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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 3 JANVIER 1847 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation de Robert Bruce, pastiche en trois actes, musique de Rossini, paroles de M. G. Vaës [Vaëz] et A. Royer, décors de MM. Thierry, Séchan, Diéterle, Despléchin, Philastre et Cambon.

    La situation de l’Opéra est fort grave. Sans aborder la question financière que je connais mal, qui n’est pas de ma compétence, et qui d’ailleurs est, à mon sens, une question dans laquelle le gouvernement a, plus que personne, le droit d’intervenir, je parlerai des ressources musicales qui restent à ce malheureux théâtre et de l’influence que l’état désastreux où il se trouve réduit exerce déjà sur l’art dans toute la France, au grand étonnement des étrangers qui viennent la visiter. Cette ruine d’une institution qui fut et pourrait être encore si belle, si chère au pays sous tous les rapports, pour laquelle il fait chaque année tant de sacrifices, et qu’il s’est accoutumé à regarder comme le point d’appui de ses prétentions à la gloire des arts, tient à des causes que nous ne sommes pas tenus de rechercher, et demeure aujourd’hui d’une évidence frappante pour tous les esprits clairvoyans et impartiaux.

    C’est faute d’avoir pu obtenir une partition nouvelle d’un grand maître allemand, italien ou français, que l’Opéra vient de se voir contraint à implorer de Rossini la dédaigneuse faveur de fouiller dans ses cartons pour en tirer des fragmens de partitions anciennes, popularisés dans toute l’Europe par les plus excellens chanteurs de l’Italie, fragmens admirables sans doute, mais qui, réunis au moyen de soudures plus ou moins bien faites par une main étrangère, ne pouvaient en aucune façon, dans aucun temps ni chez aucun peuple, quelque barbares qu’on les suppose, constituer une œuvre d’art digne et sérieuse, ni justifier, malgré l’étrange assertion de l’affiche, le titre d’opéra nouveau.

    Il y a six ans au moins que M. Meyerbeer termina une œuvre considérable intitulée le Prophète. Quand il y eut mis la dernière main, le maître vint à Paris, et ne trouvant pas, déjà à cette époque, les ressources musicales de l’Opéra suffisantes pour la bonne exécution de son ouvrage, il se hâta de retourner en Prusse. Deux ans après il acheva une autre composition, l’Africaine, plus en rapport, pensait-il, avec l’état du personnel chantant de notre grande scène lyrique. Mais pendant qu’il y avait travaillé, l’élément destructeur des forces musicales de l’Opéra avait agi de son côté, et M. Meyerbeer, en rentrant après une assez longue absence au théâtre de la rue Lepelletier, dut reconnaître que l’Africaine ne pouvait plus, sans une haute imprudence, accepter là l’hospitalité qu’on lui offrait.

    Enfin M. Meyerbeer écrivit le Camp de Silésie, qui fut monté avec un éclatant succès à Berlin, qu’il met en scène à cette heure à Vienne, et qu’on est vainement désireux de connaître à Paris. Le maître illustre dont les deux grands ouvrages, Robert et les Huguenots, ont soutenu en grande partie depuis seize ans le répertoire de l’Opéra, a donc donné par trois fois l’exemple d’une réserve qui a trouvé des imitateurs, qu’il a déguisée sous les prétextes les plus polis, mais qui n’avait pas moins ses motifs sérieux et trop réels dans sa conviction profonde, conviction partagée par le public aujourd’hui, que toute partition de la nature des siennes, soumise aux chances d’exécution qu’il faut subir à l’Opéra est une partition perdue.

    Chacun le sait : la musique n’a d’existence et d’action que par l’exécution ; l’exécution a de la valeur seulement par les rapports qui existent directement entre ses qualités et sa force propres et la force et les qualités spéciales de la composition. Un orchestre et un chœur, fussent-ils excellens tous les deux, ne suffisent pas pour assurer l’existence d’une œuvre dont l’intérêt est également réparti sur l’action des masses et sur les passions individuelles de personnages plus ou moins nombreux. Les artistes chargés de représenter ces personnages doivent en général être acteurs et chanteurs ; pour être acteur et chanteur, il faut des qualités naturelles développées par l’étude, des ressources d’esprit, de cœur, d’âme et d’intelligence qui se trouvent rarement réunies. S’il est ridicule d’appeler actrice une femme qui, sans prendre aucune part apparente à l’action, vient sur l’avant-scène, chante sa cavatine et s’en va, il est aussi peu convenable de donner le nom de cantatrice à celle dont le talent ne consiste qu’à pousser de grands éclats de voix, à essayer d’ambitieuses vocalises auxquelles il lui est interdit d’atteindre, qui n’a pas deux intonations consécutives dont la justesse soit assurée, et qui est incapable de lutter avec le dernier des instrumens à vent de l’orchestre, pour le style mélodique simple et le bon goût des ornemens. Un virtuose admirable, qui fut doué d’une admirable voix, musicien de premier ordre, acteur du plus rare mérite, malgré toutes les sympathies reconnaissantes dont il est entouré, malgré les splendides éclairs que son ardeur inspirée lance encore par intervalles sur les ténèbres profondes au milieu desquelles il est obligé de vivre, n’est plus un interprète suffisant pour les compositeurs, si la voix lui manque ; un autre dont la voix est puissante et étendue, mais dont l’inexpérience est manifeste, ne saurait prétendre à aucune confiance de la part des auteurs ni du public ; celui dont la voix et la méthode ont besoin pour se montrer, d’un calme et d’un sang-froid incompatibles avec l’élément dramatique, n’a qu’une valeur restreinte, et il peut être fort dangereux de compter même sur celle qu’on lui reconnaît ; des chanteurs, fussent-ils pourvus de certaines qualités acquises, suffisantes pour les faire classer parmi les médiocrités utiles, ne peuvent manquer, si leur voix est malheureusement d’un timbre disgracieux ou grotesque, d’être mis par les auteurs au nombre des médiocrités nuisibles, et par le public dans la catégorie de celles qu’on ne peut supporter. Ces propositions me semblent d’une évidence incontestable, ce sont même des banalités que l’obligation de parler du triste état de l’Opéra de Paris pouvait seule nous faire reproduire ici.

    Eh bien ! sans parler des ouvrages qu’on aurait pu faire et qu’on n’a pas faits, pour ne pas les voir tomber sous une interprétation fausse, lourde et plate, quels sont ceux des ouvrages du répertoire dont l’exécution actuelle a conservé à peu près la physionomie ? Je ne parle pas des chefs-d’œuvre de Gluck et de Spontini qui n’y figurent plus depuis longtemps, dont pas un seul des chanteurs présentement à l’Opéra ne possède le sentiment ni le style, et dont pas un rôle ne pourrait être rendu intégralement de la plus médiocre façon.

    Voyons, serait-ce Robert-le-Diable ? Mais Gardoni, qui chantait sans peine le rôle principal tel qu’il est écrit, n’est plus à l’Opéra. (Quelles que soient les causes de son départ, le fait est qu’il a voulu partir et qu’il est parti.) Duprez, pour accommoder ce rôle aux impérieuses exigences de son organe, l’a dénaturé en maint endroit et ne chante ce qui reste qu’avec des efforts aussi pénibles pour les auditeurs que pour lui-même.

    Seraient-ce les Huguenots ? Où est la Valentine ? Avez-vous une tragédienne lyrique véritable, une véritable grande voix de soprano de la nature de celle qu’exigent tous les rôles passionnés largement écrits comme celui-ci ? On répondra peut-être en m’en citant une demi-douzaine, mais je n’en demande qu’une, et c’est précisément cette une qui n’y est pas.

    Son absence se fait également remarquer dans la Juive, dont le beau rôle de Rachel ne s’arrange pas mieux des à-peu-près.

    Est-ce Guillaume Tell ? Mais cette partition est mutilée de la plus triste façon ; on ferait un autre opéra avec tous les morceaux de musique qu’on en a supprimés depuis que Duprez a pris le rôle d’Arnold ; encore ces suppressions ont-elles cela d’avantageux qu’elles rendent en quelque sorte possible le rôle de Mathilde, bien lourd sans cela pour la jeune cantatrice à qui il est échu maintenant.

    Serait-ce Lucie ? A l’exception de Duprez, qui sera toujours beau dans le rôle d’Edgard, ne lui restât-il que six notes au service de sa poétique inspiration, et de Barroilhet, qui est un Asthon [Ashton] excellent, je ne crois pas que l’ensemble de l’exécution de cet ouvrage à l’Opéra pût sérieusement soutenir la comparaison avec celle qu’il obtient au Théâtre-Italien. Cela devrait-il être ?

    Sont-ce les opéras de M. Halévy, écrits pour Mme Stoltz ? En avouant que des imperfections choquantes se rencontrent dans l’ensemble de l’exécution de ces grands ouvrages, comme dans celle de presque tous les autres, on peut pencher à croire au moins que Mme Stoltz rend ses rôles d’une façon irréprochable et belle ? Et cependant réellement cela n’est pas. Mme Stoltz, convenable surtout pour les caractères de femme impétueux, hardis, aux passions violentes, ou pour représenter de jeunes garçons aux fringantes allures, possède des qualités d’actrice incontestables bien que l’emploi n’en soit pas toujours réglé par un goût bien pur, mais elle n’a rien de ce qui constitue la naïveté, la candeur, la simple tendresse, encore moins a-t-elle la grâce ingénue, la gentillesse. Dramatique dans beaucoup de parties du rôle de la reine de Chypre, elle a dû au contraire donner à la physionomie d’Odette, dans Charles VI, des traits au moins fort étranges et bien différens de ceux que l’imagination se plaît à lui prêter. Je ne parle que de l’actrice. Maintenant examinons la cantatrice. Mme Stoltz possède une voix de mezzo-soprano éclatante, belle et même sympathique dans le médium, fatiguée et dure dans le haut, d’un timbre peu noble dans le grave, assez agile pour faire certaines vocalises simples, assez forte pour lutter avec les masses vocales et instrumentales, manquant de fixité dans les intonations, dont l’émission naturelle est toujours au-dessous du diapason, et péchant en conséquence par la justesse. Mme Stoltz, assez bonne musicienne d’ailleurs, n’a pas de style ; elle fait des ornemens d’un goût au moins douteux et place souvent très mal les accens mélodiques ; d’où il résulte que l’enchaînement de ces notes de divers timbres et de divers diapasons émises avec plus ou moins de bonheur ou de malheur, ressemble à ces colliers de sauvages, composés au hasard de gros grains végétaux, de fragmens de corail, de perles écaillées, de morceaux de bois, d’arêtes de poisson, de dents et d’osselets. En somme, aujourd’hui le chant de Mme Stoltz fait éprouver, à l’auditeur même le moins délicatement organisé, une inquiétude constante et très souvent une sensation fort douloureuse. Dans un rôle seulement, celui de la Favorite, ses qualités brillent davantage et ses défauts paraissent moins ; aussi cette partition, quand Duprez est dans un bon jour, est-elle une des moins mal exécutées à l’Opéra.

    Peut-on s’étonner maintenant que les compositeurs soient peu désireux d’écrire pour un théâtre où d’aussi terribles chances leur sont imposées, et dans lequel le succès même, par impossible, leur fût-il garanti, ils auraient toujours le chagrin de voir dénaturer ou détruire leurs idées les plus précieuses, leurs plus nobles inspirations, ou arrêter leur élan vers la vérité, la grandeur et la beauté de l’art. Et comment ne pas se briser sur cet écueil ? Il n’y a pas de talent, pas de génie qui pût l’éviter. La meilleure volonté, le plus vif désir d’être au niveau de sa tâche anime chacun des artistes auxquels le sort du compositeur va être livré : le directeur est plein des meilleures intentions, prêt à faire toutes sortes de sacrifices ; mais arrive le jour de la représentation, le public écoute, il souffre et s’en va mécontent ; il revient, souffre davantage, murmure et s’éloigne plus mécontent ; il revient encore, souffre plus vivement, exprime avec énergie son déplaisir, sort, et cette fois ne revient plus. Voilà le sort inévitablement réservé maintenant aux grands ouvrages qu’on monterait à l’Opéra, à cause de la disproportion monstrueuse qui existe entre les besoins impérieux de l’art et les moyens d’exécution qu’on lui a faits dans ce théâtre, à cause aussi du développement lent mais continuel du sens musical dans le public, développement qui lui rend perceptibles aujourd’hui diverses impressions à lui inconnues il y a quinze ans. Mais, me dira-t-on, il n’y a donc pas un des nouveaux ouvrages convenablement représenté et chanté à l’Opéra ? — Il y en a un. Savez-vous lequel ? L’Ame en peine ! C’est un joli petit opéra de genre, contenant de jolie petite musique, bien chantée dans son caractère par Barroilhet, dont la voix et la méthode brillent toujours de qualités réelles, et par Mlle Nau, dont la grâce languissante, douce, calme, résignée et passive, donne un charme extrême au personnage principal ; la belle voix de Brémont fait bien valoir aussi une ballade d’une couleur assez remarquable. Je ne sais qui a remplacé Gardoni dans le rôle du ténor. Mais enfin est-ce pour qu’il puisse représenter convenablement un opéra de genre en deux actes qu’on donne 600,000 fr. de subvention à l’Opéra ?

    Ces opinions, aussi consciencieuses que sévères, ne sont pas, je le sais, susceptibles d’une démonstration mathématique. On ne prouve pas algébriquement le mauvais timbre d’une voix, le mauvais goût d’une phrase, un contresens d’expression, une platitude mélodique, etc. ; mais cela se sent bien certainement, et, en pareil cas, l’opinion de la majorité des juges éclairés constitue la certitude. Or je crois fermement qu’au sujet de l’état présent de l’Opéra, sur six cents musiciens artistes pris au hasard dans Paris, il y en a au moins cinq cents quatre-vingts qui sont de mon avis.

    Dans cet état de choses, et forcé par son cahier de charges de donner par an tant d’actes nouveaux ou réputés tels, on conçoit que M. Pillet, qui ne pouvait disposer d’aucune grande partition nouvelle, ait eu recours, pour tourner la difficulté, à l’indifférence philosophique de Rossini. Lui seul, en effet, de tous les compositeurs vivans, est assez avancé dans le dédain de ses propres œuvres pour les laisser gaspiller et compiler comme on vient de le faire pour Robert Bruce. Malgré son peu de respect des choses de l’art qui constituent la vérité d’expression, la fidélité des caractères, il sait pourtant mieux que personne en quoi elles consistent et jusqu’où on peut aller sans leur appui. Il serait le premier à dire, s’il voulait un instant parler sérieusement, qu’une pièce, si bien conçue et écrite qu’on la suppose, qu’on a appliquée à des morceaux de musique composés quinze, vingt et trente ans auparavant pour cinq ou six opéras différens, opéras dont les sujets, de natures diverses, sont empruntés l’un à la poésie du Nord, l’autre à celle du Midi, extraits du Tasse ou de Walter Scott ; Rossini, dis-je, serait le premier à avouer qu’une pareille agglomération d’élémens hétérogènes ne peut décemment prétendre à porter le nom d’opéra, et moins encore à la considération due aux œuvres sérieuses. Il est même très fâcheux qu’il ait été permis à un directeur de l’Académie royale de Musique de donner au monde musical un pareil exemple, et de marcher ainsi sur les traces des compilateurs. Qui empêche maintenant un autre directeur de faire ce qu’on fit naguère à l’Odéon et ailleurs, un pastiche composé, non pas des différentes œuvres d’un seul homme mais de celles de plusieurs auteurs ; unissant ainsi, par le plus révoltant accouplement, les styles les plus antipathiques, Beethoven et Rossini, Weber et Verdi, Mozart et Musard ! Il ne manque pas de gens d’un goût grossier à qui ces horribles pot-pourris pourraient plaire. Mais il est rare que de pareils outrages faits à l’art portent bonheur à ceux qui s’en rendent coupables. Le malheureux qui jadis, à Paris, osa produire, sous le nom de Mozart, un abominable pastiche intitulé les Mystères d’Isis, affreux mélange de morceaux gâtés de la Flûte enchantée, d’airs de Don Juan mis en trios, de lambeaux de symphonies de Haydn, d’andante de la Clémence de Titus, entremêlés d’allegro composés par l’arrangeur ; ce malheureux vit encore et traîne à Vienne une vieillesse souffreteuse et obscure.

    On n’est pas descendu jusque là pour Robert Bruce, je me hâte de le dire ; ce pastiche a été fait avec plus d’art et de soin, et en outre avec l’aveu de Rossini. Ce n’est pas moins toutefois un pastiche, une compilation, ressource impuissante des théâtres qui n’ont pas d’hommes et des hommes qui n’ont pas d’idées. Et je répète qu’il est bien triste que le directeur de l’Opéra ait été réduit à en avoir besoin, plus triste encore qu’il lui ait été permis d’y recourir.

    Maintenant quel effet ce je ne sais quoi musical a-t-il produit à la première représentation ? un effet terrible et le pire de tous ceux que pouvait redouter M. Pillet, celui de faire mesurer au public l’incommensurable distance qui sépare la plupart des chanteurs de sa troupe de ceux pour lesquels Rossini écrivit tous ces brillans morceaux. On eût fait à dessein un choix perfide pour mieux établir cette écrasante comparaison, qu’on n’eût pas mieux réussi. Je pencherais assez à croire que Rossini, le plus grand mystificateur connu, a voulu, en présidant lui-même au triage, jouer un tour sanglant à l’Opéra. Et, ma foi, on lui a abîmé assez de partitions dans ce théâtre depuis nombre d’années pour qu’une telle vengeance d’artiste et d’homme d’esprit puisse paraître non seulement excusable, mais d’une admirable finesse dans sa cruauté.

    Se figure-t-on Mme Stoltz luttant avec le souvenir de toutes les Dive qui chantèrent dans la Donna del Lago, dans la Zelmira, Bianca e Faliero, etc. ? Et Bettini répétant devant nous ces splendides périodes, ces vocalises ailées, dont Rubini éblouissait, il y a peu d’années, son palpitant auditoire ? Ils ressemblaient l’un et l’autre à des seconds prix de violon du Conservatoire, s’escrimant sur un concerto de Paganini. Aussi aux cris d’enthousiasme que ces passages excitaient autrefois ont succédé des exclamations de douleur quand, par deux fois, la voix de Bettini s’est brisée sur cette même note haute que Rubini attaquait avec tant de bonheur. Quant à la célèbre cavatine O mattutini albori, de la Donna del Lago, l’une des plus fraîches et des plus délicieusement belles idées de Rossini, Mme Stoltz, à ses meilleurs jours, n’aurait jamais pu la chanter, à beaucoup près, d’une aussi poétique façon que les prime-donne dont tout le monde se souvient. Mais mercredi dernier, chantant plus bas que de coutume, elle nous a fait endurer dans ce morceau, pendant cinq minutes, une véritable torture, que l’entrée du cor solo jouant le thème à l’unisson de la voix, mais le jouant juste au diapason pendant que la cantatrice conservait ses intonations trop basses, est venue accroître d’une cruelle façon. Malgré cela on n’a rien dit dans la salle. Au second acte seulement les intonations de la cantatrice devenant de moins en moins douteuses, la douleur physique qui en résultait pour l’auditoire s’est accrue, et les claqueurs ayant maladroitement applaudi, des marques d’improbation nombreuses se sont fait entendre. Mme Stoltz, mal disposée apparemment, s’en est indignée ; alors une scène sans exemple est venue distraire et absorber toute l’attention de l’assemblée.

    Mme Stoltz, ne pouvant contenir son indignation, a interrompu son rôle, et se promenant à pas précipités sur le théâtre, levant les bras au ciel, a fini par déchirer son mouchoir dont elle a jeté violemment les lambeaux sur la scène en s’écriant : « Je ne comprends pas qu’on puisse insulter une femme à ce point ! » On assure qu’après son interruption du rôle, Mme Stoltz a cru entendre ou a entendu réellement quelque exclamation injurieuse pour elle ; en ce cas sa fureur se conçoit. (Voyez plus bas la lettre de Mme Stoltz.) Mais je crois qu’au début de la scène elle a manqué de présence d’esprit. Si au lieu de saluer par trois fois les chuteurs elle se fût avancée vers la rampe en disant tout simplement : « Messieurs, je suis encore souffrante, ayez un peu d’indulgence pour ma voix, je ferai de mon mieux ! » nul doute que la salle entière ne l’eût encouragée chaleureusement et n’eût supporté sans murmure les plus pénibles imperfections de son chant. Mais au lieu de ce compromis, l’irritation s’étant manifestée de part et d’autre, une véritable tempête a éclaté, tempête qui certes aurait eu des suites bien autrement graves si la masse du public de l’Opéra ne se fût montrée, comme toujours, d’une indulgence et d’une urbanité qu’on ne saurait assez louer en pareil cas.

    Ce triste incident a fait beaucoup de tort au beau final de la Donna del Lago qui termine le second acte de Robert Bruce. Il a été vigoureusement applaudi cependant, la mise en scène d’ailleurs est fort belle et parfaitement bien réglée. Ces bardes sous leurs tuniques blanches, serrées par une ceinture de fer ; tous ces clans écossais groupés sur la montagne du fond ; cette multitude de lances, de harpes, de claymores, forment un coup d’œil magnifique. Le chœur des bardes, mêlé aux fanfares de chasse et aux voix des soldats écossais, a produit un grand effet ; mais la contexture de ce morceau est si simple, qu’avec les moyens que M. Pillet avait sous sa main, il eût pu en tirer un parti bien autrement grand et décisif. Sans la moindre peine, avec huit jours d’études et très peu de dépense, il dépendait de lui d’obtenir de ce final et de cette mise en scène un effet immense, inouï, bouleversant. Au lieu de cela, cet ensemble musical, très beau, je le répète, ne dépasse en rien ce qu’on a déjà fait de bien en ce genre à l’Opéra.

    Le troisiême acte est froid, et parmi les morceaux de musique qui s’y trouvent, il n’y a guère que le grand sextuor final qui se fasse vraiment remarquer. Je ne sais à quel opéra de Rossini appartient le chœur de chevaliers :

Buvons, buvons, il faut saisir,
Amis, les heures du plaisir.

mais il est bien loin de la fameuse bacchanale du Comte Ory, sous tous les rapports.

    Le sujet de la pièce est tiré d’un épisode des guerres de Robert Bruce contre le Roi d’Angleterre Edouard II. Ce sont des marches, des contre-marches, des embuscades, des chasses. Le Roi d’Ecosse, cerné par l’armée anglaise, est surpris avec Marie, fille de Douglas-le-Noir, par Arthur, officier anglais au service d’Edouard et amant aimé de Marie. Jalousie du jeune homme qui ne reconnaît pas Robert. Aveu de la jeune fille, appel à la générosité de son amant. Celui-ci y répond en sauvant Robert Bruce, qui lui donne en partant une branche de chêne qu’Arthur, dans les combats, portera sur son casque, et qui, en le faisant reconnaître de son noble ennemi, les empêchera l’un et l’autre de jamais croiser le fer ensemble.

    Plus tard Arthur, dénoncé au Roi d’Angleterre comme coupable de l’évasion de Robert Bruce, est condamné au milieu d’une fête pour crime de haute trahison. Il va périr, quand Edouard malgré plusieurs avertissemens qu’on lui adresse, remettant au lendemain les affaires sérieuses, se laisse surprendre à son tour par les Ecossais au milieu de ses danseuses et de ses ménestrels. Robert Bruce a cerné son palais, Edouard est prisonnier ; Arthur, sauvé, épouse Marie. Bruce s’écrie :

Ecosse, à toi l’indépendance !

LE CHŒUR.

A Robert l’immortalité !

    MM. Vaëz et Alphonse Royer ont fait un tour de force en construisant une pièce raisonnable, servant de lien poétique à tant de membres épars de diverses partitions. Ils ont en mainte occasion trouvé des expressions en rapport assez direct avec le sens de la musique, et corrigé ainsi, autant qu’il était en eux, le défaut capital du pastiche, le désaccord de la musique et des paroles exigées par les situations. Les honneurs de la danse ont été pour Mlles Maria et Adèle Dumilâtre. Barroilhet a bien chanté ; Anconi, dont la méthode est sage, a une voix belle dans le médium, moins pure et un peu sourde dans le haut. Les rôles calmes, à peu près impassibles, sont ceux qui lui conviennent le mieux. Mlle Nau a mis de la grâce dans son bout de rôle ; on l’a applaudie à outrance et redemandée avec affectation. N’oublions pas de signaler plusieurs magnifiques décorations, celles du second acte surtout, représentant une vue des montagnes d’Ecosse, peinte par MM. Séchan, Diéterle et Despléchin ; elle a été fort admirée. La seconde représentation de Robert Bruce, qui devait avoir lieu hier vendredi, a été de nouveau retardée par indisposition.

H. BERLIOZ.

Au Rédacteur.

        Monsieur,

    Voyant avec un vif regret quelques journaux se méprendre sur la cause véritable de l’émotion que je n’ai pu maîtriser avant-hier pendant le deuxième acte de Robert Bruce, et craignant de voir une partie du public trompée par cette méprise, je dois aux personnes qui m’ont mal jugée, comme à celles qui ont eu la bonté de me prêter leur appui, une explication franche et complète de ce triste incident.

    Il y a douze jours, à peine échappée aux dangers d’une fluxion de poitrine, présumant peut-être un peu trop de mes forces et ne pouvant pas prévoir qu’il me surviendrait dans la nuit une nouvelle indisposition, j’avais laissé afficher la première représentation de Robert Bruce. Habituée à dompter mes souffrances, pour remplir mon devoir, je combattis toute la journée les progrès du mal, et ce ne fut qu’à cinq heures du soir, qu’épuisée par la lutte, j’ouvris les yeux à l’évidence et reconnus avec mon médecin l’impossibilité absolue de sortir de chez moi.

    De là la triste nécessité de faire relâche et de causer à toutes les personnes qu’avait attirées l’annonce de la représentation, un désappointement cruel que je ne saurais assez regretter, mais qu’aucune force humaine ne me permettait de leur épargner.

    Dès le lendemain cependant j’eus la douleur d’apprendre qu’une malveillance, dont il ne m’appartient pas de signaler la cause, mais dont personne ne peut méconnaître les effets, s’était appliquée à me calomnier de mille façons. Suivant l’un, j’avais fait manquer le spectacle par caprice ; suivant l’autre j’avais voulu forcer ainsi les auteurs d’augmenter mon rôle au détriment de ceux de mes camarades !… et ces mensonges, colportés avec empressement au milieu du mécontentement bien naturel qu’avait causé l’ajournement de la première représentation, trouvèrent malheureusement moins d’incrédulité qu’ils n’en auraient rencontré dans toute autre circonstance.

    Ma réponse à ces misérables calomnies fut un redoublement d’efforts pour rendre le plus tôt possible au public la représentation dont l’avait privé ma maladie, et j’insistai moi-même pour reprendre mon service, huit jours après une crise qui, si je n’avais consulté que mon intérêt personnel, m’aurait dû éloigner de la scène pendant plusieurs semaines.

    C’était tromper l’espoir de plus d’un ennemi qui se félicitait déjà de voir la représentation de Robert Bruce indéfiniment ajournée ; aussi après avoir agi, par voie de calomnie, sur le public qu’on voulait indisposer contre moi, s’efforça-t-on d’agir sur moi-même par intimidation.

    On me savait encore faible, à peine convalescente, et par cela même d’autant plus accessible aux émotions qui torturent toujours, pendant une première représentation, les artistes même les plus sûrs de leur santé !… On m’accabla de menaces !… Vingt lettres anonymes ou signées de faux noms me prévinrent, la veille et le jour de la représentation, que je devais m’attendre à une véritable avanie !…. que le parti était pris de m’accabler d’outrages, et qu’on ne me laisserait pas achever mon rôle !… Deux de ces lettres, que je croyais avoir jetées toutes au feu, se sont retrouvées intactes par un heureux hasard. Le timbre de la poste leur donne une date assez certaine pour qu’on ne les croie pas inventées après coup ; j’en joins une copie à cette lettre et tiens les originaux à la disposition des incrédules (1).

    Jugez, Monsieur, de ce que j’ai dû ressentir quand au milieu de murmures et de marques d’improbation, que je ne croyais pas avoir méritées, mais contre lesquelles, pénétrée de mes devoirs envers le public, je m’efforçais de m’armer de patience et de courage, j’entendis adresser à la femme des injures que vous m’approuverez de ne pas répéter ici. Alors, je l’avoue, je crus à l’existence du complot dont on m’avait menacée pendant le cours même de la représentation, car la dernière lettre anonyme m’était arrivée jusque dans ma loge à huit heures. Alors je ne fus plus maîtresse de mon émotion. Alors je me crus autorisée à quitter la scène, et je dis, non pas au public, non pas même aux auteurs des injures que j’entendais, mais au directeur, à M. Gustave Vaëz et à plusieurs abonnés qui du fond de leur loge m’invitaient à reprendre courage : « Mais vous entendez qu’on m’insulte ! C’est intolérable ! Je suis brisée ! »

    Telle est, Monsieur, l’entière, l’exacte vérité sur un incident dont plusieurs journaux ont bien reconnu et apprécié les causes, mais que d’autres ont compris et jugé différemment. Ma surprise a été grande, je m’empresse de le déclarer, quand j’ai appris que les paroles que je viens de rapporter, et qui, je le répète, ne s’adressaient nullement au parterre, ont été prises pour un oubli de mes devoirs envers le public, pour une violation des convenances envers les AA. RR. qui honoraient la représentation de leur présence !

    Ai-je donc besoin de protester contre une pareille intention ? Les paroles même que je regrette d’avoir prononcées trop haut, puisqu’elles n’étaient nullement adressées au public, peuvent-elles laisser à cet égard la moindre incertitude ?

    Aidez-moi, je vous prie, monsieur le rédacteur, à repousser par la publicité de cette déclaration une accusation que je ne me pardonnerais pas d’avoir méritée.

    On m’assure également qu’après le second acte, quelques personnes, celles sans doute qui avaient déjà cru devoir insulter une femme, s’étaient plu à répandre contre moi de nouveaux bruits aussi absurdes qu’odieusement inventés. Après m’avoir accusée, il y a quelques jours, d’avoir voulu enlever à Mlle Nau un air sur lequel je n’avais jamais eu la moindre prétention, ils ont poursuivi leur fable, et, après le second acte, il s’est trouvé des gens capables d’affirmer que je venais d’avoir avec Mlle Nau une altercation violente suivie de cris de rage !… d’injures et de voies de fait, et que Mlle Nau ne pourrait pas reparaître au troisième acte ! La vérité est qu’à la fin du second je m’étais en effet, précipitée vers Mlle Nau, mais pour la soustraire à la chute du rideau qui avait failli lui tomber sur la tête.

    Pardonnez-moi, Monsieur, de rappeler de pareilles calomnies auxquelles je n’aurais voulu opposer que le silence du dédain ; mais l’odieux même de ce genre d’attaques, pratiqué pendant le cours de la représentation, en présence du public qu’on voulait exciter contre moi, peut donner une idée de celles que je devais attendre d’ennemis que je savais capables de pareilles manœuvres et de l’indignation qu’avaient dû me causer leurs injures.

    Recevez, etc.

ROSINE STOLTZ.

(1) Copies. « Madame, votre magnifique talent, duquel je suis l’admirateur depuis longtemps, me fait un devoir de vous engager à ne pas aller vous compromettre et briser entièrement votre carrière si belle, en donnant ce soir aux méchans la possibilité de vous faire subir le plus grand affront, et la plus forte honte que puisse éprouver une artiste de votre rang ; il se répand qu’on ne vous laissera pas finir ; ne vous exposez pas, croyez moi, croyez-en un véritable ami qui n’a jamais osé se faire connaître ; enfin, Madame, voyez, décidez, mais souvenez-vous que tout ceci n’est dicté que par un intérêt de cœur.

    » J’ai l’honneur d’être, Madame, votre très humble serviteur et admirateur.

» Signé LE C….. DE M….. »

    « Si vous écoutiez ce qu’on vous dit, on n’aurait pas besoin d’employer le mystère pour vous prévenir d’un coup épouvantable monté contre vous d’abord, et ensuite sur la représentation contre l’Opéra.

    » Léon Pillet est flambé, il a beau faire ; mais ce qu’il y a d’affreux, c’est que tout doit tomber sur vous ! tout ; c’est à tel point qu’on ne doit pas vous laisser finir la représentation ; la dernière remise a rendu furienx et vous allez recevoir en entrant une détonation de sifflets. »

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2015.

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