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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 18 MAI 1850 [p. 1].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Reprise du Prophète. — Début de Mlle Alboni.

    Il en est de ce qu’on est convenu d’appeler les jeux du théâtre comme des jeux de hasard ; les plus savantes combinaisons ne servent à rien pour y réussir ; on y gagne parce qu’on n’y perd pas, et on y perd parce qu’on n’y gagne pas. Ces deux raisons sont les seules qu’on puisse donner de la perte ou du gain, du succès ou des revers. La chance, le bonheur, la veine, la fortune !… mots dont on se sert pour désigner la cause inconnue et qu’on ne connaîtra jamais. Mais cette chance, cette veine, cette Fortune ou non propice (ainsi que Bertram a la naïveté de l’appeler dans Robert-le-Diable) semblent néanmoins s’attacher à certains joueurs, à certains auteurs, avec un acharnement incroyable. Tel compositeur, par exemple, a piqué sa carte pendant dix ans, a compté toutes les séries de rouges et de noires, a résisté prudemment à toutes les agaceries des chances ordinaires, à toutes les tentations qu’elles lui faisaient éprouver ; puis quand un beau jour il est arrivé à voir sortir la noire trente fois de suite, il se dit : « Ma fortune est faite ; tous les opéras donnés depuis longtemps sont tombés ; le public a besoin d’un succès, ma partition est précisément écrite dans le style opposé au style de mes devanciers ; je la place sur la rouge. » La roue tourne, la noire sort une trente et unième fois, et l’ouvrage tombe à plat. Et ces choses-là arrivent même à des gens dont la profession est d’écrire des vulgarités ; profession lucrative, on le sait, et que le succès favorise ordinairement en tout pays. Oui, cela arrive, tandis que l’on voit, tels sont les caprices extravagans de l’aveugle déesse, de beaux ouvrages, des chefs-d’œuvre, des conceptions grandioses, neuves et hardies, réussir avec éclat et sans efforts.

    Ainsi nous avons vu à l’Opéra depuis dix ans un assez bon nombre d’ouvrages médiocres, n’obtenant qu’un médiocre succès ; nous en avons entendu d’autres entièrement nuls, dont le succès a été également nul, et le Prophète, qui piquait sa carte auprès du tapis vert depuis douze, treize ou quatorze ans, tout au moins, le Prophète, qui ne trouvait jamais que la série d’opéras tombés fût assez considérable, étant enfin arrivé à marquer sa trente et unième noire, a fait exactement le même calcul que le pauvre diable dont je parlais tout à l’heure. Il est allé se camper sur la rouge… et la rouge est sortie. C’est que l’auteur de ce Prophète a non seulement le bonheur d’avoir du talent, mais aussi le talent d’avoir du bonheur. Il réussit dans les petites choses comme dans les grandes, dans ses inspirations et dans ses combinaisons savantes, comme dans ses distractions. Exemple, celle qui lui arriva en composant Robert-le-Diable, et qui est trop plaisante pour ne pas la citer à l’appui de la thèse que je soutiens. La voici : M. Meyerbeer écrivant le premier acte de sa partition célèbre, et arrivé à la scène où Robert joue aux dés avec les jeunes seigneurs siciliens, n’aperçut pas un s, mal formé sans doute, dans le manuscrit de M. Scribe, auteur des paroles. Il en résulta qu’au moment où le joueur exaspéré de ses pertes précédentes, met pour enjeux et ses chevaux et ses armures, le compositeur lut dans la réponse des partenaires de Robert : Nous le tenons ! au lieu de Nous les tenons ! et donna en conséquence à la phrase qu’il mit dans la bouche des Siciliens un accent mystérieux et railleur, convenable seulement à des fripons qui se réjouissent du bon coup qu’ils vont faire en plumant une dupe. Lorsque plus tard M. Scribe, assistant aux premières répétitions de mise en scène, entendit le chœur chanter à voix basse et en accentuant chaque syllabe, ce bouffon contre-sens : Nous-le-te-nons, nous-le-te-nons, au lieu de la vive exclamation de joueurs hardis, répondant : « Nous les tenons ! » à la proposition que leur fait Robert de ses chevaux et de ses armures pour enjeux : « Qu’est ceci ! s’écria-t-il (dit-on), mes seigneurs tiennent l’enjeu, mais ils ne tiennent pas Robert, les dés ne sont point pipés, mes chevaliers ne sont pas des chevaliers d’industrie. Il faut corriger….. cette….. mais….. voyons un peu….. Eh bien !….. ma foi….. non….. laissons l’erreur, elle ajoute à l’effet dramatique. Oui, « nous le tenons, » l’idée est drôle, excellente, et le parterre s’attendrira, et les bonnes âmes seront touchées, et l’on dira : « Oh ! ce pauvre Robert ! oh ! les coupeurs de bourses ! les misérables ! ils s’entendent comme larrons en foire, ils vont le dépouiller ! » Et l’s ne fut pas remis, et les seigneurs siciliens demeurèrent atteints et convaincus de friponnerie, et les voilà déshonorés à tout jamais dans toute l’Europe parce que M. Meyerbeer a la vue basse.

    Autre preuve qu’il n’y a qu’heur et malheur en tout ce qui se rattache de près ou de loin au théâtre.

    Le plus merveilleux de l’affaire, c’est que M. Scribe, jaloux comme un tigre quand il s’agit de l’invention de quelque bonne farce à faire au public, n’a pas voulu laisser à son collaborateur le mérite de cette trouvaille, qu’il a bel et bien effacé l’s de son manuscrit et qu’on lit dans le livret imprimé de Robert-le-Diable, le : Nous le tenons ! si cher au public, au lieu du : Nous les tenons ! plus cher au bon sens.

    Mais nous avons à citer bien d’autres exemples du bonheur de M. Meyerbeer. A peine Robert-le-Diable avait-il établi son prodigieux succès, qu’un talent jeune, vivace, noble et beau, le talent de Mlle Falcon vint le raviver et y ajouter encore.

    Quand Adolphe Nourrit eut chanté cent et quelques fois le rôle de Raoul dans les Huguenots, un artiste nouveau, un chanteur entraînant, inspiré, brûlant, un aigle, vint s’abattre sur la scène de l’Opéra et s’empara de ce rôle magnifique. M. Meyerbeer paria vingt louis que Duprez ne réussirait pas. Un autre que l’auteur des Huguenots eût eu le malheur de gagner ; pas du tout, M. Meyerbeer eut l’inexprimable joie de perdre et de reconnaître que jamais sa plus belle création n’avait été rendue avec autant de fidélité, de profondeur, de passion et de poésie.

    Maintenant voici le Prophète. Duprez a quitté l’Opéra, plus de ténor ; M. Meyerbeer trouve Roger. Mme Stoltz a quitté la France, plus de contralto ; M. Meyerbeer trouve Mme Viardot. On est las de voir danser des comparses, on ne peut avoir dans le ballet ni Carlotta Grisi ni la Cerrito ; M. Meyerbeer tremble pour son divertissement ; son chorégraphe lui envoie une centaine de patineurs, et le compositeur, ravi de cette nouveauté, invente pour elle les plus charmans patinages qu’ait jamais découverts dans les champs de la mélodie sa féconde imagination. Un jeune savant, notre confrère, M. Foucault, dont le nom vient de grandir ces jours-ci de toute la hauteur d’une importante découverte, nous donne un soir dans son laboratoire une séance d’expériences sur la pile de Volta. Un des assistans se récrie sur la paresse des directeurs de l’Opéra qui n’ont pas encore songé à tirer parti de la lumière électrique ; ce mot parvient à M. Meyerbeer, et voilà la pile de Volta engagée à l’Opéra, et le nouveau soleil du Prophète fait pâlir le vieux soleil du bon Dieu. Enfin Mme Viardot, qui a le malheur de savoir toutes les langues, est obligée d’aller illustrer un théâtre allemand ; plus de Fidès. Vainement on propose Mlle de Lamorlière [sic pour La Morlière], le directeur, qui est un sceptique, n’a pas foi dans cette Fidès, et le Prophète est réduit au silence. M. Meyerbeer part, sa partition rentre dans la bibliothèque du théâtre ; quand tout d’un coup, sans qu’il s’en mêle, sans qu’il y songe seulement, une voix s’élève en sa faveur, une voix limpide et pure, pleine, suave, onctueuse, immensément étendue, qui monte où l’on veut, qui descend où l’on ne voudrait pas, qui chante le style large, le style orné, tous les styles ; quand un contralto véritable enfin, un contralto comme on n’en a, je crois, jamais entendu, s’avise de murmurer en passant à Paris quelques vieux airs italiens pour amuser un instant les habitués de l’Opéra, le soir, avant le ballet.

    Une idée vient au directeur de ce même Opéra, idée lumineuse, incroyable et néanmoins fort juste. Il se frappe le front, il rougit de joie et d’enthousiasme, il est prêt à se mettre à genoux devant soi. Il peut à peine attendre que la cantatrice italienne ait ramassé son dernier bouquet ; et, la saisissant à sa rentrée dans la coulisse : « Mademoiselle, avez-vous ici votre interprète ? — Non, Monsieur. — Ah ! mon Dieu ! quel malheur ! — De quoi s’agit-il, Monsieur ? vous m’effrayez. — Oh ! il s’agit de quelque chose que j’aurais à vous dire, de quelque chose de très important, d’une affaire, d’une idée enfin. — Eh bien ! Monsieur, je vous écoute. — Oui, vous m’écoutez, c’est bientôt dit ; mais moi je ne sais pas l’italien. Comment faire ? (S’adressant au maître de chant.) Voyons, vous, pourriez-vous me trouver un interprète, un Français, un Allemand, un Anglais, un Russe, n’importe qui, un homme ou une femme enfin qui sût l’italien ? — Pourquoi faire ? — Je n’ai pas de compte à vous rendre. (S’adressant au souffleur.) Savez-vous l’italien ? — Non, Monsieur. — Que le diable vous emporte ! (Apercevant l’ustensilier du théâtre.) Ah ! voilà mon affaire. Gattino ! Gattino ! — Monsieur ! — Vous avez un nom italien ; je sais qu’il signifie petit chat, mais voilà tout ce que je sais de ce diable de jargon ; vous devez le parler, au contraire, vous, et le parler couramment, n’est-ce pas ? — Monsieur, je suis né à Fontenay-aux-Roses, et je vous assure que j’étais loin de me douter de la signification de mon nom. » Le directeur fait une grimace d’impatience, il tire sur son épaule le collet de son habit, il agite son coude. Ce tic qu’il a est l’indice d’une grande agitation. Il ne sait enfin à quel démon se vouer, quand la cantatrice étrangère, qui le suivait depuis le commencement de son voyage à la découverte d’un interprète et qui ouvrait tout grands ses beaux yeux romains, n’y tenant plus, part d’un vigoureux éclat de rire. — « Ma, caro signore direttore, io posso parlare la lingua francese senza difficultà. Non e bisogno d’un interprete. Venite quà ! — Ah ! vous savez le français ! Parlez donc ! Voici ce dont il s’agit. Voulez-vous apprendre le rôle de Fidès du Prophète ? — Non. — Ah ! mon Dieu, pourquoi ? — Parce que je le sais. — Vous le savez, en français ? — En français. — Et voulez-vous le jouer ? — C’est un peu fatigant ; mais, comme il ne fait pas encore très chaud, je puis bien vous promettre quelques représentations. — Quand voulez-vous débuter ? — Quand il vous plaira. — Oh ! mais cela tient du prodige ! vous êtes une vraie divinité, une déesse bienfaisante ; nous allons faire courir tout Paris. Dix mille, vingt mille, trente mille, quarante mille francs….. — Si, e quanti per me ? — Je ne comprends pas l’italien. — Bien ! en ce cas, je vous amènerai demain mon interprète, et vous vous entendrez avec lui. »

    Et voici comment Mlle Alboni est venue compléter les bonheurs de M. Meyerbeer et nous rendre la partition du Prophète dont Paris se croyait privé jusqu’à l’hiver prochain.

    Malgré le péril réel qui existait pour elle dans certaines formes du style de M. Meyerbeer, malgré les exigences de mouvemens et de pantomime de ce rôle célèbre, malgré les puissans et dangereux souvenirs de Mme Viardot, Mlle Alboni a, de prime abord, conquis les suffrages de l’assemblée nombreuse accourue pour l’entendre….. et la voir. Son succès a été général, très réel et très grand.

    Il est inutile de revenir sur l’étendue, la justesse, le velouté, la beauté incomparable de sa voix ; sur son agilité dans les traits, sur sa plénitude dans le chant large et posé. Tout cela est connu, prouvé, dit et redit en prose, en vers et même en galimatias. Il est important de constater seulement que Mlle Alboni, en chantant sans y rien changer le texte musical de Meyerbeer, en chantant avec sa méthode et son sentiment propres et sans chercher à se rapprocher de la méthode ni du sentiment de son admirable devancière, Mme Viardot, a charmé, ravi, entraîné, ému le public de l’Opéra, et montré même certaines parties du rôle de Fidès sous un jour nouveau. L’air O mon fils ! si plein d’accablement et d’une tristesse si tendre, le duo avec Bertha, celui avec Jean, et le grand air Comme un éclair ont été tour à tour pour elle l’occasion d’un véritable triomphe. Il entrait autant d’étonnement que d’émotion dans les impressions de l’auditoire. On se récriait de toutes parts sur la douce puissance de cet organe enchanteur qui arrive à l’effet dramatique par les nuances du son calme seulement ; sur cette assurance d’une Italienne, habituée aux molles complaisances des opéras-concerts de l’école ultramontaine, et placée à l’improviste au milieu du terrible arsenal musical du maître allemand ; on admirait son irréprochable prononciation d’une langue qu’elle chantait pour la troisième fois à peine de sa vie. On devrait seulement l’avertir qu’il n’y a pas d’accent grave dans la première syllabe du mot allons.

    Comme actrice, Mlle Alboni s’est montrée intelligente en ne visant point aux grands effets de scène de Mme Viardot. Elle est restée néanmoins toujours dans le vrai ; c’était bien la vieille Flamande, au visage toutefois un peu trop jeune, voire même un peu trop beau. Et, comme un critique l’a fort judicieusement fait remarquer, elle nous a montré la mère du Prophète plus mère et moins fanatique que n’avait fait Mme Viardot. J’avoue que, pour ma part, je m’attends toujours dans certaines désinences de phrase, dans certains accens, à un élan d’âme et de voix que Mlle Alboni me laisse attendre parfois inutilement ; que cet élan, que cet effort même, si l’on veut, me manque, et que je souffre de son absence, mais ces occasions sont rares ; en écoutant souvent Mlle Alboni, je finirais sans doute par rompre nos habitudes à cet égard, et par admirer continuellement comme tout le monde la beauté de cette voix et de ce chant sans rien leur demander de plus qu’ils ne donnent. Peut-être aussi Mlle Alboni, en chantant plus souvent la musique mouvementée, accidentée des maîtres modernes, acquerra-t-elle un peu de cette ardeur musicale sans laquelle quelques uns ne peuvent jamais être entièrement satisfaits. Je voudrais être très jeune et très beau ; je tâcherais de lui inspirer une passion malheureuse, de la tromper, de la battre un peu de temps en temps ; au bout de trois ou quatre ans d’exercices et de chagrins de cette nature, le talent de Mlle Alboni serait quelque chose de merveilleux et de complet sous tous les rapports.

    Roger, électrisé par son émule, a trouvé de nouveaux élans et de belles inspirations pour ce rôle de Jean de Leyde, qu’il perfectionne chaque jour. Dans la scène du couronnement surtout, il s’est montré chanteur et acteur remarquable, et il a exercé pendant une demi-heure une véritable fascination sur toute la salle.

    Mme Hébert-Massy, dont la voix agile a beaucoup de timbre et d’éclat, l’a fort bien secondé.

    Cette représentation annonce pour l’Opéra une succession de recettes splendides, et nous fait espérer que Mlle Alboni deviendra une cantatrice française, dévouée au grand drame musical moderne, auquel elle est sans doute appelée à donner une physionomie et une gloire nouvelles.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 mai 2011.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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