FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 29 NOVEMBRE 1846 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Gibby la Cornemuse, opéra en trois actes de MM. de Leuven et Brunswick, musique de M. Clapisson.
L’Opéra-Comique vient d’obtenir un grand succès dû à une partition brillante et au talent extraordinaire, aux rares qualités de chanteur et d’acteur dont Roger a donné d’éclatantes preuves dans le rôle principal. La pièce en soi n’est pas bien neuve, elle ressemble en plus d’un point à la Xacarilla, à la Sérénade, à la Part du Diable, et à toutes les pièces dans lesquelles un air quelconque sert de pivot musical à l’action ; mais en somme elle est amusante et semée de mots spirituels et d’un bon comique. Voici ce dont il s’agit : Un petit paysan écossais qui gagne sa vie en Angleterre à chanter des refrains populaires des Highlands et à jouer de la cornemuse dans les fêtes de village est épris de la fille de maître Pattisson, tavernier de Richmond. Ce père prudent a promis la main de Marie à l’Orphée montagnard, si celui-ci peut lui compter le 8 de novembre cinquante guinées. L’amoureux, qui ne doute de rien, s’est hardiment engagé à payer à Pattisson la somme exigée. Le jour arrive, et le pauvre garçon ne rapporte que de belles paroles et les présens de fort mince valeur qu’il a reçus des fermiers des environs. Pattisson, indigné, lui ordonne de renoncer à sa fille et le chasse de chez lui. Marie, toute en larmes, veut avoir un dernier entretien avec son amant avant de le quitter ; elle le rassure, lui promet de ne jamais être qu’à lui, et, comme il fait à cette heure un orage des plus violens, elle engage Gibby à passer la nuit dans un hangar attenant à la grande salle de l’auberge de Pattisson. Gibby s’étend sur la paille fraîche, et, malgré ses chagrins, ne tarde pas à s’endormir d’un robuste sommeil. Survient alors une troupe d’individus en grands manteaux, dont les allures tiennent assez de celles des voleurs et des contrebandiers. Ce sont tout simplement des lords d’Angleterre qui ont loué au père Pattisson sa grande salle, et qui viennent y passer agréablement une heure ou deux en conspirant contre le Roi Jacques. Cette Majesté écossaise leur déplaît ; il s’agit de l’enlever, de la transporter délicatement sur un petit navire, et de la renvoyer aux Highlanders dont elle est si entichée. Les conspirateurs finissent, dans leur colère, par élever un peu trop la voix, et Gibby se réveille. Etonnement, menaces. Le pauvre diable a beau protester qu’il n’est point un espion, on veut se défaire de lui. Il prouve enfin que son métier est celui de chanteur ambulant, en répétant devant les conspirateurs plusieurs de ses chers refrains montagnards, et en leur faisant entendre les atroces grognemens de sa cornemuse.
Cette musique suggère une idée à lord Catesby, chef de la conspiration et premier gentilhomme de la chambre du Roi. On sait l’amour de S. M. pour tout ce qui lui rappelle l’Ecosse ; Gibby devra donc, à une heure indiquée, se poster dans les ruines de je ne sais quel château qui se trouve précisément sur la route suivie d’ordinaire par le Roi dans sa promenade journalière ; il y jouera ses airs écossais ; le Roi, attiré par ces mélodies, s’approchera des ruines, et l’enlèvement s’exécutera plus aisément. A ce prix on fait à Gibby grâce de la vie.
En attendant l’heure de tenir sa promesse, dont il ne connaît pas toute la gravité, l’Ecossais n’a garde de perdre son temps ; il va, son pibrok sous le bras, charmer de ses refrains agrestes les places voisines du palais. Le Roi l’entend et ordonne qu’on fasse monter le joueur de cornemuse. Ici une scène fort jolie et très amusante malgré son invraisemblance. Le Roi veut se faire donner dans ses appartemens un concert de cornemuse à bout portant. Gibby essaie de gonfler Rébecca (c’est ainsi qu’il appelle son instrument), mais le souffle lui manque ; il n’a pas déjeuné. « Tiens, assieds-toi et déjeune, dit le Roi ; tu me tiendras compagnie. Que manges-tu là ? — Sire, du pain d’avoine. — D’Ecosse ? — Oui, Sire. — Et ta gourde, que contient-elle ? Sire, de la bonne ale. — D’Ecosse ? — Oui, Sire. — Eh bien ! changeons, prends mon déjeuner et cède-moi le tien. » Le dévoué serviteur ne se fait pas prier, et le voilà savourant la cuisine anglaise, pendant que le Roi s’écorche le gosier avec l’avoine et l’ale écossaises.
Les chambellans, lord Catesby en tête, se présentent alors devant S. M., qui leur recommande Gibby en vantant son talent sur la cornemuse. Ces Messieurs n’ont garde de le reconnaître, la scène de l’auberge de Pattisson s’étant passée au milieu de la plus profonde obscurité ; mais dès que sur l’ordre de S. M. Gibby a fait entendre quelques notes de son refrain des hautes terres, la terreur s’empare des conspirateurs, qui se croient sur le point d’être dénoncés par le jeune Ecossais. Resté seul avec lui, lord Catesby et un autre seigneur veulent pénétrer ses intentions, ses plans, connaître son ambition, son but en venant à la cour d’Angleterre. Il arrive, leur dit-il, pour faire fortune en servant fidèlement son ami, le Roi, qui vient de le nommer son musicien particulier. « Mais si tu faisais fortune en retournant en Ecosse, si nous assurions l’accomplissement de tous tes souhaits, ne quitterais-tu pas volontiers l’Angleterre ? — Non certes. Pourtant le Roi a tant d’autres amis, que je pourrais peut-être… — Oui, tu le peux, et nous te donnons notre parole de gentilshommes de t’accorder tout ce que tu demanderas. — Eh bien ! je veux une somme énorme : il me faut cinquante guinées. — Tu tes auras. » Gibby, étonné de la facilité avec laquelle ces lords lui accordent une demande si exorbitante, sent aussitôt croître son ambition. « Attendez : je veux encore une petite maison et un bout de terre dans mon village, pour y vivre et travailler en paix. — Qu’à cela ne tienne, la terre et la maison sont à toi ; viens régler avec nous cette affaire, et pars. — Un moment : comme j’ai l’intention de me marier, je dois songer à l’avenir de mes enfans ; il me faut un moulin pour l’aîné. — Tu l’auras, viens. — Attendez donc : mes enfans se marieront à leur tour, ils auront aussi des enfans, et… » La rentrée du Roi interrompt ce crescendo des exigences de l’Ecossais ; S. M. s’informe des exclamations que faisaient entendre ses deux gentilshommes. Gibby explique tout, Jacques ne conçoit rien à l’insistance de ses lords pour faire partir Gibby. Les dames de la cour, parmi lesquelles se trouve miss Alice, fille de lord Catesby, surviennent et mettent fin à l’explication.
« Oh ! mon Dieu ! s’écrie Gibby en apercevant Alice, Mademoselle, n’êtes-vous pas allée à Glascow [sic] il y a deux mois ? — J’y suis allée en effet ; mais quelle demande ?… — Oh ! pauvre Marie ! ô mon mariage ! tout mon avenir ! — Qu’a-t-il donc ? devient-il fou ? — J’ai, que pendant mon voyage à Glascow, j’eus envie de consulter une sorcière ; qu’elle me prédit une brillante fortune, un grand mariage, et que, me montrant par sa fenêtre une jeune dame passant dans la rue, elle me la désigna comme ma future épouse. Et cette jeune dame, la voilà. Et je suis forcé de l’épouser, au lieu de Marie que j’aime tant. » Chacun de rire à l’énoncé de cette bouffonne prétention du jeune paysan ; mais lord Catesby, lui, ne rit point ; il la regarde comme une nouvelle exigence de celui qui peut d’un seul mot attirer sur sa tête une accusation terrible. Il se hâte donc de déclarer que la différence des rangs ne l’arrête point, et qu’il donnera volontiers sa fille à un artiste qui possède toute l’estime du Roi. Il ne s’agit pour lui que de gagner du temps.
Au troisième acte, Gibby, malgré sa crainte des malheurs qu’une infraction aux ordres du destin peut attirer sur lui, veut voir encore Marie avant de se sacrifier et d’épouser la noble Alice. Il s’avance vers la maison de Pattison ; au moment où il va rentrer, six hommes de mauvaise mine s’élancent vers lui pour le garrotter ; à ses cris Pattison accourt, suivi de sa fille et de quelques serviteurs, et les aggresseurs sont mis en fuite. Lord Catesby paraît au même instant. Gibby, en revoyant Marie, ne se sent plus la force d’épouser Alice ; il bravera tout pour lui rester fidèle ; il déclare formellement à lord Catesby qu’il ait à lui compter la somme convenue ; il retournera en Ecosse ; il lui rend sa parole en renonçant à la main de miss Alice. Le lord, enchanté, lui donne un billet à porter au capitaine d’un vaisseau sur le point de partir pour Batavia ; ce capitaine, au reçu du billet, lui remettra, dit-il, les cinquante guinées et les titres pour la maison et le moulin stipulés dans le marché conclu au premier acte.
On devine que la lettre de Catesby contient un ordre d’arrêter Gibby, de le jeter à fond de cale et de l’embarquer pour Java. Sûr alors d’avoir son argent, Gibby réclame de Pattison l’accomplissement de sa promesse, et demande la main de Marie. « Donnez-moi cinquante guinées ! — Vous les aurez, voilà un bon de lord Catesby, et son caissier va me les compter. — Il me faut cinquante guinées à l’instant, ou Marie épouse ce soir notre voisin Dickson. — Eh ! mon Dieu ! si vous êtes pressé, allez les chercher vous-même, voilà le billet. » Et Pattison de courir au vaisseau. Il revient bientôt après, les habits en désordre, suant, soufflant et jurant qu’il est tombé dans un guet-apens, qu’on allait l’assassiner si le capitaine, s’apercevant qu’il n’était pas Gibby l’Ecossais, n’eût ordonné sa mise en liberté. « Or donc, c’est à moi qu’on en voulait, dit fort judicieusement le joueur de cornemuse. Et pourquoi ? » Le Roi qui passe par là tout simplement, en bourgeois, la canne à la main, s’informe du sujet de ce tumulte ; son ami Gibby lui raconte tout, et le double attentat commis inutilement pour s’assurer de lui, et les présens et les promesses de Catesby, et la fureur de celui-ci quand il a entendu la veille chanter l’air écossais que S. M. aime tant. Ceci semble coïncider avec un avis secret que le Roi vient de recevoir et dans lequel on l’engage à ne pas faire au dehors sa promenade ordinaire. Il y a quelque conspiration. « Oui, Majesté, il y en a une, et les conspirateurs, j’en suis sûr, n’aiment pas la musique. Ainsi, croyez-moi, si vous voulez les connaître, assemblez toute la cour, et quand je reviendrai tout à l’heure vous chanter notre air favori, regardez bien les visages, vouz pouvez être certain que ceux qui expriment le mécontentement ou l’ennui sont des scélérats. » L’expérience est faite avec un succès complet. Lord Catesby, qui croyait Gibby en route pour Batavia, tremble de tous ses membres en entendant de nouveau son damné pibrok et la menaçante mélodie écossaise ; ses complices sont aussi effrayés que lui ; le Roi aperçoit leur trouble et les interpelle vivement. Ils tombent alors à ses pieds et avouent tout ; le Roi, qui est un bon homme s’il en fût jamais, leur pardonne, marie la belle Alice à celui des conspirateurs qui lui avait fait parvenir l’avis secret, et engage fort Catesby à ne plus autant détester la musique écossaise. Quant à Gibby, il épouse Marie, et le père Pattisson bondit de joie.
Je demande pardon aux auteurs de ce livret de toutes les erreurs que je dois avoir commises en l’analysant ; l’important est que j’aie montré la pièce assez dérangée pour inspirer au lecteur la curiosité de savoir comment elle est réellement arrangée. Je crois avoir aussi laissé entrevoir qu’elle était musicale. Je le prouverai mieux par les éloges que je dois à l’œuvre de M. Clapisson, véritable œuvre d’art dont la popularité est aujourd’hui assurée. La partition de Gibby, écrite avec cette aisance qu’on ne trouve pas toujours même chez les plus savans maîtres, s’éloigne également de cette facilité étourdie des productions dites gracieuses qui ne vivent qu’un jour. Le style en est franc et toujours clair. Les intentions dramatiques les plus heureuses s’y rencontrent fréquemment, et le compositeur a su faire ressortir à merveille les ressources du magnifique talent de Roger dans le rôle principal.
Il faut signaler beaucoup de morceaux de musique, et non point cette fois des chansonnettes et des contredanses. Le duo du déjeuner et le trio me paraissent d’excellentes et belles compositions ; l’air de Roger au troisième acte est un des mieux sentis et des plus complets qu’on puisse entendre ; le final du second acte, l’air vocalisé de Mlle Delille sont aussi bien conçus chacun dans sa spécialité, et le thème écossais (c’est-à-dire le thème composé, par l’auteur sur la gamme écossaise) est toujours ramené avec bonheur. C’est un beau succès et bien mérité pour le compositeur. Les acteurs l’ont vaillamment secondé d’ailleurs, Mlle Delille, Grignon et Henri surtout. Quant à Roger, il ne s’est jamais encore élevé à cette hauteur (à l’Opéra-Comique). On ne sait ce qu’il faut le plus louer en lui, ou de cette intelligence parfaite de l’ensemble et des détails de son rôle, de son art exquis à le nuancer, de sa facilité à rendre gracieuse la gaucherie un peu niaise du paysan écossais, de sa bonhomie narquoise, de sa vive sensibilité, ou de son beau style de chant aux tendances si élevées, si musical, si expressives et si bien ménagé pour l’effet sans que la vérité, le bon sens et le bon goût en souffrent jamais. Roger est un admirable chanteur et un des auteurs les plus spirituels qu’on puisse citer ; Gibby et le jeune brigand de la Sirène l’ont aujourd’hui prouvé surabondamment. Mais de plus Roger a des instincts bien supérieurs aux qualités exigées dans le cercle assez étroit où le genre du théâtre qui le possède le tient nécessairement enfermé ; de là ses grands succès en province, où il lui est permis de s’emparer du grand répertoire ; de là sa triomphante soirée à l’Opéra quand il joua l’an dernier le rôle d’Edgard au bénéfice de Massol ; de là les regrets de tant de gens de le voir dans l’impossibilité (impossibilité qui disparaîtrait si M. Basset le voulait bien) d’exhaler dans quelques rôles splendides et largement tracés toute la poésie et la passion qui sont en lui.
Quoi qu’il en soit, Gibby est un des rôles de demi-caractère qui lui font le plus d’honneur, et très probablement aussi un de ceux auxquels son rare talent donnera la plus longue existence. L’exécution des ensembles dans l’opéra nouveau est bonne ; les chœurs de l’Opéra-Comique s’améliorent de jour en jour, grâce aux soins intelligens que donne à leurs études le maître de chant M. Lebel, homme de conscience et de talent. L’orchestre, sous la direction énergique et précise de son nouveau chef, M. Théodore Labarre, s’est montré irréprochable.
— Tout était en rumeur dans la rue Neuve-Saint-Georges la semaine dernière : les fusées volantes s’élançaient par-dessus le toit des maisons ; les bombes lumineuses, en éclatant, ébranlaient l’air ; puis, après tout ce fracas pyrotechnique, vinrent les chants et les fanfares instrumentales. C’étaient les nombreux ouvriers de Sax qui célébraient la Sainte-Cécile et fêtaient leur patron. Ils lui ont fait en outre à cette occasion un présent propre à lui rappeler combien d’obstactes il a dû vaincre et les persécutions qu’il a endurées pour faire triompher ses ingénieuses découvertes : ils lui ont donné la statue en bronze de Galilée dans les prisons de l’Inquisition, répétant avec cette patience que donnent la force et la raison sûres d’elles-mêmes : E pur si muove ! Eh oui ! si muove ; ces braves gens ont bien choisi l’épigraphe, et la cause de leur maître va grandement triompher. Malgré toutes les intrigues, les cabales, les protestations, les infamies même dont on s’est rendu coupable pour l’entraver et le ruiner, ses travaux sont reconnus pour excellens et précieux par tout ce qui a de l’intelligence et de la bonne foi. Les instrumens de Sax se répandent par milliers non seulement dans nos bandes militaires, mais même dans les armées étrangères du vieux continent, en Angleterre et dans le Nouveau-Monde. Trois cents harmonieux cyclopes tordant le cuivre, polissant l’ébène et l’ivoire, fondant l’étain et l’argent, suffisent à peine, dans ses immenses ateliers de Paris et de Melun, à la tâche que les demandes incessantes venues de toutes parts leur imposent aujourd’hui. E pur si muove ! et avant six ans une belle révolution se sera opérée dans nos musiques militaires, et la fortune de Sax sera faite.
Je suis fort en retard pour les nouvelles musicales, tâchons de réparer le temps perdu ; dussé-je les donner un peu pêle-mêle. Henri Herz vient de se faire entendre avec grand succès à New-York. Léopold de Meyer parcourt toujours l’Amérique du Nord, gagnant des sacs de dollars, et faisant exécuter par tous les orchestres de l’Union sa célèbre Marche marocaine, aux applaudissemens du splendide public qui se presse à tous ses concerts.
Gardoni a, dit-on, payé au directeur de l’Opéra la somme de 50,000 fr. pour rompre l’engagement qui le liait encore à ce théâtre : Gardoni serait donc libre à cette heure. On ne sait s’il sera engagé par M. Vatel ou par M. Lumley.
M. Pastou est de retour d’Angleterre, où son système d’enseignement musical a été apprécié comme il mérite de l’être ; l’excellent professeur a reçu des artistes anglais l’accueil le plus flatteur. Il va ouvrir incessamment un nouveau cours de chant et d’harmonie orale.
Jules Bénédict nous a fait dernièrement une courte visite. Avant de repartir pour Londres, il s’est engagé à écrire un opéra pour M. Pillet sur un livre de M. Hippolyte Lucas.
Le même poëte vient d’en terminer un autre intitulé le Siége de Leyde, que M. Adolphe Vogel met en musique pour le théâtre de La Haye, et dont le Roi de Hollande a ordonné la prochaine mise en scène.
Je ne puis rien dire de la messe de M. Zimmerman, n’ayant malheureusement pas pu y assister ; et je n’aime guère à parler de compositions de cette importance sans les connaître, puisque ce n’est pas l’opinion d’autrui, mais bien la mienne qu’on me demande.
En revanche, j’ai assiste à deux concerts très intéressans, l’un offert à ses abonnés par la France musicale, l’autre donné par M. Michel Lévy et la Société de chant qu’il dirige. Les chœurs formaient le fond du programme de celui-ci ; on y a cependant applaudi, et très chaudement, un solo de flûte supérieurement exécuté par M. Rémusat et une délicieuse romance d’Auguste Morel, que Wartel a dite comme il sait dire maintenant les plus belles œuvres de Schubert. Ce ravissant morceau aura cet hiver une vogue immense. Puis les choristes, au nombre de soixante environ, ont exécuté avec une grande précision, un sentiment parfait des nuances, et des voix remarquables, plusieurs fragmens, entre autres une scène d’un opéra de Ricci qui a fait beaucoup de plaisir, et un chant de matelots de Quidant d’une allure robuste et franche, sinon très originale. M. Michel Lévy, le directeur et le fondateur de cette Société, a évidemment bien mérité de l’art en donnant une impulsion si vive à cette jeune institution, qui n’a de ressources que dans la haute capacité et le zèle désintéressé de son chef.
Le concert de la France musicale offrait un attrait différent : il s’agissait d’y entendre des virtuoses dont deux sur quatre nous étaient inconnus. Je n’ai pas besoin de citer les deux solos de Dorus et de Charles Dancla : ce sont toujours les mêmes éloges à donner à ces deux virtuoses qui s’obstinent à toujours les mériter. Mme Clary s’est fait entendre dans un air de Giovanna d’Arco ; elle a une voix mordante et étendue, qui a besoin d’être encore assouplie et fixée par l’étude ; mais Mme Strepponi, qui lui succédait dans ce concert, est une fière prima donna, chantant largement et noblement avec une voix des plus puissantes, un bon style et une chaleur entraînante. C’est la grande école italienne dans tout son luxe un peu empanaché.
La France musicale vient de publier deux partitions que le public parisien doit s’indigner de ne point encore connaître ; ce sont tout simplement deux chefs-d’œuvre de Beethoven : les Ruines d’Athènes et le Roi Etienne, formant une riche collection de chœurs, marches, airs, duos, romances, écrits dans cet incomparable style dont Beethoven seul a eu jusqu’ici le secret. Or, parmi cette liste si longue de compositions de genres divers, nous ne connaissons qu’une marche des Ruines d’Athènes et le chœur des Derviches ; ces morceaux ont été exécutés aux concerts du Conservatoire.
Les mêmes éditeurs viennent de publier un autre ouvrage tout à fait de circonstance, et que l’introduction des instrumens de Sax dans l’armée rendait indispensable ; c’est une méthode-solfège pour les cornets à cylindres et les Sax-horns petits et grands, composée avec soin et un talent véritable par M. Caussinus, professeur au Gymnase militaire et le premier ophicléide de l’Europe, sans contredit. Dans ce traité méthodique, toutes les leçons sont bien choisies et destinées à exercer les élèves, non point à vaincre des difficultés inutiles, mais à les rendre maîtres de celles des ressources de ces nouveaux instrumens dont évidemment les compositeurs doivent faire le plus fréquent usage. La méthode de M. Caussinus doit avoir un grand succès.
Il me reste à parler de l’Album de 1847 offert par le Ménestrel à ses abonnés. Malgré la méfiance que m’inspirent toujours ces beaux cahiers si bien reliés, si bien dorés, si bien glacés, si bien peignés et enjolivés de portraits et de vignettes, j’ai eu la conscience de le lire très attentivement. Eh bien ! croyez-moi, ce recueil est un des plus riches, musicalement parlant, qu’on ait publiés depuis longtemps, bien qu’il ne contienne rien d’Auguste Morel, qui réserve ses plus belles fleurs pour la collection de Bernard Latte. Deux romances de Vimeux, une d’Etienne Arnaud, et le joli Fantôme blanc d’Adrien Boïeldieu m’ont paru surtout devoir plaire aux amateurs du genre par une mélodie fraîche et des accompagnemens faciles.
Maintenant je retourne à mes répétitions, pour lesquelles les artistes, je dois le dire ici, me secondent avec une patience et une rapidité de conception que j’ai trouvées fréquemment en Allemagne l’hiver dernier, mais que je suis plus heureux encore de retrouver maintenant en France où d’ordinaire on traite tout si légèrement. Il y a donc tout lieu d’espérer que si Faust est damné dimanche prochain, ce ne sera pas la faute des exécutans.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2015.
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