FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 25 AVRIL 1850 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation du Songe d’une Nuit d’été,
opéra-comique en trois actes, de MM. Rosier et Ambroise Thomas.
Il ne faut pas se laisser abuser par le titre ; il n’y a rien à redouter dans cet ouvrage pour les amis de la saine littérature. Nous n’avons point affaire ici à Obéron, à la belle Titania, à notre ami Puck, à Graine de moutarde, à Fleur des pois, à Toile d’araignée, à Thésée, duc d’Athènes, à l’amazone Hippolyte, ni à l’objet de la tendresse de la Reine des Fées, ce brave savetier athénien qui a une tête d’âne et qui s’appelle… Bottom. (Cherchez dans un bon dictionnaire anglais l’une des significations de ce mot.) Non, l’auteur sait trop combien le spectateur français doit être respecté, pour aller produire sur la scène de l’Opéra-Comique une fantaisie shakspearienne de cette nature. Il n’ignore pas qu’au lieu des nombreuses représentations que son ouvrage va obtenir, celui de Shakspeare, si bien mis en scène et si bien joué qu’on le suppose, n’eût été supporté que pendant la moitié d’une soirée, tout au plus. Et quels sifflets ensuite ! quelles huées ! c’est à faire frémir. Le public de ce théâtre est en grande partie composé de gens de lettres qui n’ont d’autre opinion de Shakspeare que celle ci : « Shakspeare est un Anglais qui a fait des tragédies où l’on voit des rats qui se font tuer derrière une tapisserie. C’est bête comme tout. » Une pareille définition d’Hamlet, appliquée à tous les chefs-d’œuvre du poëte, n’est-elle pas merveilleuse et digne d’être imprimée en lettres d’or ? Bien que les idées des indigènes de la rive droite de la Seine ne diffèrent pas beaucoup à ce sujet de celles des peuplades de la rive gauche, M. Bocage a pourtant eu cet hiver l’audace d’annoncer la prochaine représentation à l’Odéon du Songe d’une Nuit d’été (du véritable), traduit par M. Méry et orné de la délicieuse et piquante musique que le Roi de Prusse a fait écrire à Mendelssohn pour ce chef-d’œuvre. Il est vrai que l’audacieux projet n’a pas encore été réalisé, mais il le sera. Et certes M. Méry est bien l’esprit du monde le plus propre à tourner les difficultés d’une pareille traduction. Je suis curieux de savoir seulement s’il osera traduire le nom du bien-aimé de Titania. Quant à l’exécution musicale, elle doit être confiée à la direction de M. Auguste Morel, l’un des hommes de notre temps qui unissent le plus de goût, de science réelle et d’amour de l’art à un mérite musical et littéraire incontestable. Mais lui donnera-t-on les moyens nécessaires pour produire dignement cette curieuse partition de Mendelssohn ? C’est une question capitale et qu’on a trop de raisons de faire quand il s’agit de l’introduction de la musique dans les théâtres non lyriques, tels que l’Odéon. Voyez ce qu’on a fait à la Porte-Saint-Martin pour M. Boulanger, compositeur de mérite, lauréat de l’Institut, qui vient d’écrire un bon nombre d’excellens morceaux pour le drame de Toussaint Louverture. En général, le directeur promet d’abord monts et merveilles : orchestre puissant, chœur nombreux, belles voix, etc. Il tient ordinairement la moitié de ses promesses. Le résultat est presque supportable aux trois premières représentations ; puis la quantité des exécutans et la qualité de l’exécution s’abaissent rapidement, on fait des économies de jour en jour plus terribles, et l’on arrive bientôt à ne laisser entendre qu’une caricature de la partition, quand ce n’est pas un vrai charivari digne des plus misérables tréteaux de la province.
C’est que malgré la modicité des appointemens qu’on donne aux choristes et aux musiciens, cette dépense accidentelle surajoutée aux frais ordinaires d’un théâtre littéraire devient d’autant plus considérable que l’empressement du public parisien n’est pas toujours des plus vifs à aller entendre des compositions qui dérangent ses chères habitudes. De là l’impossibilité pour un directeur de persister longtemps dans ses bonnes intentions. En outre pour certains rôles d’un drame fantastique tel que le Songe d’une Nuit d’été, il faut des acteurs presque introuvables.
Le moyen de supporter une jeune femme, si peu pourvue d’appas qu’on la suppose, dans le rôle leste, fringant, étincelant, du Lutin Puck, qui devrait être représenté par un charmant et spirituel petit garçon de dix ans tout au plus !… Et une femme qui chante lourdement, quand Puck devrait avoir une voix de cristal et vocaliser avec la légèreté d’une flûte ! C’est tout au plus si l’incomparable agilité de Mme Ugalde eût pu y suffire. Pauvre Mme Ugalde !
Je n’ai pas vu représenter le radieux poëme de Shakspeare à Berlin : j’ignore donc comment la difficulté que je signale y a été vaincue, si tant est qu’elle ait pu l’être ; c’est à Breslau qu’il m’apparut pour la première fois ; et je dois dire que la jeune actrice chargée de représenter Puck rassemblait à Puck comme Lablache assemble à Ariel. L’orchestre était assez bon ; les chœurs me parurent faibles, les danses plus médiocres encore ; tout le peuple des lutins et des fées me sembla sans physionomie, sans flamme dans les yeux, fort lourd, fort laid et costumé sans goût ni grâce. Et néanmoins, l’enivrement où me plongea ce qui restait de Shakspeare dans cette grossière ébauche ne peut se décrire. Je sortis du théâtre dans un état de vertige ; il me semblait être amoureux de Titania malgré son caprice étrange pour le stupide Bottom, courir au travers de la foret magique sur les traces d’Hermia, guidé par les étincelles que le malicieux petit Puck, avec ses yeux-diamans, lançait en riant dans sa fuite ; j’entendais les imperceptibles trompettes d’or des gardes lilliputiens d’Obéron sonner leurs fanfares aigres et faibles comme l’écho de la voix des cigales ; puis je palpitais sous le noir regard de la fière Hippolyte ; j’avais des accès de fureur mêlés de rire à l’idée de Bottom laissant gratter sa tête d’âne par les doigts de rose de la divine Titania. Et dans un coin du ciel bleu j’entrevoyais la belle figure de Shakspeare souriant doucement aux folles évolutions de ce microcosme de sa création…. Shakspeare….. Shakspeare !…. cet Anglais qui a fait des tragédies bêtes comme tout, où l’on voit des rats qui se font tuer derrière une tapisserie !!!…….
M. Rosier a donc sagement fait de n’emprunter au poëme anglais que son titre, et, au lieu de l’œuvre, de faire comparaître l’auteur. Voici sous quel prétexte the sweet Shakspeare se trouve avoir ses entrées à l’Opéra-Comique.
On suppose qu’une Reine Elisabeth, jeune, joliette, cantatrice distinguée et parente très éloignée de la terrible sœur de Marie Stuart, a grande envie de voir le poëte dont la gloire commence à illuminer l’Angleterre. Pour y parvenir, Elisabeth imagine de s’introduire masquée, en compagnie de sa dame d’honneur Olivia, masquée comme elle, dans une taverne où un banquet va être offert à Shakspeare. Ou plutôt non, la Reine et sa suivante se promenaient dans un bois voisin de la taverne quand un violent orage force nos nobles aventurières de chercher un abri. Une porte est entr’ouverte, celle d’un cabaret, on s’y précipite. On voit une foule de marmitons et de gâte-sauces préparant, sous les ordres de sir John Falstaff, le repas auquel Shakspeare doit assister. Malgré le tumulte, la cohue, les chansons gaillardes en l’honneur de Vénus et de Bacchus, la Reine restera. Elle veut voir Shakspeare, lui parler, le faire rougir de la compagnie qu’il fréquente, de la vie qu’il mène, et le rendre tout entier au culte de l’art pur. Falstaff, l’énorme Gascon britannique, n’a garde de douter, à l’aspect des deux jouvencelles, qu’elles ne soient venues en pareil lieu fascinées par les charmes de sa corpulence. C’est encore une conquête qu’il a faite sans s’en apercevoir ; comme il est bon prince, il n’aura pas la cruauté de les faire languir et leur propose de les emmener sur-le-champ souper avec lui dans l’ombre et le mystère de sa petite maison, quand Shakspeare paraît. Ses vêtemens sont en désordre, sa face allumée par l’ivresse, sa voix voilée et altérée dans le haut ; c’est tout au plus s’il peut atteindre au sol naturel ; il chancelle. La Reine, émue de pitié pour cet homme de génie qui se dégrade, lui adresse un petit sermon emprunté par avance au répertoire du révérend père Mathews, fondateur de la Société de Tempérance, que le poëte écoute assez patiemment. Il finit même par y trouver plaisir. La prêcheuse a si bonne tournure, un air si noble et des yeux si brillans ! « Eh bien ! soit, dit-il, je ne boirai plus que de l’eau ; mais, pour ma récompense, vous allez quitter ce masque jaloux qui me dérobe tant d’attraits. — Impossible. — En ce cas, vous trouverez bon que je noie mon chagrin dans le vin. » Et le voilà qui remplit de malvoisie un de ces verres immenses qu’ont de tout temps préférés les fils d’Albion, et qui le vide d’un seul coup. Elisabeth, épouvantée de la monstrueuse libation, réitère ses instances. Nouvelle proposition du poëte, nouveau refus de son inconnue. Seconde coupe de malvoisie, suivie d’une troisième et de tant d’autres que Shakspeare, après avoir blasphémé la poésie, l’amour et la gloire, finit par tomber ivre mort. (Oh ! monsieur Rosier !…) Le conquérant sir John, qui s’était un instant rapproché de la salle du festin, revient alors et presse les deux belles de partir avec lui. Mais en prenant son chapeau, il y trouve, à son grand étonnement, un ordre du shérif de faire transporter secrètement Shakspeare dans le parc de Richmond. Falstaff, maudissant le contre-temps, se met en mesure d’obéir, et remet à ses deux victimes la clef du mystérieux réduit qu’il possède précisément dans ce beau parc, et où il viendra les retrouver aussitôt que sa mission sera remplie.
Au deuxième acte, une barque discrète glisse en effet sur les eaux dans un endroit écarté du parc de Richmond, et Shakspeare, toujours endormi, est doucement déposé sur le gazon.
Tout est calme, la lune rêveuse se glisse au travers du feuillage des grands arbres immobiles. La fraîcheur de la nuit a bientôt rendu au dormeur l’usage de ses sens et de sa raison. Il se lève, il regarde autour de lui, et ne peut se rendre compte de ce qui s’est passé. Tout à coup une voix fraîche et légère fait retentir le parc de mélodieux gazouillemens. Bien plus, un gracieux fantôme blanc, une ombre ravissante, une fée diaphane semble glisser sur les fleurs en s’approchant du poëte éperdu. Et ces mots prononcés par une voix émue frappent son oreille : « Je suis ton génie. Tu m’avilis, tu me profanes en d’indignes débauches. Je te quitterai bientôt si tu ne changes d’existence ; et je viens t’avertir avant de t’adresser un éternel adieu. » Shakspeare, qui recommence à y voir très clair, et connaît trop bien les esprits pour y croire, se précipite aux pieds de la charmante apparition : « Parle encore, lui dit-il, et prolonge le charme ineffable que j’éprouve à t’écouter. » Il s’exalte de plus en plus ; l’ombre fuit, il la suit, il va la saisir, quand d’un pavillon voisin sort la dévouée Olivia qui, voyant l’embarras de la Reine, se jette rapidement entre elle et Shakspeare, et dérobant ainsi la fuite de S. M., se laisse saisir à sa place. Au même instant, et par un de ces hasards malencontreux qu’on ne voit guère que dans les pièces de théâtre, le fiancé d’Olivia, Latimer, un ami de Shakspeare, que j’ai oublié de mentionner, sort d’un bosquet et surprend celle qu’il aime en conversation très agitée avec le poëte. Il se croit trahi et provoque Shakspeare. Au bruit des épées qui se croisent la pauvre Olivia tombe évanouie en poussant un cri. La Reine alors d’accourir, et dans son trouble, oubliant toutes précautions, se laisse reconnaître par Shakspeare qui vient, d’un vigoureux coup d’estoc, d’étendre Latimer sur le pré.
De retour à Londres, la Reine et sa confidente mandent auprès d’elles le véridique sir John, et dans une scène heureusement imitée du premier acte de la tragédie de Henri IV, le font se prendre lui-même dans un réseau de mensonges qu’il jette avec un aplomb imperturbable en réponse aux questions qui lui sont adressées. Falstaff ne veut pas compromettre son ami Shakspeare dont le combat dans une résidence royale lui est parfaitement connu :
« Vous étiez à Richmond cette nuit, sir John ? — Oui, Madame. — Ne s’y est-il rien passé d’extraordinaire ? — Mais… rien. — Vous n’avez rien vu ? — Rien. — Rien entendu ? — Rien. — Il nous est revenu pourtant qu’on s’y était battu, et qu’après avoir tué son adversaire l’un des combattans s’était jeté dans le lac. » Voyant que la Reine sait tout, Falstaff renonce à mentir, avoue le duel de Shakspeare, mais désabuse Elisabeth sur le sort de Latimer et de Shakespeare. Le premier est tombé parce que le pied lui a manqué, mais sans atteinte du fer de Shakspeare. Celui-ci, retiré du lac sain et sauf, en a été quitte pour changer d’habits. La Reine alors ordonne qu’ils soient tous les deux mandés au palais. Shakspeare arrive le premier, et ne doute plus en revoyant la reine qu’elle ne soit la belle inconnue du parc de Richmond. Mais telle n’est point la volonté d’Elisabeth. Shakspeare a fait un rêve, un songe d’une nuit d’été ; la Reine ordonne qu’il en soit ainsi. Il n’y a rien de réel dans l’apparition qu’il croit avoir vue à Richmond, pas davantage dans son duel ; et la preuve, c’est que voici Latimer bien portant. Le poëte, qui croyait avoir tué celui-ci, et ne peut d’ailleurs s’expliquer son arrivée dans le parc, finit par croire qu’il est le jouet d’une hallucination étrange ; sa tête s’égare, il se croit fou. Que lui importe la vie maintenant, si sa raison a fui emportant son génie ? Il n’a plus qu’à mourir. Mais d’un mot dit à voix basse par la Reine, Shakspeare apprend enfin que son rêve a bien été une réalité. Un éclair de joie passionnée brille aussitôt dans ses yeux et s’éteint sous le respect. Mais l’inspiration s’est ranimée au cœur du poëte ; et, refoulant aux profondeurs de son âme un amour inutile dont la rapide ardeur a suffi pour détruire en lui toute inclination basse, tout instinct indigne de s’allier au génie, Shakspeare régénéré sent sa puissance créatrice plus grande que jamais.
Ce livret, écrit avec la distinction de style et l’esprit que l’on connaît à M. Rosier, est en outre habilement disposé pour la musique. Le chant n’y est point substitué au dialogue et réciproquement, ainsi que nous le voyons quelquefois, même dans les meilleurs ouvrages représentés à l’Opéra-Comique. D’heureux contrastes y sont ménagés pour le plus grand avantage du compositeur, et la variété des caractères et des scènes est suffisante pour ne point engendrer de monotonie dans la partition. M. Thomas est doué de la facilité de production que possèdent en général les musiciens connaissant à fond toutes les ressources de leur art, facilité qu’il ne faut point confondre avec celle dont sont atteints quelques autres compositeurs, et qui fait s’écouler de leur plume en jet continu les plus fades vulgarités. On voit seulement qu’il a été élevé à Paris, qu’il a entendu beaucoup de musique de Paris, et qu’il veut plaire avant tout au public de Paris, mais sans employer pour y parvenir aucun des moyens que l’art réprouve, ou en les employant si peu, toutefois, que c’est à peine si l’occasion se présente de les signaler. Ainsi on trouve, il est vrai, dans son orchestre l’usage cher à tous les compositeurs d’Opéras-comiques, de ce petit morceau de fer qu’on nomme le triangle, et qui ne devrait figurer dans un orchestre que pour y produire un effet spécial et parfaitement motivé. On regrette d’y entendre aussi la grosse caisse frapper violemment les temps de la mesure seulement pour augmenter la force du bruit : mais on entend l’un et l’autre de ces instrumens rarement, et il est aisé de voir que M. Thomas ne partage pas les aberrations du goût parisien, et qu’il en tient compte de temps en temps seulement par politesse, de ne point faire, par une réserve absolue, la critique de ses confrères, pour qui ces erreurs sont des vérités.
L’ouverture de sa nouvelle partition débute par une introduction vaporeuse, charmante, où, sous un fin tissu d’harmonies presque imperceptibles que font scintiller à l’aigu les violons divisés, se déroule, en passant du cornet au cor et au violoncelle, une très heureuse mélodie. Cela donne bien l’idée des accens mystérieux qu’on entend parfois en songe, et qu’on regrette de ne plus ressaisir au réveil. L’allegro qui lui succède a pour thème une phrase pleine de délicatesse et fort originale. Les couplets de Falstaff sont d’un bon comique, mais pourraient être, il m’a semblé, plus caractérisés. La marche des cuisiniers portant processionnellement les innombrables plats qui vont couvrir la table du festin a du fumet et de la saveur. La progression ascendante diatonique que laisse échapper Falstaff en flairant successivement les mets qui passent devant lui est une bouffonnerie musicale excellente. J’aime moins le chœur suivant, au travers duquel Falstaff roule d’assez ordinaires vocalisations. Le duo, le trio qui viennent ensuite et le chœur pour l’entrée de Shakspeare lui sont de beaucoup supérieurs. Le chœur enchaîné aux couplets du poëte me semble trop bruyant et appartenir à ce genre de morceaux que M. Thomas, ainsi que je le disais tout à l’heure, écrit par politesse. Mais la romance de Latimer est toute gracieuse dans son élégante simplicité, et au second couplet un joli accompagnement d’alto vient ajouter encore au charme de la mélodie sans distraire néanmoins l’attention de l’auditeur plus qu’il ne convient. Boulo a fort bien chanté ce morceau, écrit d’une façon on ne peut plus favorable aux qualités comme aux défauts de sa voix. L’air de la Reine, pendant le sommeil de Shakspeare, est plein de sentiment et d’élégance. Le chœur des convives avinés, à trois temps brefs, produit de l’effet. Dans le final, il résulte un contraste charmant de l’opposition d’une mélodie douce chantée par Latimer avec une autre mélodie instrumentale qui se déroule en même temps dans l’orchestre.
Le second acte débute par un petit chef-d’œuvre, par un chœur de chasseurs élégant, neuf, mélodieux, très bien modulé et nuancé, et dont les enchaînemens harmoniques sont pleins d’originalité. Ce morceau a été redemandé avec de bruyantes acclamations. Il est du reste parfaitement exécuté par les choristes hommes de l’Opéra-Comique, qui chantent fort bien le sotto voce. C’est un succès pour eux et pour leur habile maître de chant, M. Cornette. Le chœur des chasseurs du Songe d’une Nuit d’été est destiné à servir de pendant à celui du Freyschütz. Ainsi, attendons-nous à en être bientôt obsédés par les orgues de Barbarie, par les pianistes de onze ans, par les étudians en médecine qui jouent de la flûte et du cornet, par les bandes militaires du second ordre, par les auteurs de vaudevilles, qui feront des paroles sur cet air-là, sans compter les contredanses, les galops, les polkas, les redowas qu’on saura bien en extraire pour les bals de toute dimension, de tout genre et de tout lieu. Car la différence de mouvement, de rhythme, de mesure et de caractère n’est pas un obstacle pour les fabricans de cette sorte de denrée dansable ; ils trouvent toujours le moyen de s’arranger ; ils tireraient une polka d’un De Profundis.
Dans le duo entre Latimer et Falstaff se trouve une vocalise à deux voix que Boulo et Bataille ont fait valoir. Il ya de la vigueur dans la coda de ce morceau. J’aime moins l’autre duo que chantent Shakspeare et la Reine, l’ensemble en est joli pourtant. Le chœur qui termine l’acte est bien conçu et produirait plus d’effet sans la grosse caisse que l’auteur a placée là, toujours par politesse.
Au troisième acte, on remarque un air de la Reine, fort difficile, en raison de la multitude de traits et de caprices vocaux dont il est semé ; l’allegro en est charmant. Après un duo plein d’expression, bien chanté par Mlle Grimm et Boulo, viennent des couplets de la Reine, qui ont partagé à juste titre, avec le chœur des chasseurs, les honneurs du bis. Ces couplets : C’est un rêve, dont la mélodie rappelle un peu le style des airs écossais, ont fait à tout l’auditoire un plaisir extrême. Rien de plus frais, de plus gracieux, et en même temps de plus original. L’auteur ne pouvait mieux couronner sa riche partition.
Le Songe d’une Nuit d’été a obtenu un brillant succès, et il sera certainement aussi, 1’an prochain, le songe de nos nuits d’hiver. L’exécution, du reste, en est remarquable sous presque tous les points. Bataille est un excellent Falstaff : il a compris ce caractère et il sait le reproduire, sans charge, avec beaucoup de rondeur et d’esprit. Boulo (Latimer) tire tout le parti possible, je l’ai déjà dit, de sa voix faible et douce, dans des morceaux bien appropriés à ses forces et à son genre de talent.
Couderc, qu’on revoyait après huit ans d’absence, a été accueilli en artiste chéri du public ; il a toute sorte de droits à cette affection et à l’accueil flatteur qui lui a été fait. Couderc représente Shakspeare d’une façon très digne et très intelligente, et sa dernière scène avec la Reine au troisième acte lui a valu un beau succès. Mlle Grimm chante bien le rôle d’Olivia. Quant à Mlle Lefebvre, chargée presque à l’improviste de remplacer Mme Ugalde, pour qui ce rôle difficile avait été écrit, Mme Ugalde, l’étonnante vocaliste qui se rit de toutes les difficultés du chant orné comme des caprices les plus fous des compositeurs, et qu’une maladie grave a forcée de partir pour Nice, où elle devra garder un silence absolu pendant un an peut-être ; Mlle Lefebvre, dis-je, est sortie triomphante de l’épreuve. Sa voix est claire, vibrante, étendue (elle donne un mi bémol aigu dans je ne sais quel passage et très pur et très juste), elle paraît être musicienne, les traits, les broderies, les arabesques vocales ne sont qu’un jeu pour elle et ne servent qu’à faire briller l’agilité de sa voix et la sûreté de ses intonations. Apres la perte cruelle, mais momentanée, nous l’espérons, de Mme Ugalde, il faut convenir que M. Perrin a eu un bonheur insolent de trouver à la remplacer aussi bien. L’orchestre, sous la direction précise et animée de M. Tilmant est resté irréprochable. Les décors du Songe d’une Nuit d’été sont soignés ; celui surtout qui représente au deuxième acte le parc de Richmond vu de nuit au clair de la lune est d’un bel effet.
Mlle Alboni. — Mlle de La Morlière.
Les répétitions de l’Enfant prodigue se continuent avec activité, et nous pouvons espérer de voir le nouvel ouvrage de MM. Scribe et Auber avant la saison des ardeurs caniculaires. En attendant, voici Mlle Alboni qui se charge de remplir une fois ou deux par semaine la vaste salle de l’Opéra. L’air d’Arsace de la Sémiramide et celui de la Cenerentola, flanqués de quelque menu chef-d’œuvre de Beethoven ou de Weber, pour avoir le droit d’intituler cela concert, y suffiront. L’attrait de ce talent si magnifiquement calme et beau, de cette voix que rien n’émeut et qu’on ne peut entendre pourtant sans émotion, est irrésistible, à l’Opéra surtout. Je ne sais s’il n’y a pas des relations secrètes et très puissantes, entre certaines voix, certaines compositions même, et le local où elles sont entendues. Je puis dire seulement, au sujet de Mlle Alboni, que je l’ai admirée à Covent-Garden et à Hanover-square, à Londres, au Théâtre-Italien et à l’Opéra de Paris, et que son succès dans ce dernier théâtre a toujours dépassé de beauconp celui qu’elle obtenait ailleurs. Sa voix y paraît plus forte, plus pleine, plus expressive même ; c’était exactement l’inverse à Covent-Garden.
Le succès de Roger et de Mme Laborde dans les Huguenots, celui de Mme Jullienne et de Masset dans le Freyschütz se consolident en outre à chaque représentation. De là le peu d’inquiétude qu’on manifeste maintenant sur le sort de l’Opéra, obligé de chanter tout l’été.
Nous ne voulons pas juger Mlle de La Morlière d’après le début qu’elle a fait dernièrement dans la Favorite. On conçoit qu’une jeune personne qui paraît pour la première fois de sa vie sur une scène pareille ait dû ressentir une émotion capable de dénaturer complétement sa voix et son talent.
Nous l’attendons dans un rôle plus favorable au développement des qualités qu’elle possède et que la singulière attitude du public à son égard ne pouvait d’ailleurs lui permettre de montrer. Comment trouver les accens de la passion, de l’amour enthousiaste, devant une salle qui accueille par le rire les plus nobles efforts ? Ce n’est pas ici le cas de dire : « Le parterre a ri, il est désarmé. » Rien de plus armé, au contraire, et, partant, de plus redoutable qu’un parterre qui rit, surtout à l’Opéra. On rit si rarement dans cette solennelle enceinte, on est si étonné quand cela arrive qu’on s’en donne alors à cœur joie ; on rit sans savoir pourquoi, on rit de se voir rire, on rit de dépit d’y rester d’ordinaire si sérieux, on rit de colère d’avoir encore dans l’avenir tant de choses sérieuses à subir ; on rit par prudence et comme par précaution hygiénique contre le spleen. Mais ces phénomènes se manifestent une fois tous les dix ans à peine, on n’en connaît pas la cause. Ils viennent on ne sait d’où, comme la brise qui ride la surface d’un lac au milieu d’un jour calme, et expire aussitôt après. Mlle de La Morlière ne doit point être blessée de cette hilarité étrange, ni attribuer à une ignoble cabale ce qui n’a été que le résultat du hasard. On a ri précisément parce qu’il n’y avait pas de quoi rire ; et si elle reparaissait maintenant dans un grand rôle tel que celui d’Alice de Robert-le-Diable ou de Valentine des Huguenots, je suis convaincu que la salle serait pleine, et que Mlle de La Morlière trouverait un public fort sérieux.
La seconde exécution au Conservatoire de l’Arva de M. Lacombe a été incomparablement supérieure à la première, et cette nouvelle épreuve a doublé le succès de la partition. L’auteur, d’ailleurs moins agité que le premier jour, a conduit avec plus d’aplomb et de sang-froid la nombreuse phalange de ses interprètes, et sa pensée a paru dans tout son éclat.
On a réentendn également avec plaisir au Théâtre-Italien le Sélam de M. Reyer ; quant au Mystère de la Rédemption dont M. Alary a écrit la musique sur les beaux vers de M. Emile Deschamps et Pacini, et dont je ne connais que le poëme, il a été exécuté au milieu des applaudissemens dans le même théâtre, et l’on s’accorde à constater la réalité de son succès. Trois grandes compositions de concert apparues presque en même temps à Paris !… sans compter un opéra en trois actes. C’est assez…. pour qu’on n’accuse pas la musique française de stérilité.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 mai 2011.
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