FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 7 MARS 1849 [p. 1-2].
SOCIÉTÉ DES CONCERTS
DU CONSERVATOIRE.
3e concert.
Il y a ordinairement un tout petit cauchemar dans chaque programme de ces magnifiques concerts ; celui dont nous avons à parler aujourd’hui n’en contenait aucun. Mais avant d’aller plus loin, il serait bon sans doute de bien définir ce que nous autres musiciens de Paris appelons un cauchemar. Il ne s’agit point d’un de ces rêves affreux pendant lesquels on se sent la poitrine oppressée, où l’on se croit poursuivi par quelque monstre, toujours sur le point d’atteindre sa victime, où l’on se sent tomber dans un gouffre sans fond, au milieu de ténèbres épaisses et d’un silence plus effrayant que les rumeurs infernales. Non, ce n’est point cela, et pourtant c’est presque cela. Un cauchemar musical est une de ces réalités inqualifiables qu’on exècre, qu’on méprise, qui vous obsèdent, vous irritent, vous donnent une douleur d’estomac comparable à celle qui résulte d’une indigestion, une de ces œuvres chargées d’une sorte de contagion cholérique qui se glissent on ne sait comment, malgré tous les cordons sanitaires, au milieu de ce que la musique a de plus noble et de plus beau, et qu’on subit cependant en faisant une horrible grimace, et qu’on ne siffle pas, tantôt parce qu’elles sont faites avec une sorte de talent médiocre et commun, tantôt à cause de l’auteur qui est un brave homme à qui l’on ne voudrait pas causer de peine, ou bien parce que cela se rattache à un ordre d’idées cher à un ami, ou bien encore parce que cela intéresse quelque imbécile qui a eu la vanité de se poser votre ennemi, et que vous ne voudriez pas, en le traitant selon son mérite, avoir l’air de vous occuper de lui. Quand ce damnable morceau commence, vous sortez (si vous le pouvez) de votre loge, vous allez dans la rue voir les exercices d’un chien savant ou une représentation de Polichinelle, ou écouter le grand air de la Favorite, miaulé par un orgue de Barbarie et terminé sur la note sensible, parce qu’un sou jeté d’une fenêtre a interrompu le virtuose au milieu de sa mélodie. Vous lisez toutes les affiches ; puis, en regardant votre montre, vous jugez que le cauchemar du concert ne doit plus être à craindre, et vous osez revenir dans la salle ; mais c’est justement là le moment où il sévit quelquefois d’une manière inattendue sur le pauvre musicien qui l’avait fui. Celui-ci rentre, le cauchemar a fini de parler, il est vrai, mais quel est ce bruit ? quels sont ces applaudissemens ? à qui s’adressent-ils ? Hélas ! ces marques de satisfaction sont celles du public ; elles s’adressent au cauchemar en personne, qui se rengorge, et fait le gros dos, et roucoule, et salue modestement. Mon Dieu oui ! le public a trouvé le monstre aimable et agréable, et il remercie le monstre du plaisir qu’il lui a fait.
C’est alors qu’on enrage, et qu’on voudrait être aux antipodes parmi les sauvages, au milieu d’une peuplade de singes de Bornéo, voire même parmi les féroces chercheurs d’or de la Californie ! C’est alors qu’on voit le néant de la gloire, le ridicule du succès qu’obtiennent les chefs-d’œuvre auprès de ces juges capables d’applaudir ainsi les cauchemars……. Et l’on trouve fort judicieux cet orateur antique, se tournant inquiet vers son ami après un de ses discours bien accueilli de la multitude, et disant « Le peuple m’applaudit, aurais-je dit quelque sottise ? » On se calme pourtant, tant bien que mal ; vient une œuvre digne et belle, et le peuple l’applaudit, elle aussi. Oui ! oui ! Beethoven a, lui aussi, du talent ! Et l’on baisse la tête, et l’on se demande ce qu’il y a de vrai, ce qu’il y a de beau, où sont le faux et le laid, quelle différence existe entre le niais et le sublime, si l’homme qui parle et agit ne serait point un cadavre, et si le cadavre ne serait point un penseur bien vivant…. Mais brisons là.
La plus noble conquête……. que l’homme ait jamais faite, ce n’est pas le cheval, ainsi qu’on pourrait le croire d’après M. de Buffon, c’est l’orchestre du Conservatoire. On ne saurait en effet se refuser à une admiration très vive en écoutant et en voyant fonctionner cette grande machine musicale intelligente, si l’on songe à la série de travaux de diverses espèces qu’il a fallu accomplir pour la produire telle qu’elle est. Il faut savoir ce qu’était la musique il y a deux siècles, et par combien de tâtonnemens on a dû passer, quelles murailles de la Chine on a dû renverser pour en faire l’art puissant et merveilleux que nous possédons, art immense sans points de contact avec aucun autre, art raisonné et d’autant plus raisonnable qu’il ne perd pas de vue…. Mais où vais-je ?… Je m’aperçois que je m’embarque dans une phrase qui sent d’une lieue le professeur, le théoricien, le découvreur de la musique philosophale, l’historien critique, philosophique, le défenseur des règles de la fugue, du style lié, du style plan, du style mort, l’ennemi de l’expression et de la vie, l’adorateur de l’orgue, de la messe del Papa Marcello, de la messe de l’Homme armé, des chansons de Geste, le synonyme enfin
Du plus grand cauchemar qui se puisse nommer !
Voyons, voyons… Je me regarde ; j’ai bien l’air d’un homme raisonnable… Eh oui ! ce n’était qu’une fausse alerte, une terreur panique. Je relis ma phrase, et je n’y vois rien de bien précisément stupide. Je voulais, en la commençant, dire seulement qu’à l’audition de l’orchestre du Conservatoire, exécutant avec une si prodigieuse perfection une symphonie de Beethoven ou un acte de la Vestale, on ne pouvait s’empêcher de réfléchir avec effroi et admiration à la somme énorme de travaux intelligens qu’il a fallu accomplir pour arriver à ce résultat ; surtout si l’on tient compte de l’extrême jeunesse de notre art, des préjugés sans nombre, tous plus monstrueux, plus intolérans et plus vivaces les uns que les autres, contre lesquels il a dû lutter, et de la mesquine protection dont les gouvernemens dits amis des arts l’ont en général déshonoré.
Songez à ce qu’il a fallu de dévouement et de génie pour créer des œuvres comme celles dont je viens de parler, au labeur patient auquel les exécutans se sont livrés pour acquérir cette habileté surprenante sur leurs divers instrumens, ce sentiment délicat des nuances, cet instinct de l’ensemble, cet art de se masser, cette puissance de reproduction, qui en font de si admirables interprètes. Pensez encore aux tâtonnemens des facteurs d’instrumens, à ces milliers d’essais, d’expériences diverses, à ces luttes des artistes inventeurs, des Sax de tous les temps, contre les artisans-bornes qui leur faisaient obstacle, pour arriver à la fabrication des machines sonores, à la fois simples et compliquées, dont nous nous servons. Enfin, représentez-vous comme point de comparaison ce que les savans appellent la musique des Orientaux (il y a des cauchemars qui s’obstinent à y croire !) ; figurez-vous un bonhomme de Turc fumant son narguilhé pendant qu’une troupe de gens dont c’est l’état frappent sans rhythme ni raison sur des timbales, des tambourins, des cymbales, au milieu des atroces sifflemens de fifres de diverses dimensions dont chaque concertant bredouille à volonté ce qui lui passe par la tête, et exécutent ce que les savans appellent une symphonie orientale, et ce que nous autres ignorans, mais musiciens, nous nommons tout bonnement un charivari. Mesurez, si vous le pouvez, la distance qui sépare ces virtuoses de ceux de notre Conservatoire, et établissez un rapport entre les œuvres qu’ils font entendre et celles de Beethoven et de Spontini…
Les savans viendront ensuite et écriront des livres pour analyser le caractère spécial des deux écoles ; c’est-à-dire ils viendront encore, car leurs livres sont déjà faits. En contemplant en outre l’assemblée des auditeurs qui assistent à ces beaux concerts du Conservatoire, aussi immobiles, aussi silencieux que les dilettanti turcs, mais sans fumer de narguilhé, il est permis de tenir compte des études plus ou moins complètes qu’ils ont faites, des diverses impressions qu’ils ont éprouvées, et grâce auxquelles leur sens musical s’est développé ; sens occidental, quoi qu’en disent les savans ; car si les amis de la musique ne sont pas des Turcs en général, on a pourtant vu des Orientaux se plaire au bel art de l’occident, tandis qu’on ne trouverait pas, j’en suis certain, dans toute l’Europe dix amateurs capables de supporter les concerts de l’Orient, à l’exception peut-être de quelques habitués de l’Opéra ; tant il est vrai que l’habitude est une seconde nature.
Ce qui voudrait dire en résumé que la salle du Conservatoire, un jour de concert, contenant, avec son armée de musiciens, son public élite de douze cents personnes, retentissant d’accords sublimes dont l’enchaînement exprime de grandes et nobles idées, des passions poétiques, des rêveries où l’âme humaine s’exalte et se divinise, est une espèce de crâne, comme me le disait un jour Balzac, occupé par un vaste cerveau musical. C’est même plus qu’un cerveau, c’est un être humain multiple qui, porté sur les ailes de la musique, a découvert un monde de sensations et d’idées nouvelles et surajoute une existence de luxe et de poésie à son existence de nécessaire et de prose, et en jouit avec un bonheur immense, aux autres hommes inconnu.
Il n’y a point là d’exagération ; je ne dis rien que la vérité. Ce bonheur, plus profond que tous les autres bonheurs, est bien réellement inconnu de la majeure partie de la race humaine. Les arts, dont les uns ne s’adressent qu’à l’intelligence, et dont les autres sont privés de mouvement, ne sauraient rien produire de comparable. La musique (réfléchissez bien à ce que j’entends par ce mot, et ne confondez pas ensemble des choses qui n’ont de commun que le nom) ; la musique, dis-je, parle d’abord à un sense qu’elle charme et dont l’excitation se propageant à tout l’organisme, produit une volupté tantôt douce et calme, tantôt fougueuse et violente, qu’on ne croit pas possible avant de l’avoir éprouvée. La musique, en s’associant à des idées qu’elle a mille moyens de faire naître, augmente l’intensité de son action de toute la puissance de ce qu’on appelle vulgairement la poésie ; déjà brûlante elle-même, en exprimant les passions, elle s’empare de leur flamme ; étincelante de rayons sonores, ellle les décompose au prisme de l’imagination ; elle embrasse à la fois le réel et l’idéal ; comme l’a dit J.-J. Rousseau, elle fait parler le silence même ; en suspendant l’action du rhythme qui lui donne le mouvement et la vie, elle peut prendre l’aspect de la mort. Dans les jeux harmoniques auxquels elle se livre elle pourrait prétendre (elle ne l’a que trop prétendu) à n’être qu’un divertissement de l’esprit, dans ses jeux méthodiques à ne faire qu’amuser l’oreille. Mais quand, réunissant à la fois toutes ses forces sur l’oreille qu’elle charme ou offense habilement, sur le système nerveux qu’elle surexcite, sur la circulation du sang qu’elle accélère, sur le cerveau qu’elle embrase, sur le cœur qu’elle gonfle et fait battre à coups redoublés, sur la pensée qu’elle agrandit démesurément et lance dans les régions de l’infini ; elle agit dans la sphère qui lui est propre, c’est-à-dire sur des êtres chez lesquels le sens musical existe réellement ; alors, libre et souveraine, elle dédaigne son puissant et souvent dangereux auxiliare, l’art dramatique ; elle suffit à tout, et prouve jusqu’à l’évidence l’immensité de son pouvoir et la beauté de son génie.
C’est ainsi que nous l’avons vu se manifester au troisième concert du Conservatoire.
Le programme de cette matinée, je l’ai dit en commençant, ne contenait pas un seul de ces morceaux odieux qu’on accole trop souvent aux chefs-d’œuvre. Le voici :
10
Symphonie en si bémol de Beethoven ;
20 O Filii (chœur sans
accompagnement de Lesring) ;
30 Andante de la symphonie de Haydn (œuvre
75) ;
40 Fragmens de la Vestale de Spontini ;
50 Ouverture d’Euryanthe de Weber.
Personne, je l’espère, ne s’attend à ce que je recommence ici l’analyse tant de fois faite de la symphonie. Elle contient, comme la plupart de ses sœurs, quatre morceaux. Le premier est aussi beau que le second, le second est sublime : le troisième est aussi admirable que le quatrième, le quatrième entraîne, étonne et éblouit.
Et voyez combien la nature se montre cruelle et marâtre pour certains individus en ne leur accordant qu’une organisation musicale….. orientale ! Je me trouvais à Vienne il y a trois ou quatre ans ; je venais d’entendre exécuter par l’admirable orchestre de Kœrntnerthor, dirigé par Nicolaï, cette même symphonie en si bémol dont l’adagio a l’air d’avoir été écrit par l’archange Michel un jour que, saisi d’un accès de mélancolie, il contemplait les mondes en rêvant sur le seuil de l’empyrée. A la sortie du concert, je fus rencontré par un amateur… français (malheureuse France !) qui s’empressa de me parler de ce que nous venions d’entendre. Après une appréciation plus ou moins singulière de l’Oberon de Weber et du talent de Mme Hasselt, qui en avait dans ce concert grandement chanté une scène, M.*** entreprit la symphonie de Beethoven : « Quel non-sens ! me dit-il ; je ne conçois vraiment pas comment M. Nicolaï ose nous donner de la musique pareille ! Cela ne dit rien ; il n’y a pas là dedans l’ombre d’une mélodie. — Comment ! même dans l’adagio vous ne trouvez pas de mélodie ? — Certes non ; cela se traîne ; on ne sait ce que l’auteur veut dire ; point de phrases, du vague, du décousu, des sons incohérens ; voces, praetereaque nihil. »
On dit que j’ai les yeux petits ; je le crois, j’en suis même certain ; mais Dieu sait si j’en ouvris d’énormes à ces mots de mon étonnant compatriote. Ce que je sentis ne fut pourtant que de la surprise mêlée d’un peu de crainte ; comme si, croyant causer avec un homme, je m’étais tout d’un coup et pour la première fois trouvé en face d’un hippopotame. Il en résulta que je fus très poli (on peut me croire, je dirais le contraire, s’il en eût été autrement), je ne dis rien de blessant a M. ***, je ne laissai pas échapper le moindre mot ironique ; j’eus même la bonhomie vraiment patriarcale de discuter un instant avec lui, mais timidement et comme si je n’étais pas bien sûr de ne point en venir à partager son opinion. Ma foi, si je n’ai pas mérité le prix Montyon ce jour-là, il faut en faire mon deuil, je ne l’obtiendrai jamais. Croyez donc au suffrage universel pour les grands artistes !….. M. *** pourtant est un homme du monde, d’un esprit fin et cultivé ; il fréquente habituellement les théâtres lyriques, les concerts, il adore les Italiens, et il comprend et sent la musique tout aussi bien qu’un….. hippopotame. Il ferait un excellent directeur de théâtre lyrique.
Je reviens au Conservatoire. Après la symphonie, que l’auditoire, on le devine, a accueillie avec des transports d’admiration, est venu le chœur O Filii, de Lesring. Je ne veux pas faire le savant en biographie, et j’avouerai tout de suite que je n’avais jamais entendu parler de ce compositeur. Je le suppose mort depuis longtemps dans quelque ville d’Allemagne où il exerçait les fonctions d’un modeste maître de chapelle. C’est déjà beaucoup de risquer cette hypothèse. Il serait plaisant qu’un honnête jeune homme vînt demain me saluer de ces mots : « Mille remercîmens, Monsieur, des éloges que vous avez donnés à mon hymne ; je ne suis malheureusement maître d’aucune chapelle, mais j’ai le bonheur d’être vivant et Allemand, comme vous l’avez avec tant de sagacité deviné. Je suis Lesring. » C’est pour le coup que j’ouvrirais des yeux… de biographe-cauchemar.
Tant il y a que cette hymne O Filii, écrite pour deux chœurs dialogués, dont l’un répond à l’autre comme un écho lointain, est d’un effet délicieux. Les choristes du Conservatoire l’ont rendue d’une façon qui leur fait un très grand honneur ; les nuances de piano obtenues par les voix d’hommes ont même été si remarquables, qu’elles m’ont fait penser aussitôt au chœur de la chapelle de l’empereur de Russie, la plus belle chose de ce genre qui existe au monde.
L’andantc de l’œuvre 75 de Haydn se trouvait placé dans un dangereux voisinage. Le thème en est si gracieux cependant, et traité et ramené avec tant d’art, que la bonhomie de certains accompagnemens et la pauvreté naïve de l’orchestre ne lui ont fait que peu de tort, et qu’on l’a écouté avec plaisir.
Quant aux fragmens de la Vestale, je ne crois pas que depuis 1806, époque de l’apparition de cette partition impériale, ils aient jamais brillé d’un aussi éblouissant éclat. Les rôles de Julia, de la grande vestale, de Licinius et du grand-prêtre avaient été confiés à Mlles Dobré, Poinsot, à MM. Dupont et Depassio, qui les ont chantés, sinon avec une inspiration bien haute, au moins avec fidélité et talent. Je dois même signaler en passant la très belle voix de basse de M. Depassio, élève du Conservatoire. Le chœur s’est montré l’égal de l’orchestre, en verve, en puissance, en justesse, en expression et en belle sonorité. La prière Fille du Ciel, écrite à trois parties, pour premier soprano, second soprano et contralto, a été chantée par les trente-deux jeunes femmes d’une façon remarquable. Dès le début de cette chaste et belle mélodie, toute romaine, toute imprégnée des parfums antiques, et qui se meut avec une si douce gravité sous son voile religieux, l’auditoire a été pris au cœur. Il a en outre remarqué, non sans surprise (tant les idées fausses à ce sujet sont répandues), la prodigieuse richesse de cet orchestre spontinien, écrit il y a quarante-trois ans, et qui ne ressemble à aucun autre, ni dans le présent, ni dans le passé, orchestre dont le coloris est radieux, la force effrayante, et l’expression si juste, qu’il n’y a pas une partie, si obscure qu’elle soit en apparence, dont, après le plus rigoureux examen, on ne reconnaisse l’application ingénieuse et parfaitement raisonnée aux passions et aux mœurs locales du drame pour lequel l’auteur l’écrivit. Sans demander beaucoup à l’habileté technique des exécutans, de combien d’élémens nouveaux Spontini dota tout d’un coup l’instrumentation théâtrale ! avec quelle réserve et quel foudroyant à-propos il sut employer les grands instrumens de cuivre et les instrumens à percussion, qu’on fait hurler à tout bout de champ aujourd’hui, avec la voix enrouée et le désordre brutal d’une grossière ivresse ! Mais j’aurais trop à dire là-dessus : ce n’est pas ici le lieu d’une étude semblable. J’ajouterai seulement que jamais orchestration théâtrale ne sortit aussi triomphante que celle de la Vestale de la dangereuse épreuve d’une exécution au Conservatoire, où, par la lucidité et la perfection même de cette exécution, on peut voir si vite et si bien la boursouflure, le vulgarisme ou la pauvreté d’une partition.
L’orchestre de Spontini est resté debout, majestueux, beau de formes, drapé à l’antique et brillant comme au jour où il jaillit tout armé du cerveau de son auteur.
C’est dans le final de la Vestale surtout qu’on en contemple avec admiration toutes les magnificences. Jamais crescendo ne fut comparable pour son immensité et sa continuelle ascension à celui de ce second acte, qui grandit et s’échauffe pendant une heure entière, pour ne faire explosion qu’au milieu seulement de la stretta du dernier chœur. Jamais aussi musique dramatique privée de l’appui de l’action théâtrale et ainsi dépaysée au concert, et, pour dire la vérité, jamais musique de concert même ne produisit sur son auditoire une aussi exterminante impression. Il m’est impossible de donner une idée juste de l’état de la salle du Conservatoire pendant et après l’exécution de cette œuvre olympienne. Tout frémissait ; l’édifice lui-même semblait métallisé de sa base au faîte, trembler et projeter de sinistres vibrations. On palpitait presque avec douleur sous les incessantes répercussions du rhythme impitoyable de ce double chœur syllabique de prêtres-dogues, aboyant sous la gémissante mélodie des vestales eplorées. Mais la divine angoisse de l’assistance est parvenue à son comble à l’endroit où, abandonnant l’emploi du rhythme pressé, l’auteur verse à torrens continus les stridens accords de la péroraison. Là, ce n’est plus une émotion même très vive qu’on éprouve, c’est du vertige. Je n’ai jamais pu, pour mon compte, éviter à cet instant une espèce de syncope. Je commence alors à perdre entièrement l’ouïe, puis mes mains et mes pieds s’engourdissent et deviennent insensibles, et enfin je cesse de voir comme d’entendre et de sentir. Cependant, cette fois, je suis parvenu, en écoutant cette musique, à rester à peu près maître de mes sens. Est-ce force ou faiblesse de ma part ? Suis-je devenu moins impressionnable, ou ma volonté s’est-elle affermie ? Je ne sais.
Inutile de dire que les artistes et le public se sont confondus en applaudissemens, en cris, en gestes parlans ; qu’ils ont appelé Spontini et l’ont suivi à la sortie du concert. On s’approchait de l’illustre maître dans les escaliers, dans les corridors, pour le saluer, le voir de près, et pour toucher avec respect la main puissante qui écrivit ces sublimités immortelles…
L’ouverture d’Euryanthe terminait cette fête de l’inspiration ; elle a éclaté comme un dernier, mais inutile coup de foudre, à la fin d’un magnifique orage, quand les forces de la tempête sont épuisées.
Débuts d’Espinasse dans les Huguenots et de Masset dans Jérusalem. — Massacre des Huguenots.
Maintenant il me reste à faire une brusque et dure modulation. Je dois parler des deux débuts qui viennent d’avoir lieu à l’Opéra. Espinasse a paru dans le rôle de Raoul, des Huguenots, et Masset dans celui du jeune chevalier, de Jérusalem. Espinasse est doué d’une voix sympathique et charmante, un peu faible dans le bas, d’une taille élégante et d’une belle figure. Une fois sa timidité surmontée, il a montré de la sensibilité et du charme, sinon une grande énergie. Le public l’a bien accueilli. Masset n’a pas un extérieur aussi avantageux ; mais sa voix excellente, pleine, complète, sonore aux deux extrémités comme dans le medium, est toujours conduite avec art et d’une justesse irréprochable. Ce qui lui manque, c’est l’élan dramatique, la chaleur d’âme ; il ne se transfigure pas, il ne se fait pas illusion, il ne croit jamais être le personnage qu’il représente, il reste Masset le chanteur, le délicieux chanteur ; c’est le moyen de chanter longtemps. Mais nous autres égoïstes, avides d’émotions, nous voulons qu’on chante à cœur et à voix perdus. Avons nous tort ? peut-être.
La représentalion de Jérusalem a été soignée ; Mme Julienne y a obtenu un beau succès à côté de celui de Masset. Quant a l’exécution des Huguenots, exécution……… orientale, à laquelle Meyerbeer assistait avec la résignation d’un Guatimozin sur le gril, quant au désordre antiharmonique qui s’est obstiné à régner d’un bout à l’autre de la soirée, je crois qu’il faut en prendre son parti. Ces petits malheurs-là se reproduisent aujourd’hui presqu’à chaque représentation de certains ouvrages, au premier rang desquels il faut mettre les Huguenots. Mais des jours meilleurs approchent ; voici venir le Prophète !
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 août 2011.
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