui restera comme le chef-d’œuvre de Daleyrac, et qui fit pendant tant d’années la gloire de deux actrices célèbres, Mme Dugazon et Mme Saint-Aubin ? Cette reprise n’est ni dispendieuse ni fatigante ; et voir Mme Ugalde jouer le rôle de la folle par amour, lui entendre chanter l’immortelle romance : Quand le bien-aimé reviendra, serait, nous en sommes convaincus, un attrait puissant pour le public de l’Opéra-Comique.

    Je viens de nommer Mme Saint-Aubin. Elle était restée la dernière de ces femmes spirituelles et gracieuses qui firent pendant plus d’un demi-siècle la gloire du théâtre Feydeau. Il est assez singulier que Mme Saint-Aubin ait porté d’abord le nom d’une cantatrice allemande qui vit encore. Elle se nommait Charlotte Schrœder ; elle naquit à Paris en 1764 ; sa quatre-vingt-septième année venait en conséquence de sonner quand elle est morte. Après avoir parcouru les provinces de France sous le nom de Mme Frédéric, elle s’arrêta à Lyon où elle épousa un acteur du nom de Saint-Aubin. La célèbre Saint-Huberti en passant à Lyon l’entendit et lui trouva tant de gentillesse qu’elle sollicita et obtint pour sa protégée un ordre de début à l’Opéra de Paris. Mme Saint-Aubin y parut dans le rôle de Colinette à la cour. Elle y obtint du succès. Toutefois la débutante s’aperçut bien vite qu’elle se trouvait là fort dépaysée et que sa voix ne suffisait point pour une scène aussi vaste. La Comédie-Italienne, transformée plus tard en théâtre Feydeau et, en dernier lieu, en Opéra-Comique, se hâta de lui ouvrir ses portes, et ce fut sur cette scène, plus en rapport avec la nature de son talent, que Mme Saint-Aubin joua avec un bonheur si constant les rôles de Marine dans la Colonie, opéra traduit de l’italien, dont la musique est de Sacchini, de Denise dans l’Epreuve villageoise, de Colombine dans le Tableau parlant, de Chloé dans le Jugement de Midas, d’Agathe dans l’Ami de la maison, d’Euphrosine dans Euphrosine et Coradin, les rôles principaux du Prisonnier, de Ma Tante Aurore, d’Aline, et enfin celui de Nina. Les biographes ne citent point ce personnage parmi ceux de son répertoire, mais je tiens de Mme Saint-Aubin elle-même qu’après Mme Dugazon elle l’avait adopté et joué ensuite sans partage pendant fort longtemps.

    Que de richesses restent enfouies dans cette collection des œuvres de nos anciens maîtres, et qu’on devrait bien, ne fût-ce que trois ou quatre fois par an, nous donner la joie de les revoir ! J’ai parlé de Nina tout à l’heure, mais l’Euphrosine de Méhul est un chef-d’œuvre pour tous les temps, pour tous les lieux où l’on respectera l’art et le bon sens, où l’on éprouvera quelque sympathie pour les sentimens vrais simplement rendus, pour la passion ardente ardemment exprimée, où l’on saura distinguer l’invention de l’imitation servile, la science clairvoyante d’un fétichisme scolastique aveugle et obstiné, la sobriété dans l’emploi des diverses ressources de l’art d’une pauvreté honteuse et systématique. La partition d’Euphrosine est de celles qu’un théâtre subventionné surtout ne devrait jamais laisser sortir de son répertoire et qu’il ne saurait y maintenir avec trop de soin. Le succès de l’Amant jaloux, partition de Grétry, vient de témoigner encore du bonheur que trouve le public à ces résurrections des œuvres qui ne sont pas mortes. Je déclare pour ma part en être ravi. Et n’allez pas croire que je fasse ici de la bonhomie à la façon de La Fontaine ; cela ne signifie point que

Si Peau-d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.

    En général, j’aime fort peu les contes d’enfans en musique ; mais dans les compositions des maîtres de l’ancienne école, j’aime ce sentiment musical plein de naturel qu’on n’y saurait méconnaître, ce respect presque constant pour l’expression, cette liaison intime de la musique et du drame, cette accentuation vraie des paroles, cette prosodie presque toujours irréprochable, ces caractères souvent à peine indiqués par l’auteur de la pièce, et si bien compris, si ingénieusement développés par le musicien. J’adore ces intentions dramatiques semées avec esprit dans l’orchestre, cette diversité dans les méthodes d’instrumentation, qui fait que l’orchestre de Grétry ne ressemble point à celui de Méhul, pas plus que l’orchestre de Cherubini à celui de Boïeldieu, ou celui de Lesueur à celui de Gluck. Enfin, pour résumer la comparaison, et sans vouloir adresser un mauvais compliment à d’excellentes productions contemporaines, j’aime encore les anciens, indépendamment de leurs bonnes qualités et malgré leurs défauts, parce qu’ils ne ressemblent point aux modernes, parce qu’ils sont nouveaux. J’éprouve, à l’audition des bons ouvrages de la vieille école, cette sensation dont on jouit si délicieusement en été quand, après avoir marché longuement dans la poussière et sous un soleil dévorant, on entre tout à coup dans un lieu obscur, mais frais et aéré. On respire alors avec ivresse, les poumons s’épanouissent, la fatigue disparaît et la pensée même, qui semblait éteinte, revit.

    Mais les formules, dira-t-on, qui donnent au style du temps passé cet air caduc si antipathique aux auditeurs du temps présent ?… Eh ! mon Dieu, répondrai-je, bien que les formules de tous les temps me semblent odieuses, je vous avouerai que celles de notre époque, reparaissant constamment, presque partout, du haut en bas du style musical, m’obsèdent bien plus encore que celles de nos aïeux dont nous sommes aujourd’hui déshabitués. C’est la persistance avec laquelle elles se reproduisent qui rend les formules si insupportables ; celles qu’on subit le plus rarement ou qu’on n’a pas subies depuis fort longtemps sont donc tout naturellement celles qu’on exècre le moins. D’ailleurs si, comme je m’empresse de le reconnaître, quelques uns de nos grands maîtres vivans n’ont pas de formules ou s’efforcent de les éviter, n’oublions pas que certains d’entre ceux du siècle passé furent dans le même cas. Mozart, dans les œuvres de la maturité de son génie, en avait, il est vrai, encore quelques unes qu’il affectionnait, mais très peu ; Gluck n’en eut pas. Je m’abstiens de nommer tant de maestri italiens qui composèrent pour le théâtre, les œuvres de ceux-là sont toutes piquées de formules ; mais en cherchant parmi ceux qui écrivirent dans un style moins lâché, si nous trouvons l’abbé Clari, dont les délicieux madrigaux à deux et à trois voix sont encore rongés par une seule et même formule, chenille mélodique qui s’attache obstinément à chacune de ses cadences, nous pouvons lui opposer l’auteur des psaumes, Marcello, dont le style est à peu près net.

    Pour en revenir à l’Amant jaloux, Grétry sans doute se laissa malheureusement gagner par ce défaut, propre surtout aux écrivains qui produisent vite et beaucoup ; il employa souvent les formules de son temps, c’est évident ; remarquons seulement qu’elles deviennent de plus en plus rares au fur et à mesure que son inspiration s’élève, et que ses bons ouvrages en contiennent beaucoup moins que ses productions médiocres. On prend souvent pour des formules anciennes ce qui n’est qu’une forme plate et vulgaire de tous les temps, en attribuant à l’influence d’une époque déjà loin de nous les défauts qui furent personnels à l’auteur que nous critiquons. On appelle ainsi vieux tout ce qui est détestable, sans songer que ce fut détestable pour nos pères comme ce l’est pour nous, et que certains ouvrages que nous trouvons décrépits étaient vieux en naissant. En outre, et pour en finir avec cette dissertation, beaucoup de gens affectent le dédain et la raillerie à l’égard de bien des compositions excellentes, exquises même de tout point, quand ils savent que ces œuvres ne sont pas modernes. Cela donne un air connaisseur, on se pose ainsi en aristarque délicat, on semble familier avec tous les styles et parfaitement incapable de confondre ceux des diverses époques de l’art. J’avoue m’être trouvé souvent bien ridicule en présence de ces beaux esprits qui déclaraient misérables, grotesques, niaises, vieilles enfin des choses dont je venais d’être ému jusqu’aux larmes, et que j’aimais et admirais de toutes les forces de mon cœur. Heureusement l’occasion ne tardait guère à se présenter où, en les entendant louer outre mesure quelque platitude moderne, je pouvais prendre ma revanche et répondre, quand on me demandait mon avis : Je trouve cette chose honteuse, fausse, plate, vulgaire, usée, gâtée, moisie, de mauvais goût, de mauvais ton, de mauvaise compagnie, dangereuse même d’une certaine façon :

Et je ne voudrais pas la mettre au cabinet.

Quoi qu’il en soit, l’Amant jaloux, de Grétry, opéra représenté pour la première fois à Paris le 23 décembre 1778, vient d’être repris à l’Opéra-Comique la semaine dernière avec un succès réel. Les charmantes qualités de la plupart des morceaux de cet ouvrage ont été généralement goûtées et senties par l’auditoire, et l’on a applaudi aux bons endroits. Il faut citer le premier air de la soubrette, celui de Lopez, le trio des trois femmes et le quatuor, c’est-à-dire tout le premier acte. Au second, on trouve un grand air de bravoure, ridicule comme tous les airs de bravoure, que Grétry écrivit par complaisance pour une jeune actrice dont il fallait absolument faire briller le talent de vocalisation. C’est une déplorable complaisance semblable qui fit descendre Mozart jusqu’à écrire les airs de la reine de la nuit dans la Flûte enchantée, et certain passage d’un air de donna Anna dans Don Juan, et quelques autres.

    Mais l’auteur rentre bien vite dans le drame et le bon style par le curieux et piquant duo des fumeurs « La gloire vous appelle, » qui n’égale pourtant pas, je le crois, le trio du troisième acte « Seigneur, sans trop être indiscret, » véritable chef-d’œuvre de musique scénique et d’un comique excellent.

    La sérénade « Tandis que tout sommeille » est d’une mélodie délicieuse, modulée simplement et d’une façon néanmoins quelquefois inattendue. Otez la petite broderie de l’avant-dernière mesure dans la phrase « où ta beauté t’appelle, » forme d’ornement vulgaire du temps, et cette romance aura l’air d’avoir été écrite hier par un maître doué de l’imagination la plus fraîche et du style le plus distingué. On ne saurait rien entendre encore de plus tendrement rêveur, de plus mélodieux et de plus doux que l’air d’Isabelle « O douce nuit ! »

    Ce qu’il y a de vieux et de très mauvais dans cette œuvre, ce sont les traits vocalisés, les roulades sur gloire, sur volage, sur vole, comme on avait alors la simplicité de se croire obligé d’en écrire ; ce sont, qu’on me permette l’expression, les bêtises ; et les bêtises sont de tous les temps. Il y a bien aussi par-ci par-là quelques harmonies gauches, quelques accords mal enchaînés. L’orchestre de Grétry est toujours d’une simplicité excessive, quelquefois même vide et nul ; mais au moins on y entend ce que l’auteur et l’auditeur veulent entendre, c’est-à-dire le chant, les traits mélodiques des instrumens à vent, l’harmonie, les violons ! ces malheureux violons que les trombones et la grosse caisse ont exterminés à l’Opéra-Comique depuis si longtemps !

    M. Batton a retouché l’orchestration de l’Amant jaloux en plusieurs endroits, et apporte dans d’autres parties de l’ouvrage quelques modifications qui lui semblaient nécessaires. Nous avons fait souvent, et sans ménagement, notre profession de foi à propos des corrections, arrangemens, perfectionnemens, rajeunissemens des œuvres, illustres ou non, des auteurs morts, ou des auteurs vivans, sans leur aveu ; nous n’y reviendrons donc pas. Nos convictions à ce sujet restent intactes. Il me reste à reconnaître seulement, quelle qu’ait pu être l’opportunité de la tâche de M. Batton, qu’il l’a au moins accomplie avec une louable réserve et avec talent. Il n’a point dénaturé le caractère de l’orchestre de Grétry, ni défiguré sa mélodie ; sa variante de l’accompagnement de la sérénade pendant la seconde strophe, dessinée dans le genre du solo de mandoline de Mozart pour la sérénade de Don Juan, est d’un charmant effet, et quelques autres détails d’orchestre, discrètement ajoutés à ceux de l’auteur, ont paru pleins de goût. On voit que M. Batton aime et comprend Grétry. Fallait-il pour ne pas altérer la naïveté de sa musique, l’aimer moins ou l’aimer davantage ? C’est là la question.

    L’exécution de l’Amant jaloux est soignée. Mlles Lemercier, Grimm et Lefebvre y sont bien placées ; Hermann Léon joue et chante bien le rôle de Lopez ; celui de l’amant jaloux convient moins à la voix et au talent de Mocker ; Boulot au contraire est un fort agréable jeune Français, et il chante on ne peut mieux la sérénade. Le succès, le grand succès a été pour Mlle Lefebvre dans son air de bravoure du second acte. C’est trop juste ; la roulade ne perd jamais ses droits. Au reste, la jeune vocaliste a bien dansé sur la phrase, et je me suis surpris à l’applaudir. Elle est tout à fait digne d’un hommage à l’américaine ; si je possédais un aigle empaillé, je me hâterais donc de le lui envoyer ; mais, à mon vif regret, je n’ai qu’un sansonnet.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 avril 2011.

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