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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 30 JUILLET 1850 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de Giralda, ou la Nouvelle Psyché, opéra-comique en trois actes, de MM. Scribe et Adam. — Montmorency. — Idylle. — Concours du Conservatoire. — Malheur arrivé à M. Erard.

    Il est toujours fort triste de s’occuper d’opéras-comiques le lundi, par cette raison seule que le lundi est le lendemain du dimanche. Or, le dimanche, on va au chemin de fer du Nord, on monte dans un wagon et on lui dit : « Mène-moi à Enghien ! » et le wagon vous roule jusqu’à Enghien. En descendant de l’obéissant véhicule, vous trouvez des amis, mais de vrais amis, des amis solides, de ceux dont on ne sait pas très bien le nom, mais qui n’accolent pas au vôtre d’épithète trop injurieuse quand vous avez le dos tourné et qu’on leur demande qui vous êtes.

    Et la conversation s’engage dans la forme traditionnelle : « Tiens, c’est vous ! — Pas mal, et vous ? — Moi, je vais louer un bateau et pêcher dans le lac, et vous ? — Oh ! moi, je sais un pauvre pécheur, et je vais à vêpres. J’étais hier à l’Opéra-Comique ; et vous ? — Moi, je suis vertueux, et dans la crainte de ne pas m’éveiller assez tôt pour voir l’aurore se lever aujourd’hui, je me suis privé hier de la représentation en question. J’ai entendu tout à l’heure un gros monsieur qui portait un melon en dire beaucoup de bien. Et vous ?… — J’aime beaucoup les melons, mais je ne puis dire mon avis sur celui de votre monsieur. En revanche, j’ai trouvé dans mon wagon un autre homme non porteur de melon, mais qui aurait pu l’être, parler de la représentation en question et en dire aussi beaucoup de bien. J’aime ces juges-là, et vous ? » Pas de réponse ; on a tourné l’angle d’un champ de groseilliers, vous avez pris d’un côté, l’ami est resté à l’autre. Il mange des groseilles et ne songe plus à son ami. Et vous, songez-vous à lui ? Pas davantage.

    Véritable amitié, sœur de la fraternité républicaine ! Tout ravi de la liberté qu’elle vous laisse, vous traversez à pied la plaine d’Enghien ; il fait silence. Une brise timide voudrait s’élever, mais elle n’ose, et le soleil dore à loisir les moissons immobiles. Deux cloches fêlées envoient du haut de la colline voisine leurs notes discordantes. C’est l’annonce des vêpres à l’église de Montmorency. Les cloches se taisent. Le silence redouble. On s’arrête… on écoute… on regarde au loin… à l’ouest… on pense à l’Amérique, aux mondes nouveaux qui y surgissent, aux solitudes vierges, aux civilisations disparues, aux grandeurs et à la décadence de la vie sauvage. A l’est… les souvenirs de l’Asie viennent vous assaillir ; on songe à Homère, à ses héros, à Troie, à la Grèce, à l’Egypte, à Memphis, aux Pyramides, à la cour des Pharaons, aux grands temples d’Isis, à l’Inde mystérieuse, à ses tristes habitans, à la Chine caduque, à tous ces vieux peuples fous ou tout au moins monomanes: On s’applaudit de n’adorer ni Brama ni Vichenou et d’aller tranquillement, en bon chrétien, à vêpres à Montmorency. Une folâtre fauvette s’élance tout à coup d’un buisson, monte perpendiculairement en lançant au ciel sa chanson joyeuse, trace en l’air vingt zigzags capricieux, saisit un moucheron et l’emporte, en remerciant Dieu, dont la bonté, dit-elle, s’étend sur toute la nature, puisqu’il ne dédaigne pas de donner la pâture aux petits des oiseaux. Reconnaissance naïve que le moucheron très probablement ne partage pas. Ceci donne beaucoup à réfléchir ; on réfléchit, donc ! Passent deux jeunes Parisiennes simplement vêtues de blanc, avec cette grâce savante que possèdent les Parisiennes seulement. Quatre petits pieds bien chaussés, bien cambrés, bien tout…… quatre yeux veloutés, bien sourcillés……. enfin…… ceci donne encore beaucoup à réfléchir. Elles disparaissent dans un champ de blé presque aussi haut, aussi droit, aussi flexible que leur taille est haute, flexible et droite. On réfléchit énormément, on réfléchit avec fureur. Mais les deux cloches discordantes envoient un second et dernier appel, et l’on se dit : Bah ! allons à vêpres. On arrive enfin sur une colline en mamelon, au sommet de laquelle est fort pittoresquement plantée une charmante église gothique, point trop neuve, mais point trop dégradée non plus ; un très beau vitrail ; tout autour une pelouse assez peu écorchée ; on voit que le populace n’y afflue que rarement. Point d’immondices, point de stupides affiches contre les murs, point de croquis impurs ; trois mots seulement écrits d’une façon discrète dans un coin : Lucien, Louise, toujours !

    On est tout troublé. Cette église de roman….. son isolement….. la paix qui l’environne….. le merveilleux paysage qui se déroule à ses pieds…. on sent s’agiter le premier amour depuis longtemps couché au fond du cœur et qui se réveille ; votre dix-huitième année se relève à l’horizon. On cherche dans l’air une forme évanouie….. L’orgue joue ; une simple mélodie vous arrive au travers des murs de l’église. On essuie son œil droit et on se dit encore : Bah ! allons à vêpres ; et on entre.

    Une trentaine de femmes et d’enfans endimanchés. Le curé, le vicaire et les chantres dans le chœur. Tous chantent faux à faire carier des dents d’hippopotame. L’organiste ne sait pas l’harmonie ; il entremêle toutes ses phrases de petites broderies vermiculaires d’un style affreux. On supporte quelque temps néanmoins l’exécution barbare du psaume in exitu Israel de Egypto, et la persistance de cette mélancolique psalmodie dans le mode mineur, revenant toujours la même sur chaque strophe, finit par endormir vos douleurs d’oreille et ramener la rêverie. Cette fois, ce sont des rêves d’art qui vous absorbent. On se dit qu’il serait beau d’avoir à soi cette charmante église, où la musique s’installerait avec ses prestiges les plus doux, où elle pourrait chanter avec tant de bonheur ses hymnes, ses idylles, ses poëmes d’amour ; où elle pourrait prier, songer, évoquer le passé, pleurer et sourire, et préserver sa fierté virginale du contact de la foule, et vivre toujours ange et toujours pure, pour elle-même et pour quelques amis.

    Ici l’organiste joue un petit air de danse appartenant à un vieux ballet de l’Opéra, et le contraste grotesque qu’il produit avec le récit antique du chœur, vous impatiente tellement que vous sortez. Vous voilà de nouveau sur la pelouse ; le murmure des voix du lieu saint y parvient encore. L’orgue continue ses petites drôleries. Vous jurez comme un charretier. Deux ballons s’élèvent au loin dans les airs, une colonne de fumée part du chemin de fer. La prose va vous saisir. Vite vous tirez un livre de votre poche, et, en avisant dans le modeste cimetière voisin de l’église une pierre tumulaire inclinée d’une certaine façon, vous trouvez qu’on peut être commodément étendu sur cette tombe pour lire le douzième livre de l’Enéide une deux-centième fois. Vous allez vous y installer, quand des sanglots partis du chemin creux qui longe le cimetière vous arrivent. Une jeune fille, s’appuyant sur des béquilles, gravit la colline un panier à la main et pleurant amèrement. On l’interroge : « Qu’as-tu donc, ma petite ?…. (Pas de réponse.) Voyons, que t’est-il arrivé ? (Les pleurs redoublent.) Veux-tu dix sous pour acheter un pain d’épices ? — Ah ! oui, je m’en fiche bien de votre pain d’épices ! — Mais que t’a-t-on fait ? dis-le-moi, et surtout ne te fâche pas, ne me dis pas de sottises, je ne me moque pas de toi, je ne suis pas de Paris, sois tranquille. — Eh ben, M’sieu, ma grand’mère m’avait dit que ça me porterait bonheur, et que ma jambe guérirait le même jour que la sienne ; et je la soignais si bien, et je lui donnais tant de mouches dans son panier !… — Comment, ta grand’mère mangeait des mouches ? — Mais non, c’est mon hirondelle. Je vous ai pas dit….. Voilà…. l’hirondelle s’était entortillé la jambe dans du crin et des plumes, j’sais pas comment, si bien qu’elle s’avait cassé la cuisse, et puis y restait un gros morceau de terre de son nid qui pendait aux crins de sa patte et qui l’empêchait de voler. Je la pris il y a huit jours, et ma grand’mère me dit : « C’est du bonheur ces oiseaux-là, vois-tu ; i’ faut en prendre soin, et si elle guérit, tu guériras aussi et tu pourras quitter tes béquilles le même jour. Moi que ça m’embête tant d’être comme ça gênée, j’ai fait ce que disait ma grand’mère, je l’y ai bien nettoyé sa jambe, je l’y ai bien reficelé sa cuisse avec des allumettes. Et tout le temps qu’elle s’est sentie pas mieux, elle restait là tranquillement dans son panier ; elle me regardait d’un petit air de connaissance, avec ses gros yeux. Je lui donnais à tous les momens des belles mouches que je leur-z-arrachais seulement la tête pour qu’elles s’envolent pas. Et ma grand’mère disait toujours : « C’est bien, i’ faut être bon pour les bêtes quand on veut qu’elles guérissent. Encore trois, quatre jours et tu seras de même guérie. » Et voilà qu’à tout à l’heure elle a entendu c’te troupe des autres hirondelles qui gueulent là haut à l’entour du clocher, et la petite gueuse elle a poussé le dessus du panier avec sa tête, et pendant que je m’occupais à lui arranger encore des mouches, elle a (hi ! hi !) elle a (ah ! ah !) elle… a fichu le camp. — Je conçois ton chagrin, mon enfant tu l’aimais, ton hirondelle. — Je l’aimais ? ah ! je m’en moquais bien ! en v’là une idée ! mais elle n’était pas encore bien guérie, et je ne guérirai plus du tout à présent. Les autres, qu’elle est allée retrouver, vont lui recasser sa cuisse ; je le sais bien, allez. — Pourquoi veux-tu que les autres la maltraitent ?… — Pardi ! parce que c’est mauvais comme tout les oiseaux. Je l’ai ben vu c’t hiver, qu’il faisait si froid : j’avais plumé vivant un pierrot qu’on m’avait donné, en lui laissant seulement les plumes des ailes et de la queue, et puis je l’avais lâché devant une douzaine d’autres pierrots. Il a volé vers ses camarades, qui lui sont tombés dessus, tous, roide, et l’ont tué à coups de bec ; à preuve que (pleurant) je n’ai jamais tant ri… (hi ! hi !) Vous voyez bien que ma jambe ne guérira pas. Me v’là propre. Ah ! si je l’avais su (hu ! hu !), je lui aurais finement tordu le cou tout de suite. »

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    Vous remettez alors dans votre poche le livre que vous aviez à la main. La poésie n’est plus de saison. Vous enragez. Vous allumez sans dire mot un cigare, et vous vous en allez fumant et consterné. Vous n’avez pas fait trente pas que la petite béquillarde vous appelle : Eh ! M’sieu ! et les dix sous que vous m’aviez promis ! — Tu n’aimes pas le pain d’épices. — Non, mais donnez toujours. — Ma foi, je n’ai qu’une pièce de cinq sous, tiens. Vous lui jetez vos cinq sous, l’enfant les ramasse, vous laisse faire encore quelques pas, et vous crie : « Ohé ! vieux gredin ! aristo ! » On fume précipitamment. On retraverse la plaine. tout sot ; on remonte en wagon pour revenir à Paris, et on se dit : « Si elle ne m’eût appelé qu’aristo, ou gredin, mais vieux… Bah ! décidément je n’irai plus à vêpres à Montmorency. »

    Voilà pourquoi je suis si peu disposé à vous conter, aujourd’hui lundi, le nouvel opéra-comique de MM. Scribe et Adam. L’idylle d’hier m’a stupéfié. A demain donc……. Vieux gredin ! Elle l’a dit.

    C’est une enfant !

    Il est toujours fort triste de s’occuper d’opéras-comiques le mardi, par cette raison seule que le mardi est le lendemain du lundi. Les jours se suivant sans se ressembler, il est de toute évidence que si l’on a été mélancolique le lundi, on doit sentir une gaîté quelconque arriver le mardi. Et il n’y a pas de plus terrible rabat-joie qu’un feuilleton à faire, pour celui qui l’écrit, si ce n’est un feuilleton fait, pour celui qui le lit. Or je ne cesse de rire depuis ce matin d’un accident arrivé vendredi dernier à M. Erard, et dont tout le quartier du Conservatoire de Musique s’entretient encore. Il faut, vous l’avouerez, qu’il s’agisse d’un événement prodigieux pour qu’il préoccupe si longtemps l’attention publique. C’est d’un prodige en effet qu’il s’agit ; prodige fatal à un homme célèbre et que pourtant je ne puis m’empêcher de trouver fort divertissant. C’est mal, j’en conviens. La fréquentation des enfans de Montmorency m’aurait-elle déjà corrompu !…

    Voici le fait dans toute son inexplicable et effrayante simplicité.

    Les concours du Conservatoire ont commencé la semaine dernière. Le premier jour, M. Auber, décidé, comme on dit, à attaquer le taureau par les cornes, a fait concourir les classes de piano. L’intrépide jury chargé d’entendre les candidats apprend sans émotion apparente qu’ils sont au nombre de trente et un, dix-huit femmes et treize hommes. Le morceau choisi pour le concours est le concerto en sol mineur de Mendelssohn. A moins d’une attaque d’apoplexie, foudroyant l’un des candidats pendant la séance, le concerto va donc être exécuté trente et une fois de suite ; on sait cela. Mais ce que vous ne savez peut-être pas encore, et ce que j’ignorais moi-même il y a quelques heures, n’ayant point eu la témérité d’assister à cette expérience, c’est ce que m’a raconté ce matin un des garçons de classes du Conservatoire, au moment où, tout préoccupé de l’épithète de vieux dont m’avait gratifié l’Amaryllis de Montmorency, je traversais la cour de cet établissement.

    « Ah ! ce pauvre M. Erard ! disait-il, quel malheur ! — Erard, que lui est-il arrivé ? — Comment, vous n’étiez donc pas au concours de piano ? — Non, certes. Eh bien, que s’y est-il passé ? — Figurez-vous que M. Erard a eu l’obligeance de nous prêter pour ce jour-là un piano magnifique qu’il venait de terminer et qu’il comptait envoyer à Londres pour l’Exposition universelle de 1851. C’est vous dire s’il en était content. Un son d’enfer, des basses comme on n’en a jamais entendues, enfin un instrument extraodinaire. Le clavier était seulement un peu dur ; mais c’est justement pour cela qu’il nous l’avait envoyé. M. Erard n’est pas maladroit, et il s’était dit : « Les trente et un élèves, à force de taper leur concerto, égayeront les touches de mon piano et ça ne peut lui faire que du bien. » Oui, oui, mais il ne prévoyait pas, le pauvre homme, que son clavier serait égayé d’une si terrible manière. Au fait, un concerto exécuté trente et une fois de suite dans la même journée ! Qui pouvait calculer les suites d’une semblable répétition ? Le premier élève se présente donc, et, trouvant le piano un peu dur, n’y va pas de mains mortes pour tirer du son. Le second, idem. Au troisième, l’instrument ne résiste plus autant ; il résiste encore moins au cinquième. Je ne sais pas comment l’a trouvé le sixième ; il m’a fallu, au moment où il se présentait, aller chercher un flacon d’éther pour un de nos messieurs du jury, qui se trouvait mal. Le septième finissait quand je suis revenu, et je l’ai entendu dire en rentrant dans la coulisse : « Ce piano n’est pas si dur qu’on le prétend ; je le trouve excellent, parfait sous tous les rapports, au contraire. » Les dix ou douze autres concurrens ont été du même avis ; les derniers assuraient même qu’au lieu de paraître trop dur au toucher, il était trop doux.

    » Vers les trois heures moins un quart, nous étions arrivés au no 26, on avait commencé à dix heures ; c’était le tour de Mlle Hermance Lévy, qui déteste les pianos durs. Rien ne pouvait lui être plus favorable, chacun se plaignant à cette heure qu’on ne pût toucher le clavier sans le faire parler. Aussi elle nous a enlevé le concerto si légèrement qu’elle a obtenu net le premier prix. Quand je dis net, ce n’est pas tout à fait vrai ; elle l’a partagé avec Mlle Vidal et Mlle Roux. Ces deux demoiselles ont aussi profité de l’avantage que leur offrait la douceur du clavier ; douceur telle, qu’il commençait à se mouvoir rien qu’en soufflant dessus. A-t-on jamais vu un piano de cette espèce ? Au moment d’entendre le no 29 j’ai encore été obligé de sortir pour chercher un médecin ; un autre de nos messieurs du jury devenait très rouge, et il fallait le saigner absolument. Ah ! ça ne badine pas, le concours du piano ! et quand le médecin est arrivé il n’était que temps. Comme je rentrais au foyer du théâtre, je vois revenir de la scène le no 29, le petit Planté, tout pâle ; il tremblait de la tête aux pieds, en disant : « Je ne sais pas ce qu’a le piano, mais les touches remuent toutes seules. On dirait qu’il y a quelqu’un dedans qui pousse les marteaux. J’ai peur. — Allons donc, gamin, tu as la berlue, répond le petit Cohen, de trois ans plus âgé que lui. Laisse-moi passer ; je n’ai pas peur, moi. » Cohen (le n° 30) entre ; il se met au piano sans regarder le clavier, joue son concerto très bien, et après le dernier accord, au moment où il se levait, ne voilà-t il pas le piano qui se met à recommencer tout seul le concerto. Le pauvre jeune homme avait fait le brave ; mais, après être resté comme pétrifié un instant, il a fini par se sauver à toutes jambes. A partir de ce moment, le piano, dont le son augmente de minute en minute, va son train, fait des gammes, des trilles, des arpéges. Le public ne voyant personne auprès de l’instrument et l’entendant sonner dix fois plus fort qu’auparavant, s’agite, dans toutes les parties de la salle ; les uns rient, les autres commencent à s’effrayer, tout le monde est dans un étonnement que vous pouvez comprendre. Un juré seulement, du fond de la loge ne voyant pas la scène, croyait que M. Cohen avait recommencé le concerto, et s’epoumonnait à crier : « Assez ! assez ! assez ! taisez-vous donc ! Faites venir le no 31 et dernier. » Nous avons été obligés de lui crier du théâtre : « Monsieur, personne ne joue ; c’est le piano qui a pris l’habitude du concerto de Mendelssohn et qui l’exécute tout seul à son idée. Voyez plutôt. — Ah ça, mais c’est indécent ; appelez M. Erard. Dépêchez-vous ; il viendra peut-être à bout de dompter cet affreux instrument. » Nous cherchons M. Erard. Pendant ce temps-là, le brigand de piano, qui avait fmi son concerto, n’a pas manqué de le recommencer encore, et tout de suite, sans perdre une minute, et toujours, toujours avec plus de son ; on eût dit de quatre douzaines de pianos à l’unisson. C’étaient des fusées, des tremolo, des traits en sixtes et tierces redoublées par la main gauche, c’est-à-dire par les touches de la main gauche, des accords de dix notes, des triples trilles, une averse de sons, la grande pédale, le diable et son train.

    » M. Erard arrive ; il a beau faire, le piano, qui ne se connaît plus, ne le reconnaît pas davantage. Il fait apporter de l’eau bénite, il en asperge le clavier, rien n’y fait. Preuve qu’il n’y avait point là de sortilége et que c’était un effet naturel des trente exécutions du même concerto. On démonte l’instrument, on en ôte le clavier qui remue toujours, on jette le maudit clavier au milieu de la cour du Garde-Meuble, où M. Erard furieux le fait briser à coups de hache. Ah bien oui ! c’était pire encore, chaque morceau dansait, sautait, frétillait de son côté, sur les pavés, à travers nos jambes, contre le mur, partout, et tant, et tant, que le serrurier du Garde-Meuble a ramassé en une brassée toute cette mécanique enragée et l’a jetée dans le feu de sa forge pour en finir. Pauvre M. Erard ! un si bel instrument ! Ça nous fendait le cœur à tous. Mais qu’y faire ? Il n’y avait que ce moyen de nous en délivrer. Aussi, un concerto exécuté trente fois de suite dans la même salle le même jour, le moyen qu’un piano n’en prenne pas l’habitude ! Parbleu ! M. Mendelssohn ne pourra pas se plaindre qu’on ne joue pas sa musique ; mais voilà les suites que ça vous a. »

    Je n’ajoute rien au récit que l’on vient de lire, et qui a tout à fait l’air d’un conte fantastique. Vous n’en croirez pas un mot sans doute, vous irez jusqu’à dire : C’est absurde. Et c’est justement parce que c’est aburde que je le crois, car jamais un garçon du Conservatoire n’eût inventé une telle extravagance.

    Le concours de violon a eu lieu le lendemain sans accident. Les concurrens, exécutant chacun sur un violon différent le concerto de Viotti qui leur était imposé, il était impossible qu’un malheur semblable à celui de la veille arrivât. D’ailleurs ils n’étaient que dix-neuf. Le premier prix a été partagé entre MM. Gout, élève de M. Girard ; Labatut, élève de M. Massart, et Julien, élève de M. Alard.

    A propos de jeunes violonistes, nous allons perdre l’un des plus remarquables qui soient sortis du Conservatoire de Paris : Henri Wieniawski part pour la Russie. Ce jeune homme, qu’on a trop longtemps traité d’enfant prodige, possède aujourd’hui un talent de premier ordre, talent sérieux et complet. Il écrit en outre de fort jolies choses pour son instrument et qui paraîtraient encore jolies exécutées par tout autre que par leur auteur. Wieniawski ne peut manquer d’obtenir à Saint-Pétersbourg le succès qu’il mérite, et nous le recommandons de toutes nos forces à MM. les comtes Vielhorski et au général Lwoff, les protecteurs naturels de l’art musical et des grands artistes dans ce Paris du Nord.

    Le jeune frère de Wieniawski vient d’obtenir un prix au concours d’harmonie, concours remarquable, dit-on, par le succès exceptionnel de Mlle Octavie Hersant qui, de prime abord, a remporté le premier prix, sans partage, d’harmonie écrite et d’accompagnement pratique.

    Je veux encore vous parler d’un orchestre modèle composé d’instrumens en cuivre seulement, tous sortis des ateliers de Sax. Cet orchestre, de trente et un musiciens, appartient au 9e régiment de dragons, en ce moment en garnison à Paris, et commandé par le colonel de Saint-Mars. On ne peut rien entendre de plus parfait ; sous le rapport même de la justesse, qu’on ne rencontre presque jamais parmi les musiques de cavalerie, l’ensemble ni les parties récitantes de cet orchestre ne laissent rien à désirer. Il est, en outre, habilement dirigé par M. Thibaut, artiste d’un rare mérite et d’une modestie plus rare encore.

    Maintenant venons à l’objet principal de cet article. Je n’ai plus envie de rire. Ne remettons pas à demain l’affaire sérieuse ; il est toujours fort triste d’avoir à s’occuper d’opéras-comiques le mercredi. Il serait puéril d’en demander la raison ; c’est ainsi. Et pourtant rien n’est plus gai que la pièce de M. Scribe. Elle a plus de gaîté encore que la musique de M. Adam, et c’est beaucoup dire. Il s’agit d’un embrouillamini de maris au milieu duquel une pauvre jeune femme a toutes les peines du monde à se reconnaitre le soir de ses noces. Vous croyez peut-être qu’il résulte de ces situations équivoques quelque chose de peu moral, que par de tels objets les âmes sont blessées, que cela fait venir de coupables pensées, etc., etc., eh bien, non ! Il n’y a pas un seul mot risqué là dedans ; c’est même tellement virginal, que les directrices de pensionnats de demoiselles s’inscrivent déjà, dit-on, au bureau de location des loges, pour y conduire leurs élèves les jeudis. C’est seulement un peu trop républicain pour le moment. Il n’est pas bon de montrer au public de l’Opéra-Comique la royauté ainsi vilipendée… une reine d’Espagne bigote, jalouse de son mari au point de le faire suivre nuit et jour par un chambellan ; un roi d’Espagne libertin qui courtise la brune et la blonde et va jusqu’à violer les saintes lois de l’hospitalité en cherchant à enlever la femme du meunier qui lui donne un abri. Un palais dans lequel on entre comme dans un moulin ; des courtisans et même le meunier qui se permettent de répondre aux questions de leur souveraine par des « hum ! hum ! » et des « heu ! heu ! » fort irrévérentieux ; un roi qui, entrant dans la plaisanterie, encourage par son exemple ce mépris de l’étiquette et ce manque de respect à la moitié de sa majesté. Tout ceci est grave, tout ceci a été dicté à M. Scribe par un jacobinisme effréné dont on ne l’eût jamais cru coupable. Giralda est donc une pièce politique, rien de moins douteux, et il est fort possible que la représentation en soit interdite un de ces quatre soirs. Ce serait dommage, car on y rit royalement. Figurez-vous une petite fille incapable d’aimer l’époux qu’on lui propose, aimant sans l’avoir vu celui qu’on ne lui propose pas. Ce dernier achetant pour trois cents ducats la place de son rival à l’autel d’hyménée, puis, la nuit venue, obligé de fuir la présence du roi qui se présente aux confins de la chambre nuptiale. Le roi, à son tour, forcé de renoncer à son entreprise amoureuse à cause de la reine qui accourt échevelée dans l’espoir d’avoir la honte de le surprendre en flagrant délit. L’espion chambellan surpris à sa place et passant pour le mari de Giralda. Evanouissement de celle-ci. Le vrai mari de la pauvrette obligé d’entrer dans l’Ordre de Saint-Jacques. Changement d’avis de la reine, qui lui fait épouser tout de bon Giralda. Découverte d’un autre mariage, celui du chambellan. Joie du roi, qui, voyant Giralda lui échapper, espère se rattraper sur la femme de son argus. Lucidité d’esprit de la reine, qui fait, selon l’usage, tout ce qu’il faut pour rendre cette nouvelle intrigue facile au roi en appelant à la cour la femme du Chambellan. Ravissement général et final.

    Cette comédie politique, on le voit, est de celles où la musique ne gâte rien, mais où l’on ne peut pas dire qu’elle soit indispensable.

    La partition de M. Adam est facile jusqu’à l’excès ; immense éloge, étant reconnue depuis longtemps la vérité de cet aphorisme : L’excès en tout est une qualité.

    L’ouverture commence par une courte introduction, et finit par une valse d’un mouvement modéré qui gagnerait peut-être à de moindres développemens.

    Le premier chœur est joli ; on remarque dans cette scène un solo des soprani du chœur annonçant l’arrivée de Giralda. Les glaneurs de réminiscences ramassent celle du chœur dansé de Robert le Diable : « Accourez au-devant d’elle. » Les couplets de Giralda et le duo suivant ont semblé moins saillans ; l’air de don Manuel avec solo de violon est un peu froid ; mais le duo syllabique : « C’est dans l’église du village », est d’une vivacité charmante et parfaitement en scène. Il a été redemandé et répété au milieu d’applaudissemens gantés. J’aime beaucoup l’effet musical qui donne au cortége de la noce une couleur triste, justifiée par la répugnance avec laquelle Giralda s’avance vers l’autel. Il faut citer dans cet acte un petit chœur religieux de femmes et l’élégant dessin diatonique avec lequel une flûte et une clarinette, disposées à l’octave l’une de l’autre, accompagnent le chant de Giralda. Le thème du final a vraiment trop de facilité. Ici l’excès est poussé jusqu’à l’héroïsme.

    Après un air chanté par Sainte-Foix et accompagné par les violonistes frappant sur leurs cordes avec le bois de l’archet, vient le duo entre Giralda et don Manuel. Ce duo a été horriblement applaudi. Au final, une pédale sur la dominante produit un très bon effet. La valse de l’ouverture y revient ; mais les roulades éclatantes de Giralda désolée paraissent (au point de vue de la musique dramatique expressive) peu convenables.

    Mlle Meyer, dont la voix se forme et prend de la puissance et du charme, chante d’agréables couplets : « Je suis la reine. » Dans le quintette, le récit syllabique en mouvement de valse est d’un bon comique. Et je cite encore la phrase gracieuse du dernier duo : « Amour et mystère. »

    Mlle Miolan donne beaucoup de gentillesse à la physionomie de Giralda ; mais sa jeune voix est bien faible, et l’on n’en goûte bien tout le charme que dans les momens où l’orchestre observe un silence à peu près complet.

    Je ne saurais rien trouver à dire de nouveau de Sainte-Foix, d’Audran, de Bussine ni de Ricquier : acteurs et actrices ont été rappelés tous. On aurait bien dû, sinon rappeler, au moins nommer l’auteur des décors, qui sont charmans.

    Quelques semaines avant la première représentation de Giralda, M. Perrin nous avait donné un acte sans prétention intitulé le Talisman. La musique de ce petit ouvrage est de M. Josse, artiste de l’orchestre de l’Opéra-Comique, et contient de très bonnes parties.

    Quand donc entendrons-nous maintenant la musique écrite sur l’Amour peintre, de Molière, par M. Cadeaux ? On en dit beaucoup de bien. L’auteur de la partition des Deux Gentilhommes a d’ailleurs plus de titres qu’il n’en faut pour être dispensé de faire queue avec la foule au postscenium.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mai 2011.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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