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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 6 FÉVRIER 1849 [p. 1-2].

SOCIÉTÉ DES CONCERTS

DU CONSERVATOIRE.

(1er concert.)

    La révolution de Février a failli détruire cette belle institution musicale, celle de toutes dont nous devons le plus nous enorgueillir. Ses dernières séances de 1848, tenues au milieu de l’agitation et des inquiétudes de la jeune République, attirèrent, m’a-t-on dit, d’assez rares auditeurs ; il y avait tout lieu de craindre que l’abonnement de cette année ne se ressentît encore un peu de la panique générale. Fort heureusement il n’en est rien. Tel est l’intérêt, telle est l’admiration excités par cette Société parmi les huit ou neuf cents personnes dont se compose le public musical de Paris, que, les artistes aidant, et un certain nombre d’amateurs étrangers étant venus se joindre à eux, les douze cents places contenues dans la salle se sont trouvées prises, comme à l’ordinaire, et que l’auditoire est maintenant au grand complet.

    Quand je porte à huit ou neuf cents le nombre des personnes qui forment ce qu’on est convenu d’appeler le public musical de Paris, ce n’est pas que je croie notre capitale aussi riche d’amateurs véritables, d’auditeurs sensibles à la musique, intelligens, instruits et doués d’une organisation musicale développée par l’exercice, sachant distinguer le niais du sublime, le faux du vrai, le plat du simple et du naturel ; non, mon amour-propre national ne va point jusque-là. Je comprends aussi dans cette nomenclature les prétendus amateurs qui, par genre, par désœuvrement, par curiosité ou par obéissance aux entraînemens de la mode, ont contracté l’habitude de se montrer aux lieux où l’on fait sérieusement de la musique. Et Dieu sait le nombre de ceux qui maudissent le motif quelconque qui les fait s’exposer à de si cruelles épreuves ! Que de victimes de l’amour-propre et du vide d’esprit ! Comme en écoutant tant de belles choses, ces pauvres gens se morfondent dans leur loge pour déguiser un horrible ennui ! Et de combien d’entre eux serait béni Levassor si, après une symphonie de Beethoven, il se présentait pour réciter l’Histoire de la mère Michelle ou toute autre chansonnette désopilante de son répertoire ! Au théâtre leur supplice est tolérable encore, à cause du mouvement de la scène, de l’intérêt du drame, du jeu des acteurs, du scintillement des décors et des costumes, des danses, des détails chorégraphiques, ou même de la virtuosité des chanteurs ; tout, dans nos théâtres lyriques, à l’Opéra surtout, est combiné pour faire supporter la musique au public. Les auteurs et les directeurs s’entendent on ne peut mieux dans cette intention.

    Ils ont toujours l’air de lui dire : « N’ayez pas peur, nous vous offrons un opéra en cinq actes, il est vrai, dont la partition est écrite par un de ces musiciens dangereux qu’on nomme maîtres et même grands maîtres ; vous aimeriez mieux de la musique de petits maîtres, nous n’en doutons point, mais nous n’abuserons pas trop de votre patience. D’abord, pour le morceau instrumental que sous le nom d’ouverture on imposait autrefois au public avant le lever du rideau, nous vous en faisons grâce ; il n’y aura pas d’ouverture, elle sera remplacée par une courte introduction destinée seulement à vous avertir que l’opéra va commencer. Si, par aventure, cette introduction prenait certaines proportions désagréablement ambitieuses, si elle devenait ce que les musiciens appellent une page magnifique, il est bien entendu que l’usage autorise le public à ne point l’écouter, et à la couvrir même du bruit de ses conversations. Si l’on chante dans la première scène un grand chœur ou un riche morceau d’ensemble auquel vous préféreriez la moindre valse ou la plus simple polka, vous aurez le temps, pendant qu’on 1’exécutera, d’examiner les costumes, d’en critiquer le goût et la fidélité historique. Duprez va vous chanter un bel air ; à la rigueur vous pourriez bien, il nous semble, supporter cela, mais vous aurez, dans le cas contraire, la ressource de faire la chasse aux notes qui manquent aujourd’hui à cet admirable artiste, à répéter l’éternel refrain : « Il a tort ! il devrait se retirer, cela fait mal à entendre, etc., etc. » Vous assisterez ainsi au spectacle du chanteur mis à la question. Et, vous le savez, la question, cela fait toujours passer une heure ou deux, a dit Perrin Dandin ; à plus forte raison cela peut-il faire tolérer une ou deux nobles mélodies. D’ailleurs attendez, voici la cavatine di bravura, l’air à roulades de la prima donna, le triomphe du larynx ; c’est ici qu’on danse sur la phrase, que l’art musical se fait petit, gracieux, joli, marchand de modes, joaillier, colporteur de bric-à-brac ; voilà votre affaire, voilà votre musique ; allons, Mesdames, préparez vos bouquets, la prima donna s’est couverte de gloire ; elle a projeté, comme un collier de perles, un trait chromatique de la plus belle eau, seize notes par mesure, un trille sur le la aigu, un arpége sur l’accord de septième diminuée, des sauts de dixième, tous les sauts possibles ; vite les fleurs, l’enthousiasme, voilà l’instant de vous montrer et de vous faire une réputation. On dira demain dans les journaux : « Mme ***, dont chacun connaît la passion pour les arts, le goût pur et éclairé, portait hier un superbe bouquet de la bonne faiseuse ; elle en a fait hommage à notre charmante cantatrice X, après son grand air ; cet exemple a été suivi de toutes les loges voisines de la scène, et bientôt Mme X s’est vue littéralement couverte de fleurs ! » C’est un moment assez agréable que nous vous avons ménagé là. Maintenant, comme il ne s’agit que d’un récitatif obligé, ne vous gênez pas, causez, parlez du beau talent de Mme X ; faites-en même la critique pour vous donner l’air connaisseur. Vous, mesdames du côté droit, dites qu’elle a chanté un peu haut ; vous, mesdames du côté gauche, faites observer qu’elle a chanté un peu bas ; et vous, mesdames du centre, remarquez avec quelle persistance elle a chanté juste. Quant à vous, messieurs de droite et de gauche, du centre et des avant-scènes, parlez politique, ou Bourse, ou chevaux. Mais, chut ! silence sur toute la ligne ! voici la Danse et la Fille à Nicolas, et vous n’êtes pas, au moins vous, Messieurs, comme le petit Antonio de Richard Cœur-de-Lion ; vous aimez l’une et l’autre. « Dieu ! quelles pointes ! quel ballon ! Délicieux !… étonnant !… Ah ! brava !… bravissima ! C’est un talent phénoménal ! — Qu’appelez-vous un talent ? dites un génie ! C’est prodigieux ! La divine créature ! Et cette pudeur ? — Oh ! oui, la pudeur, c’est son fort ! Jamais on n’en vit de semblable. »

    Le ballet fini, Mesdames et Messieurs, il vous est encore loisible de renouer le fil rompu de vos conversations pour exhaler le trop-plein de vos âmes débordant d’enthousiasme. Mais un moment d’attention seulement, un court moment ; la décoration change ; admirez cette montagne, ce beau lac, cet effet de soleil couchant ; n’est ce pas fort beau ? Maintenant, continuez, à moins que vous ne vous sentiez quelque curiosité de suivre l’intrigue du drame qui commence à se nouer d’une façon assez serrée. Au fait, pourquoi pas ? il s’agit d’une question entièrement nouvelle et qui se trouve posée devant vous pour la première fois ; il s’agit de savoir si l’amoureux épousera sa maîtresse ou s’il ne l’épousera pas ; bien plus, il faut voir s’ils vivront l’un et l’autre ou s’ils mourront. L’Amour et la Mort, c’est le titre d’un poëme de M. le vicomte d’Arlincourt. C’est d’un immense intérêt.

    O ciel ! allez-vous nous dire, si vous avez par hasard fait silence une minute, quelle musique lugubre ! mon Dieu, que c’est ennuyeux ! — Pour l’amour de vous-mêmes, Mesdames et Messieurs, ne faites pas attention, c’est une musique très sombre, il est vrai ; mais comme il est question d’une scène de résurrection, M. Duponchel vous a ménagé une surprise charmante. Maintenant voici des feux follets, un clair de lune ; voyez ! voyez ; l’acteur en marchant a son ombre portée. Puis encore un peu de danse et de pudeur, beaucoup de danse même ; et une foule de filles à Nicolas. Cela vous va, Messieurs ? Nous l’espérons, du moins. Et nos flammes, et nos bruits de chaînes, et nos armures, et nos démons, et notre princesse endormie ! le ténor la violera-t-il, ne la violera-t-il pas ? Nous savons bien qu’il a à chanter une ravissante cavatine, sous prétexte de l’extase où le plonge la beauté de la princesse, mais il faut un peu d’indulgence, Mesdames et Messieurs, pour les compositeurs allemands : ils ont une habitude enracinée de faire de la musique quand une occasion semblable se présente, et le diable lui-même ne saurait les en empêcher. Au reste, ce ne sera pas long, et tout à l’heure vous allez voir la princesse se réveiller : il la saisira, et la scène deviendra si incandescente, que vous serez bien dédommagés du beau duo qu’a encore écrit là notre compositeur. De plus, vous aurez une série d’enchantemens détruits, une scène de confessionnal sous le porche d’une église, un orgue (un orgue à l’opéra, rien que cela), et enfin l’église elle-même, et le prêtre à l’autel, et la croix, et l’encens, et toutes les pompes catholiques ; et les amans seront enfin mariés. Que dites-vous de cela, ladies and gentlemen ? Nous entendons-nous passablement dans l’art de vous faire supporter la musique ? — Assez bien, répondent les habitués de l’Académie Nationale de cet art (l’art de faire supporter la musique) ; nous avons enduré très agréablement votre chef-d’œuvre, car c’est un chef-d’œuvre, à ce qu’il paraît. Toutefois, tâchez d’obtenir du grand maître, puisque grand maître il y a, de fortes coupures dans le trio du dernier acte ; vous savez ce que nous voulons dire ; un interminable trio, où il n’y a point de mélodie. Ceci est vraiment insupportable. »

    C’est ainsi qu’on parvient à faire avaler sans douleur cinq heures de musique à un public connaisseur, quoique un peu mélangé. C’est ainsi assaisonnée qu’il l’aime, cette pauvre musique, et s’il pouvait ne s’apercevoir en aucune façon de son existence, il l’adorerait, il serait au comble du bonheur.

    Mais au Conservatoire, le moyen d’y tenir. Il n’y a là ni costumes, ni décors, ni procession, ni armures, ni flammes, ni âmes, ni damnés, ni tombeaux qui s’ouvrent, ni démons, ni orgue, ni église, ni danses, ni filles à Nicolas. Ah ! pardon, je me trompe, il y en a trente-deux. Mais leurs poses n’ont rien d’extraordinaire, et leur pudeur n’a aucune célébrité. Et puis, une petite salle mal décorée, où l’on est mal assis, où l’on souffre une chaleur de je ne sais combien de degrés, où l’on est, bon gré, mal gré, obligé de se taire pendant l’exécution de tous les morceaux ; où le silence est tel alors, qu’on y entendrait voler….. un mouchoir de poche. Eh bien ! cela est ainsi, et, comme je vous l’ai dit, on compte parmi les habitans de la Société des Concerts, huit à neuf cents personnes de Paris, dont l’immense majorité a réellement besoin de toutes les inventions de la muse romantique de M. Duponchel pour bien goûter la musique. Et néanmoins, tel est l’empire des opinions tyranniques, imposées par je ne sais qui et venues je ne sais d’où, que ces malheureux subissent deux heures de musique pure, de musique proprement dite, de musique exclusive, absorbante, despotique, qui méprise le clinquant théâtral et le prestige de la fameuse question : L’épousera-t-il ? ne l’épousera-t-il pas ? qui se rit même des prime donne, de leurs serpenteaux et de leurs bombes lumineuses, comme d’un rat-de-cave d’un sou ; deux heures d’une musique insolente qui, de sa voix impérieuse, vous dit : Taisez-vous ! je suis maîtresse ici, je n’ai pas besoin de vos tréteaux, ni de vos arbres de carton, ni de vos danseuses pudiques ; écoutez-moi, ou allez-vous-en. Vous ne comprenez pas, je vous obsède ?… Tant pis, que venez vous faire ici ? Et la muse orgueilleuse de chanter, sans souci aucun de son auditoire, des poëmes sans fin de son Beethoven, poëmes qu’il est d’autant plus irritant de ne pas comprendre, qu’on a tout près de soi, dans une loge voisine, quelque individu enthousiasmé qui rougit, pâlit tour à tour en écoutant tout ce bruit dont le sens paraît fort clair pour lui, qui pousse des cris d’enthousiasme quand la tirade est finie, ou qui essuie ses yeux en silence. Car il y en a de cette force ; ils pleurent, les malheureux ! ils ont des émotions dont jamais, au grand jamais, les amateurs ordinaires de la musique ordinaire n’ont soupçonné la possibilité. Et cela doit humilier les autres profondément ; les autres, qui ne peuvent pas dormir, car on les verrait ; qui s’abstiennent de parler, car on les entendrait ; qui n’osent blâmer, car on rirait ; dont le rôle se borne à se tenir bien droits dans leur loge, à n’en sortir qu’un peu avant la fin, à mettre en pratique dans toute se rigueur le célèbre refrain introduit dans un vaudeville de M. Scribe par je ne sais lequel de ses collaborateurs :

Un bon soldat sait souffrir et se taire,
    Sans murmurer.

    Mais je fais là, ce me semble, une fort inconvenante raillerie du public du Conservatoire, en supposant qu’il se compose en grande partie de gens qui ne sentent ni ne comprennent la musique. Je prie le lecteur de ne point prendre ceci au sérieux ; je n’en crois pas un mot ; si je le pensais, au moins aurais-je la prudence et l’urbanité de ne le point dire. Ce tableau, ou plutôt cette caricature, a pu ne pas manquer de vérité ; mais autrefois, il y a bien longtemps, avant la révolution… de Février. Aujourd’hui c’est bien différent : les fidèles du Théâtre-Italien sont dispersés, ils ont profité de ce que nos institutions nouvelles leur laissaient de liberté pour s’enfuir, et ceux-là surtout prêtaient à la charge. Or maintenant que nous sommes privés de ces colonnes du dilettantisme, les musiciens seraient impardonnables de parler légèrement des braves gens, oui, des braves, c’est le mot, qui s’exposent aux concerts sérieux. Au lieu de les railler, on doit les louer au contraire, car eux seuls ont droit à tous nos éloges. Le beau mérite d’aller avec empressement là où l’on est assuré de trouver un grand plaisir ! C’est à s’y rendre dans le doute, peut être même avec la certitude contraire, qu’il y a tout à la fois intelligence, bonté et valeur. On tâche ainsi de s’initier à un ordre d’idées inconnu, à un art mystérieux (selon l’heureuse expression de M. Charles Blanc) dont on soupçonne la puissance ; on veut faire acte de sympathie pour les musiciens, et l’on se dit : « Allons les entendre, car s’il fallait qu’ils n’eussent pour auditeurs que des gens comprenant comme eux la musique, ils risqueraient de chanter en famille, et ils mourraient d’inanition. D’ailleurs ce n’est qu’en exerçant nos organes et notre esprit que la sensibilité des uns et la lucidité de l’autre se développeront. Et si, après tout, ce terrible Beethoven nous ennuie, on ne s’amuse guère nulle part en ce moment, autant vaut s’ennuyer au Conservatoire que chez soi, ou ailleurs. Au moins là sera-t-on sûr de ne pas entendre parler pétition, commission, démission, représentation, obstination, puisqu’on n’y parle pas du tout. Et l’on s’achemine vers la rue Bergère ; et, à tout prendre, on y trouve toujours un certain plaisir ; on y ressent même à l’improviste des élancemens d’une volupté musicale qu’on ne soupçonnait point, et qui est due à une exécution dont les qualités manquent entièrement aux masses vocales ou instrumentales de nos théâtres lyriques.

    D’ailleurs, les programmes ne sont pas composés exclusivement d’œuvres transcendantes ; on ne joue pas tous les jours la symphonie avec chœurs ; et puis il y a dans cette modeste salle une atmosphère particulière dont les vibrations harmonieuses vous saisissent pour ainsi dire malgré vous-même ; et cet orchestre, dit sans rival au monde, est curieux à voir manœuvrer dans sa multiple unité. C’est un orchestre prodige ; il est fort et doux, léger et majestueux, rêveur et passionné, religieux et frivole ; quand il frappe, il brise, quand il caresse, il séduit ; il entraîne, il effraie, il excite, il calme, il étonne, il ravit, il est d’accord, il joue juste ; il chante comme chantent Pischek et Jenny Lind. Cela vaut la peine d’être vu.

    Voilà un éloge un peu violent. Eh bien ! messieurs du Conservatoire, laissez-moi vous violenter ; entendez l’éloge, et ensuite prenez ma tête : c’est la vérité.

    Seulement, ne croyez pas les gens qui s’en vont disant que vous êtes sans rivaux au monde, car (prenez encore ma tête) ce n’est pas la vérité. Il y a en Europe quatre orchestres dignes de lutter avec vous. Je m’abstiendrai de les nommer, pour ménager la juste susceptibilité des villes où ils ne se trouvent pas, et pour ne pas me faire là de nouveaux ennemis ; sous ce rapport je me trouve assez riche, je n’ai plus d’ambition. Tout le monde, Messieurs, n’a point votre modestie et votre réserve, et si j’osais refuser à certains orchestres étrangers la superiorité absolue, ils seraient capables, pour me prouver qu’ils la possèdent, de m’exécuter immédiatement.

    C’est donc devant un public en partie renouvelé que la Société du Conservatoire vient d’ouvrir sa saison musicale ; public incomparable, sinon pour sa chaleur, au moins pour sa religieuse attention. On y remarquait M. le général Cavaignac, M. Marrast, M. Marie (mais celui-là a fait ses preuves depuis longtemps, c’est un amateur tout de bon), M Meyerbeer (autre amateur vraiment remarquable), et puis la foule des ardens, des violens, des intolérans, les voraces et les coriaces, nous tous enfin. De plus, M. W***, Mme M****, Mlle Z*** et quelques autres célèbres Midas n’y étaient pas. Le concert a commencé par l’ouverture de la Flûte magique, de Mozart, chef d’œuvre de verve, de science, d’harmonie, de mélodie, de rhythme et d’instrumentation, un morceau unique dans son genre, dont la forme fuguée n’a point altéré la grâce, et que les plus ardues combinaisons du contre-point n’ont privé ni de sa vivacité d’allures, ni de son air libre et dégagé. L’exécution en a été parfaitement belle sous tous les rapports ; c’était remarquable surtout par la netteté avec laquelle se dessinaient les parties intermédiaires sous le tissu serré qui les enveloppe, et par une juste mesure dans la force des masses à archet opposée aux solos d’instrumens à vent. Il n’est pas possible de concerter avec plus d’intelligence et de tact.

    Le second morceau est une des nombreuses romances de Florian, mises en musique au siècle dernier par Martini (dont le vrai nom était Martin tout court), compositeur français, auteur d’un opéra de Sapho, et nullement parent de Vincenzo Martini, compositeur italien, auteur de la Cosa rara. Dans son riche album, aujourd’hui oublié, quelque archiviste avait remarqué la douce mélodie : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, » instrumentée avec l’addition d’un chœur par l’auteur lui-même. Cela a fait un très grand plaisir à tout le monde, tant c’est simple et harmonieux. La seconde phrase surtout : « Chagrin d’amour dure toute la vie, » est de la plus touchante mélancolie. Ainsi chantée à un quart de voix par le chœur, cette mélodie est charmante ; dite avec sa voix tout entière par Mlle Grimm, elle ne signifie rien. Nouvelle preuve de la vérité de cette proposition que je recommande à l’attention des compositeurs : « Quand vous avez un morceau vocal d’une extrême douceur à faire exécuter, comme il n’y a presque pas de cantatrices qui sachent aujourd’hui chanter piano, prenez quarante choristes, ou cent, et la nuance désirée se produira. »

    M. Verroust nous a dit ensuite avec une supériorité de style, de son et de nuances fort rare, un solo de hautbois, qui eût obtenu deux fois plus de succès s’il eût été deux fois plus court.

    Et la symphonie avec chœurs, la grandiose, l’immense, la sublime, a commencé à rouler ses vagues tantôt sombres comme celles du vieil Océan, tantôt joyeuses, et étincelantes de mille feux, et reproduisant toutes les harmonies, toutes les couleurs du ciel et de la terre. Il n’y a qu’un orchestre au monde qui exécute cette œuvre gigantesque aussi bien que l’orchestre du Conservatoire ; mais dans cet assaut qu’il s’agit de livrer aux difficultés proposées aux voix par Beethoven, il y a beaucoup de chœurs qui laissent nos choristes du Conservatoire fort loin derrière eux. Cela tient à la nature des voix de femmes d’abord, et ensuite à l’animation musicale dont nos choristes en général ne sont pas pourvus au plus haut degré. Il faudrait compenser, en ce cas, la qualité par la quantité, mais le local s’y oppose. Il y a encore dans cette symphonie un quatuor pour soprano, contralto, ténor et basse. Quand nous l’entendîmes à Bonn, au festival de Beethoven, il y a quatre ans, ce quatuor fut chanté par Mlle Tukzeck, de l’Opéra de Berlin, Mlle Schloss, excellente élève de Mendelsohn, le célèbre Staudigl, et un ténor dont j’ai eu la politesse d’oublier le nom ; ce qui réduisait à peu près le quatuor à un trio. A Paris, nous avons eu dimanche dernier, pour le même ensemble vocal, Mlle Mayer, de l’Opéra-Comique, Mlle Printemps, du Conservatoire, M. Jourdan et M. Bassine, de l’Opéra-Comique. Franchement, à eux quatre ils ne valaient pas les trois bons Allemands. Il est juste de dire pourtant que Jourdan s’est fort bien tiré de son solo de ténor, à la strophe du guerrier : Gai ! gai ! comme les soleils roulent sur le plan magnifique du ciel, volons au combat, sûrs de vaincre ! Le public a paru trouver cette ode-symphonie merveilleuse et imposante jusque dans ses plus impénétrables obscurités ; il a applaudi ; il s’est récrié plusieurs fois à l’apparition surtout de la mélodie gémissante de l’adagio ; et en sortant les discussions ont recommencé, et l’on s’est disputé comme aux premières exécutions du chef-d’œuvre. Disputez, disputez ; tant que vous ne vous battrez pas, nous ne serons pas contens.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 août 2011.

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