FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 4 AVRIL 1849 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Les Monténégrins, opéra en trois actes, de MM.
Gérard de Nerval et Alboize, musique de M. Limnander.
Cet ouvrage avait d’abord été écrit pour la scène de l’Opéra ; il fut ensuite reçu au Théâtre-National qui, en expirant, le légua à l’Opéra-Comique. Il a été mis à l’étude, appris et désappris plusieurs fois ; une foule de modifications ont été successivement apportées dans le livret, modifications qui ont dû nécessairement amener le bouleversement plus ou moins complet de la partition. Après tant de vicissitudes, les Monténégrins ont enfin paru samedi dernier, aux acclamations du public de l’Opéra-Comique et à la grande joie de leurs auteurs, qui commençaient à désespérer de pouvoir les produire en scène.
L’action a lieu dans ces terribles montagnes des bords de l’Adriatique, où les hommes passent pour être sombres et durs comme les rochers qu’ils habitent, marchent toujours armés, exècrent tout ce qui est étranger, et s’entretuent pour s’entretenir la main quand personne ne vient des pays voisins leur fournir l’occasion d’exercer leur talent sur le poignard et la carabine. N’est-ce pas là un charmant séjour, et cela ne vous donne-t-il point envie d’aller faire un pèlerinage au Monténégro ? En ce temps-là l’empereur de Russie avait l’idée de s’emparer de cette Arcadie ; d’un autre côté, la France allait, venait, tournait aux environs de Cattaro, sous prétexte de protéger les Monténégrins, et même de les affranchir. C’était la manie de la France à cette glorieuse époque ; elle affranchissait tout le monde, qu’on le voulût ou non. Elle prêchait la liberté et la fraternité universelles à coups de canon. Les Monténégrins étaient les hommes du monde les moins faits pour se rendre à ce mode de prédication. Ils se trouvaient d’ailleurs aussi libres tout au moins que les Français eux-mêmes, et ne concevaient pas ce qui avait pu mettre dans la tête à ces gens d’outre-monts de se constituer leurs défenseurs. De là la colère bien naturelle des braves et fiers Monténégrins, car je ne sache pas de prétention plus révoltante, plus insupportable et plus ridicule en même temps que celle de ces protecteurs de profession, passionnés pour le bien des pauvres gens qui ne leur demandent que de les laisser tranquilles. Napoléon sut pourtant être protecteur obligeant et gracieux quand, dans la première campagne d’Italie, il reconnut sans rire l’indépendance de la République de San-Marino. En apercevant sur son rocher la capitale de cet Etat libre : « Quel est ce village ? dit il. — Général, c’est la République de San-Marino. — Eh bien ! qu’on n’inquiète pas ces honnêtes républicains. Allez, au contraire, leur dire de ma part que la France reconnaît leur indépendance, les prie de recevoir en signe d’amitié ces deux pièces de canon, et que je leur souhaite le bonjour. » Je reviens à mes moutons du Monténégro. Bien que la majeure partie d’entre eux ne veuille pas se laisser tondre, une minorité, néanmoins, s’est prononcée en sens contraire, et veut entrer dans les vues obligeantes de la France. Un certain Giska, poëte improvisateur et joueur de gusla, s’est posé le chef de ce parti peu national. On a beau dire : Il Montenegro fara da se, Giska ne le croit point, et ne voit pour les Monténégrins d’autre moyen d’échapper aux serres de l’aigle russe que de se jeter dans les bras que leur tendent les Français. Andréa, farouche montagnard doué de toutes les vertus alpestres et d’une paire de moustaches de dix-huit pouces de long, dirige le parti opposé. Il abomine en masse les Russes et les Français ; il veut tout tuer, tout massacrer.
Au milieu du conflit que ces divergences d’opinions amènent entre les protecteurs et les protégés, qui ne veulent pas l’être, le colonel français Sergy est tombé entre les mains de ces derniers. Ils vont le fusiller, pour lui apprendre à ne plus se mêler de ce qui ne le regarde pas, quand Béatrice, espèce de bohémienne monténégrine, se jetant au-devant des fusilleurs, obtient la grâce de l’officier. Celui-ci, extrêmement touché d’un si bon procédé, donne sa croix à Béatrice, en lui jurant que si jamais elle a besoin de lui, elle n’aura qu’à lui présenter ce signe de l’honneur, et qu’il la suivra au bout du monde. Plus tard ce même Sergy, imprudent comme un des lapins de La Fontaine, vient se replacer sous le feu des carabines d’Andréa. Il a accepté une mission de son général. Il doit aller passer la nuit dans un château démantelé qu’on nomme la Maladetta ; au lever du soleil, il y ouvrira une dépêche dont il est porteur, et exécutera les ordres qu’elle contient. Ce château a une très mauvaise réputation : il y revient. Le revenant est une femme qui fut admirablement belle il y a deux cents ans ; elle enivre les imprudens qui osent s’aventurer au château dangereux, leur fait faire avec elle toutes sortes de folies jusqu’à trois heures du matin, puis les plonge tout palpitans dans les étangs de feu et de soufre de son infernal domaine.
Sergy, qui ne croit pas un mot de cette tradition populaire, va remplir sa mission, malgré tout ce que Giska dit pour l’en détourner. Au deuxième acte, nous trouvons le colonel dans la grande salle de la Maledetta. Il se dispose, comme George dans la Dame blanche, à bien dormir, en dépit des esprits dont on a voulu lui faire peur, quand l’action de la légende qu’il a entendu chanter la veille semble se réaliser de point en point : les lumières qu’il avait allumées s’éteignent, une explosion formidable ébranle le château, et la revenante paraît une urne à la main (j’allais dire une bouteille) : « Allons, jeune homme ! il faut boire ; enivrons-nous de vin et d’amour. La vie est un voyage, tâchons de l’embellir ; jetons sur son passage les roses du plaisir. — Par ma foi, voilà qui est étrange, dit Sergy ; mais il ne sera pas dit que j’aurai reculé devant un fantôme. Buvons donc » Il tend la coupe à l’infernale Hébé, et n’a pas plutôt bu qu’il tombe tout hébété. Ses idées s’embrouillent ; il sent son intelligence lui échapper ; il se croit empoisonné. « Ah ! mon Dieu ! et ma dépêche, et ma mission ! que va penser mon général ?… » Béatrice, car c’est elle qui est venue déguisée en dame de l’autre monde, au moyen d’un long voile blanc (le voile blanc est très à la mode dans l’autre monde) ; Béatrice donc, qui aime Sergy et sait qu’Andréa veut s’en défaire, a imaginé, pour le soustraire aux coups du farouche patriote, de lui verser un narcotique, grâce à l’action duquel elle pourra faire enlever Sergy du château maudit et le dérober au plomb de ses assassins. En entendant les exclamations entrecoupées du pauvre colonel au moment où il perd connaissance, elle suppose que la dépêche dont il parle pourrait le compromettre même auprès des Monténégrins amis des Français, et se hâte de la brûler. Les partisans d’Andréa sortent alors des réduits secrets de la Maledetta, et s’élancent sur Sergy, endormi, pour le poignarder. Giska se montre aussitôt à la tête d’un grand nombre de femmes qui viennent prêter main-forte à Béatrice, et empêcher leurs hommes de faire ce mauvais coup. Ce sont des cris à réveiller un mort ; mais Sergy, n’étant pas mort, n’a garde d’interrompre son somme. Au contraire, il prend en dormant des attitudes délicieuses. On dirait du jeune Iule, fils d’Enée, transporté par Vénus sur le mont Ida, et reposant sur un lit de thym et de marjolaine. Les Monténégrines font tant, que le bel endormi échappe pour le moment à ces fers homicides. Mais ce qui est différé n’est pas perdu, on fusillera Sergy demain matin. Au troisième acte, nous retrouvons la foule des bons Monténégrins, des amis des Français, sur la plate-forme élevée de la Maledetta ; ils sont venus là pour assister au lever du soleil. Nouvelle preuve que,
Quand on fut toujours vertueux,
On aime à voir lever l’aurore.
L’aurore lève (pour parler comme la chanson), et elle n’a pas plutôt [sic pour plus tôt] levé que nos montagnards se mettent à danser la bourrée nationale et matinale. Giska les interrompt en leur reprochant de se réjouir ainsi quand un malheureux est là près d’eux, attendant l’heure de son supplice. « Prions pour lui, au contraire ! » et tous d’invoquer à genoux la reine des anges pour le pauvre prisonnier. Mais le voici lui-même. Le château étant bien gardé, Andréa ne craint pas qu’il s’échappe et lui a épargné les ennuis du cachot. Giska, dévoilant alors à Sergy sa noble sympathie pour la cause française, lui demande quelle était sa mission dans la Maledetta, de quels ordres il était chargé, en s’offrant de les exécuter à sa place. Sergy ne les connaît pas lui-même : la dépêche qui les contenait et qu’il ne devait ouvrir qu’au lever du soleil lui a été enlevée. Béatrice, accourant, avoue sa supercherie de la nuit précédente et informe Sergy du contenu de la dépêche, qu’elle a lue avant de la brûler. Le général ordonnait au colonel, si la flotte russe, qu’on pouvait aisément apercevoir en mer du haut de la tour de la Maledetta, paraissait s’avancer vers la terre, d’arborer un drapeau au sommet de cette tour ; à ce signal, l’armée française accourrait pour s’opposer au débarquement. En outre, Béatrice a séduit les gardes d’une porte du château, Sergy peut sortir. Il veut auparavant exécuter l’ordre dont il était chargé ; mais il est trop tard, Giska lui apprend que les Français, qui sans doute ont attendu inutilement le signal, viennent de s’éloigner. Tout est perdu, quand le domestique de Sergy, un brave Breton qui, pour sauver son maître, avait couru, à travers une grêle de balles des Monténégrins ennemis, avertir l’armée française du danger où son maître se trouve, revient triomphant, le bras en écharpe, annoncer que tout est sauvé. Les Français arrivent, le canon tonne, les Russes reprennent la mer, Andréa et les siens sont taillés en pièces, Sergy est délivré, il épouse Béatrice, ils sont heureux et ils ont beaucoup de… bouquets qu’on leur jette des loges d’avant-scène avec une adresse et un ensemble admirables.
Ce livret, que je viens, bien à regret, de dépecer d’une si cruelle manière, est intéressant, musical et même, chose rare, orné de poésie en maint endroit. On y trouve [lacune dans le texte?] jamais tomber dans le ponsif vulgaire. M. Limnander ne pouvait mieux rencontrer pour son début. Ce compositeur belge ne nous était connu que par de beaux fragmens de musique de concert qu’il fit entendre, il y a deux ou trois ans, au Conservatoire. Ses tendances musicales sont élevées et sérieuses. Il possède bien les ressources de son art ; son instrumentation (à part l’emploi de la grosse caisse, dont aucun compositeur dramatique ne croit aujourd’hui pouvoir s’affranchir) est intelligente et souvent originale. Il lance quelquefois les masses sonores avec une grande puissance, et les emploie toujours avec une véritable entente de l’effet. Il y a de l’élégance et de l’imprévu dans ses enchaînemens harmoniques, et sa mélodie est en génénéral expressive et distinguée, sinon très neuve.
Ce qu’on reproche à M. Limnander, c’est de ne pas toujours accuser assez nettement la forme de ses grands morceaux, de trop courir d’une idée à une autre. Quant à moi, j’aurais besoin, je le sens, d’entendre encore la partition des Monténégrins pour me former une opinion à ce sujet ; les impressions d’une audition première sont trop fugitives pour ne pas me tenir en garde contre elles. J’ai été souvent amené, après plus mûr examen, à trouver bien conçu et bien formulé tel morceau qui de prime abord m’avait semblé décousu, vague et incohérent. Je dirai seulement, pour me débarrasser tout de suite de la part désagréable de ma tâche, que l’ouverture et quelques morceaux du premier acte sont faibles et peu colorés. Ils sont même loin de faire pressentir les belles choses que la suite de l’ouvrage tient en réserve. Ce premier acte, d’ailleurs, est trop long.
Le trio pour voix d’hommes, Il est bientôt minuit, qui ouvre le second acte, est très bien écrit pour les voix, bien accompagné par les instrumens à vent, et d’un effet excellent. J’aime aussi le duo bouffe qui suit : Va-t’en, Satan ! Il y a là de l’entrain et de bonnes intentions scéniques. La ballade de Giska est d’un tour mélodique piquant et original. Seulement, je suis assez de l’avis de ceux qui, en entendant ce barde monténégrin parler de sa gusla, et en le voyant en pincer les cordes avec tant d’ardeur, se sont demandé pourquoi l’orchestre fait dominer alors les sons du cuivre. N’y avait-il pas moyen d’employer là, de préférence aux trombones, le pizzicato des instrumens à cordes ? C’eût été plus scénique d’abord et ensuite d’un effet musical plus naturel et plus fin. Je sais bien que cet emploi des instrumens de musique par les personnages d’un drame admet plus ou moins de convention ; cependant la latitude laissée au compositeur, en pareil cas, ne saurait aller jusque-là. Il doit toujours alors choisir ses accompagnemens parmi ceux qui se rapprochent le plus de l’indication dramatique. Les trombones paraîtraient sans doute à M. Limnander lui-même déplacés dans la sérénade de Don Juan et dans la romance du saule d’Othello, et il leur préfère de beaucoup la mandoline et la harpe. La scène de l’apparition est fort belle, et l’orchestre y seconde puissamment et dramatiquement les voix. L’effet du chœur invisible chantant à bouche fermée est d’une étrangeté mystérieuse et charmante qui se marierait mieux avec les voix des deux personnages principaux si Mme Ugalde (Béatrice) chantait un peu plus au fond du théâtre et beaucoup plus sotto voce. Le timbre sombre employé dans ce duo par le ténor Bauche est précisément celui qui convient ; et malgré le soin que prend Mme Ugalde de chanter pianissimo, la plupart de ses notes hautes ont encore trop de sonorité relative. A la vérité, il est beaucoup plus difficile pour un soprano que pour un ténor de vaincre cette difficulté.
Le grand final est dramatiquement conçu, les forces vocales et instrumentales y sont bien ménagées, et la dernière phrase chantée par toutes les voix d’hommes à l’unisson émeut et entraîne. Au troisième acte, une prière sans accompagnement a obtenu et mérité les honneurs du bis. Il était difficile de ne pas rappeler plus ou moins dans ce morceau la belle prière de la Muette de M. Auber. M. Limnander pourtant a su se garantir de toute réminiscence ; car une cadence plagale indiquée par le mouvement naturel des accords ne saurait être ainsi qualifiée. Le grand trio entre Béatrice, Sergy et le barde, a du mouvement dramatique et un élan enthousiaste qui s’est bien vite communiqué à l’auditoire. Je ne puis dire toutefois que la mélodie m’en semble irréprochable sous le rapport de la distinction ; je doute même que le grupetto aigu lancé avec tant de bonheur par Mme Ugalde appartienne bien réellement au style exigé par une pareille scène. Mais le public a rugi comme un lion amoureux à ce tour de gosier de son soprano favori, et je suis bien sûr que ni la cantatrice ni l’auteur ne donneraient ce grupetto pour vingt mille francs ou plus encore. Je ne sais si le thème du dernier chœur « Monténégrins, Dieu vous protège », est emprunté au répertoire si riche des airs nationaux de la côte de l’Adriatique ; mais il a du caractère, et il couronne l’œuvre d’une façon grandiose et solennelle. Les Monténégrins ont obtenu un beau succès qui va continuer et accroître la fortune de l’Opéra-Comique. Trois morceaux ont été répétés, ce sont : le chœur à bouche fermée, la prière et la stretta du trio final. On a redemandé les principaux acteurs, et le nom des auteurs a été accueilli par une trombe d’applaudissemens. Les avis sont partagés au sujet de M. Perrin, le nouveau directeur : les uns prétendent qu’il a l’esprit d’avoir du bonheur, les autres qu’il a le bonheur d’avoir de l’esprit ; on oublie seulement ce qui, en fait d’art, vaut mieux que l’esprit et le bonheur, on oublie que M. Perrin est un artiste.
Ce nouveau succès d’un ouvrage à tendances larges et sérieuses comme celles du Val d’Andorre, est du plus heureux augure pour l’avenir de notre second théâtre lyrique ; il prouve que son public, si longtemps enfant, touche à l’adolescence, et que des compositions de tous les genres et de tous les styles (à l’exception du genre et du style ennuyeux) pourront désormais être présentées avec chances de lui plaire. L’exécution musicale s’y améliore en outre de jour en jour ; Mme Ugalde-Baucé, dont on n’avait jusqu’à présent admiré que la grâce et une vocalisation d’une agilité incomparable, s’est montrée cantatrice dramatique dans tout ce qui n’exige pas une force excessive. Le débutant Bauche a une voix de ténor sinon bien pure, au moins touchante et toujours juste ; il la ménage habilement dans les passages énergiques, et mieux encore dans ceux qui demandent des accens mystérieux et doux ; il a de plus l’habitude de la scène, qu’il a pratiquée longtemps, on le voit, avant de venir à Paris.
Hermann-Léon est très bien placé dans le rôle de Giska ; Mlle Lemercier met de la finesse dans celui de la petite Monténégrine. Sainte-Foy, l’excellent comédien qui a le don de rendre amusant tout ce qu’il dit et tout ce qu’il chante, donne une physionomie à la fois soldatesque et bouffonne au personnage de Folliquet. Les costumes des Monténégrins sont beaux, et la mise en scène fait honneur au savoir et au goût de Henri. C’est la dernière fois que nous aurons l’occasion de louer cet artiste pour son talent spécial de grouper et de faire agir les masses chantantes ; Henri se retire, et l’Opéra-Comique perd en lui non seulement un artiste intelligent et zélé, et un bon acteur, mais aussi un régisseur qui savait maintenir dans le théâtre cette subordination, cet ordre et cette activité dans les études, qui manquent si complétement à l’Opéra.
Mme Jullienne dans la Favorite.
Il ne faut pas que les préoccupations causées par la prochaine apparition du Prophète nous fassent négliger de constater, dans le mouvement musical de ce théâtre, un incident qui a bien aussi son importance : Mme Jullienne a joué pour la première fois le rôle de Léonor dans la Favorite, et son succès a été très grand, ainsi que nous nous y attendions. Il y a longtemps que j’ai prédit à Mme Jullienne qu’elle prendrait rang parmi les cantatrices dramatiques les plus entraînantes : j’avais été frappé de prime abord des éminentes qualités de sa voix. C’est un vrai soprano, de deux octaves d’étendue, d’un timbre strident, dominateur et très juste maintenant. (Mme Jullienne chantait quelquefois trop haut l’an dernier ; ce défaut aujourd’hui a complétement disparu.) De plus, cette voix, cuivrée dans les élans de force, a le rare privilége de s’étendre jusqu’au pianissimo, jusqu’au murmure le plus doux de la tendresse et de l’extase. Elle manque d’exercice pour les vocalisations rapides, mais c’est un très petit malheur : des voix pareilles sont faites pour émouvoir, exalter, agiter leur auditoire par une interprétation chaleureuse, grandiose et vraie des chefs-d’œuvre de la musique expressive, et non pour amuser le public par les gracieuses frivolités du style orné. Mme Julienne a de plus sur l’immense majorité des cantatrices l’avantage incalculable de comprendre et de sentir réellement l’esprit et la passion de ses rôles ; elle n’a pas recours à un masque, à un mécanisme quelconque pour singer la sensibilité et la passion ; on voit que ces deux principes d’émotion sont en elle, que son ardeur n’est pas jouée, que son cœur bat, que sa voix frémit naturellement, qu’elle est vivante enfin, et que son âme brûle et rayonne dans la grande musique dramatique, comme le fluide électrique dans les nuages orageux. Mme Jullienne pourrait chanter la Vestale, Amazilla, Armide, Alceste même, et c’est, à mon point de vue, faire d’elle un magnifique éloge.
Aussi s’est-elle montrée supérieure à toutes ses devancières dans le quatrième acte de la Favorite, cette partie de l’œuvre de Donizetti qui se rapproche le plus, par le coloris du style et la vérité des accens, des modèles éternels que je viens de nommer. Quel parti une direction musicale et artiste de l’Opéra pourrait tirer d’une organisation pareille ! Mme Jullienne, après le quatrième acte de la Favorite, a été rappelée avec un véritable enthousiasme par toute la salle, voire même par le centre du parterre, qui n’était pas chargé du succès ce soir-là, et qui, à l’inverse de ce qui arrive ordinairement, s’est laissé allumer. Car pour être claqueur on n’en est pas moins homme ; quelquefois même homme de goût. Et Marié qui est toujours à l’Opéra, et n’y paraît jamais ! On n’en veut donc rien faire ?
DU CONSERVATOIRE.
5e concert.
Cette séance offrait un intérêt spécial de curiosité, excité par l’annonce d’une composition nouvelle. Il s’agissait d’une scène du Prométhée enchaîné d’Eschyle, traduite en vers français par M. Léon Halévy et mise en musique par son frère, l’auteur de la Juive. M. Halévy avouait en outre avoir fait dans cette œuvre une petite excursion sur le domaine si peu connu de la musique antique. Malheureusement on a attaché un sens trop étendu aux quelques paroles du compositeur à ce sujet ; on s’est attendu à entendre une mélopée, une rhythmopée, différentes de notre mélodie et de notre rhythme, à entendre même une gamme inconnue, etc., etc. Au lieu de cela, la cantate de Prométhée nous a offert seulement de beaux récitatifs, un duo dialogué plein d’un caractère fier et énergique entre La Force et Vulcain, et un chœur d’Océanides d’une admirable couleur, sombre, grand, douloureux, dans lequel l’auteur a fait entendre les deux tétracordes de ce qu’on croit être la gamme enharmonique des Grecs, et dans lesquels se trouvent deux progressions par quarts de ton. L’auteur n’avait jamais eu d’autres prétentions à l’endroit de la musique antique, à l’existence de laquelle, comme art constitué et complet, il ne croit pas plus que nous. Ces quarts de ton ainsi placés en succession descendante ont produit une sorte de gémissement étrange et pénible, dont il est difficile de se rendre compte au premier abord ; cela froisse toutes les habitudes de notre oreille, et pourtant, dans le cas dont il s’agit, ces plaintes des violons et des violoncelles n’ont pas déplu à tout le monde, au contraire, j’aurais voulu, pour ma part, les entendre plus longtemps. Sans doute, M. Halévy aura bientôt une nouvelle occasion de faire exécuter son ouvrage, et nous mettra ainsi à même de mieux étudier nos propres impressions.
Ce concert avait commencé par la brillante symphonie en ré majeur, de Beethoven ; la même qu’on n’osa risquer aux concerts spirituels de l’Opéra en 1826, qu’en lui faisant subir de nombreuses coupures et en substituant à son délicieux andante celui de la symphonie en la, du même auteur, jugé moins médiocre. C’était le bon temps des grands hommes correcteurs. Ont-ils travaillé sur les partitions de Beethoven et de Weber ; les ont-ils perfectionnées et polies ?…
Et voyez l’ingratitude du siècle, on les oublie maintenant, ces hommes inestimables, qui prêtèrent si bénévolement l’appui de leur haute science et de leur goût épuré à ces demi barbares, à ces ignorans de compositeurs allemands, comme l’illustre Cibber et quelques autres ont fait en Angleterre pour les œuvres informes de ce pauvre Shakspeare. Mon Dieu, oui, on les oublie ; et quand on songe à les nommer, ce n’est guère qu’à propos de quelque genre de folie comparable à celle dont on suppose que ces beaux esprits furent atteints. Et leurs travaux ont presque entièrement disparu ; on exécute maintenant au Conservatoire les symphonies de Beethoven absolument telles qu’elles ont été écrites, sans tenir compte des coupures et des suppressions d’instrumens que les maîtres de l’art avaient pratiquées sur elles pour les rendre supportables. Il en est de même de l’autre côté de la Manche ; on y méprise le grand Cibber au point de mettre sur les affiches de certains théâtres : Hamlet, Henri [sic pour Henry] the eighth, Othello, King-John, from the original text ; c’est-à-dire qu’on y pousse l’inconvenance et l’excentricitê littéraires (hâtons-nous dire que c’est dans quelques théâtres seulement) jusqu’à jouer les pièces de Shakspeare d’après le texte de Shakspeare, au lieu de les donner d’après le texte de Cibber. Eh bien ! nous en sommes venus là maintenant pour la musique à Paris ! Tant d’efforts, tant de patience, tant de science et tant de crayons rouges des correcteurs ont été perdus ! Sans la moindre vergogne, on exécute Beethoven from the original text. Le temps ne respecte rien.
Huit jours après ce concert, on donnait dans la belle salle de Sainte-Cécile une séance musicale dont le programme contenait, entre autres choses remarquables, d’importans fragmens du Requiem héroïque de M. Zimmerman. Cette œuvre grave et sévère, et en même temps exempte de monotonie, dont les formes sont toujours habilement variées sans que le style perde de sa noblesse, doit gagner beaucoup, comme toutes les œuvres du même genre, à être entendue à l’église. Le style a capella, dont M. Zimmerman s’est servi pour donner de l’intérêt aux plains-chants qu’il a empruntés à la liturgie, n’a tout son effet que dans les temples et au milieu des cérémonies religieuses pour lesquelles il fut créé. Néanmoins les morceaux de ce Requiem, bien exécutés au concert que dirigeait M. Manerat, ont fait sensation ; l’un d’eux, dont le solo a été chanté par Mlle Lavoye, a même été redemandé.
DARCIER.
Si vous avez aimé le fantastique Hoffmann, si vous l’avez suivi chez le maître de chapelle Kreisler, ou dans la maison mystérieuse où Gluck le conduisit une nuit pour lui jouer Armide à sa manière, ou dans la cave enfumée qu’illuminaient seuls les flammes bleuâtres du punch et les rouges éclairs lancés par les yeux des deux malheureux dont l’un a perdu son reflet, et l’autre son ombre, vous aimez la musique, et vous ne craignez ni les excitations alcooliques ni l’odeur du tabac. Allez donc au passage Jouffroy ; il y a là un immense estaminet où fonctionnent chaque soir deux à trois cents pipes endiablées, pendant qu’à l’une des extrémités de la salle, cachés dans ce nuage malodorant, s’époumonnent, sur un petit théâtre et aux maigres sons d’un piano, six ou sept chanteurs voués à la romance, à la chansonnette, au nocturne et à la ballade caractérisée. On ne les écoute guère : le bruit des conversations, des tasses, des talons de bottes, couvre les notes fausses. Mais vers dix heures du soir, quand la foule et la fumée sont compactes, si vous avez pu parvenir à trouver une place libre auprès du théâtre, vous y verrez apparaître un homme étrange. A son aspect, le silence le plus profond s’établit ; les pipes les plus actives cessent de fonctionner, on avale la fumée des cigares ; le garçon de café s’arrête, ses bouteilles à la main, comme Sysyphe [sic pour Sisyphe] oubliant de rouler son rocher ; la Proserpine du comptoir dit un mot, et les promeneurs sentent leurs jambes frappées d’immobilité, leurs pieds cloués au sol. Voilà Darcier ! Sa figure exprime déjà le caractère du personnage dont il va vous chanter la sombre, ou naïve, ou lamentable histoire. Il est en scène, il agit, il gesticule, il parle en chantant, mais avec une telle verve, une telle profondeur de sentiment, une passion si vraie, si exubérante, en entremêlant son chant d’ornemens si extraordinaires, de notes si imprévues, de cris sauvages, d’éclats de rire, de mélodies désolées, de sons étouffés, tendres, délicieux, qu’on se sent pris, ému, bouleversé, et qu’on en vient à pleurer on à rire de tout son cœur. Darcier est un artiste. Il faut l’avoir vu et entendu pour y croire et s’en faire une juste idée. Ses allures sont du Bohémien pur sang ; il en a la voix et le geste. Après avoir électrisé sa salle par la légende des louis d’or, l’avoir attendrie jusqu’aux larmes en chantant le Départ du Conscrit, il vient boire une chope de bierre et fumer une pipe à l’une des tables du café, comme un simple mortel. Et on l’accueille, et on le choie, on l’étourdit de bravos, on l’écrase d’applaudissemens, on dirait d’un vrai dieu du grand Opéra. Darcier est en outre bon musicien, malgré l’habitude qu’il a prise de traiter la mesure et le rhythme à grandissimes coups de pieds ; on le voit quand il se met au piano, on le voit même dans la manière hardie avec laquelle il désarticule une mélodie. A l’âge de douze ans, il se trouvait un jour, je ne sais pourquoi ni comment, dans une église dont Delsarte dirigeait les chœurs. L’enfant fut frappé par l’accent profond de certaines notes du maître. Il alla l’attendre à la porte de l’église, et l’abordant tout ému : « M’sieu, lui dit-il, je n’ai pas de voix ; mais si vous vouliez… si vous vouliez me donner des leçons, je crois que je chanterais aussi tout de même. » Il avait une fort jolie voix, au contraire ; mais il croyait nécessaire de n’en pas avoir pour bien chanter. « Eh bien, mon ami, répondit l’habile et savant professeur, viens me voir, je te prends pour élève. Tu m’as tout l’air d’avoir raison. » Delsarte, en effet lui apprit la musique et le chant. Quant vint l’âge de la puberté, il lui défendit de chanter jusqu’à la mue complète de sa voix ; mais Darcier ne tint compte de la défense et gâta probablement ainsi un organe qui, tel qu’il est, a pourtant encore du charme et de la puissance, sinon de la fraîcheur. Puis il prit sa volée en province, où, tout en mettant en action le roman comique de Scarron, il devint passé maître en fait d’armes ; il donna indifféremment des leçons de bancal, d’espadon, de briquet, de latte, d’épée, de bâton, de savatte ou de piano. Revenu à Paris, il fait sa fortune en ce moment, en édifiant celle du propriétaire de l’estaminet-lyrique, qui le paie fort cher. Darcier est frère de la charmante actrice de l’Opéra-Comique. Duprez, Roger, tous nos grands artistes sont allés l’entendre ; les poëtes, les compositeurs s’enfument maintenant chaque soir dans son auditoire. Il aurait bientôt un parterre de Rois, si nous en avions encore.
H. BERLIOZ.
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