FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 7 OCTOBRE 1846 [p. 1-2]
NOUVEAU THÉATRE-ITALIEN
DE LONDRES.
Toute la presse s’est occupée dans ces derniers temps de l’espèce de coup d’Etat que vient de frapper à Londres le banquier espagnol Salamanca, en engageant, à très haut prix, la troupe presque entière dirigée l’an dernier par M. Lumley au théâtre de la Reine, son chef d’orchestre, son orchestre et ses choristes. Cette réunion d’artistes serait destinée à faire à Covent-Garden une concurrence très active au théâtre de la Reine.
M. Lumley, sans perdre un instant, a su se préparer à une vigoureuse défense en engageant d’autres artistes d’un talent éminent, parmi lesquels il faut citer Pischek, à qui il donne, dit-on, pour six mois 2,500 livres sterling (62,500 fr.), et la tant célèbre Jenny Lind que le public de Londres ne connaît pas encore. De plus, Lablache est resté fidèle à M. Lumley.
Quelques organes de la presse française, en prenant parti pour la nouvelle entreprise, donnent pour motif de l’appui qu’ils lui prêtent l’espoir qu’ils ont de voir exécuter à Covent-Garden les chefs-d’œuvre de l’ancienne école, et ceux de Mozart entre autres, dont le public de Queen’s-Theatre ne veut plus, leur préférant de beaucoup Verdi et les autres producteurs actuels de l’Italie. Je crois que nos confrères s’abusent étrangement à ce sujet ; les habitués de Covent-Garden, s’il y en a, seront, comme ceux du Queen’s-Theatre, fort portés vers les productions protégées à tort ou à raison par la mode ; ils diront qu’ils ont entendu Mozart vingt ou trente fois et qu’ils préfèrent la plus médiocre production, dite nouvelle, au plus admirable chef-d’œuvre dont ils sont rassasiés. Tous les publics sont ainsi faits. Je penche donc fort à partager l’opinion du Times, qui regarde la réalisation de la nouvelle entreprise comme très hasardeuse. Si Covent-Garden était à ouvrir, ce devrait être pour tirer de l’abaissement où il est tombé le drame national.
Indépendamment du prestige qui doit s’attacher à une institution qui occupe depuis longtemps, comme le théâtre de la Reine, une place élevée dans le monde fashionable, le propriétaire actuel, M. Lumley, a tous les droits à l’appui et à la faveur de la noblesse et du public. Réduit à ses seules ressources, il a su élever à un haut degré de prospérité, d’honneur et de bonne renommée en Angteterre et à l’étranger cette institution qui, avant lui, languissait depuis cinquante ans dans un état de perpétuelle faillite. Depuis les conditions qui furent imposées au théâtre de la Reine lors de sa restauration, le gouvernement ne pouvant plus protéger aucune entreprise semblable, ce furent les personnages les plus riches et les plus considérés des trois royaumes qui, au moment où M. Lumley se présentait pour acquérir l’Opéra, lui donnèrent un éclatant témoignage de leur confiance dans ses talens et sa probité. Les principaux membres de l’aristocratie prirent alors l’engagement de soutenir le nouveau directeur de toute leur influence, et s’intéressèrent à la destinée future du théâtre qu’il fondait en faisant l’acquisition de loges pour un nombre d’années considérable. Il est donc fort probable que la nouvelle tentative aboutira au désappointement, sinon à la ruine des spéculateurs qui y auront engagé leurs fonds.
Puisque j’en suis à parler de ce qui se passe dans le monde théâtral d’outre mer, je dois signaler les succès obtenus en Amérique par Mlle Blangy, que l’Opéra de Paris a laissée s’envoler par delà l’Océan. Les journaux américains sont pleins de ses éloges, et signalent le triomphe récent qu’elle vient d’obtenir dans le rôle de Giselle.
Léopold de Meyer continue à faire fanatisme et fortune dans le Nord. Il parcourt à cette heure le Canada, et les guinées qu’il y cueille empêchent les pianistes de Paris de dormir. Voici déjà Henri Herz qui se propose de marcher sur ses traces ; il part avec Sivori pour New-York le mois prochain.
Notre célèbre et excellent professeur de chant Banderali, qui était allé prendre les eaux des Pyrénées, est de retour à Paris.
Alizard est réengagé à l’Opéra, où il doit rentrer, au plus tard, au mois de mai. Alizard laissera de vifs regrets à Marseille, et il doit lui-même regretter un public qui sait si bien apprécier la beauté de son talent ; mais la place d’un artiste pareil est évidemment à Paris, et, quel que soit aujourd’hui l’état de l’Opéra, c’est à ce théâtre seulement qu’il lui convenait de se fixer.
On vient de reprendre avec un éclat extraordinaire Fernand Cortez à Berlin. Cet admirable ouvrage de Spontini était resté en dehors du répertoire depuis la retraite de Bader qui excellait dans le rôle du conquérant du Mexique. Mais malgré les souvenirs qu’il y a laissés, un autre artiste nommé Pfister vient de l’aborder avec le plus grand succès. Il paraît avoir révélé, au second acte surtout, des qualités de chanteur et d’acteur qu’on ne lui soupçonnait pas ; l’auditoire, charmé de cette découverte, a voulu montrer qu’il en sentait le prix en rappelant Pfister au milieu des plus vives acclamations.
Sax s’amuse à répondre aux étrangers facteurs d’instrumens qui prétendent, comme cela se pratique toujours en pareil cas, avoir inventé ses inventions. Il les inonde de sa prose en français et en allemand, il les raille, il les provoque de mille manières, en bataille rangée, en combat singulier, orchestre contre orchestre, chef contre chef, il accepte toutes les armes, depuis la clarinette jusqu’au bombardon. Ses ennemis ne voient pas que plus ils font de bruit avec son nom, plus ils le répandent, et qu’au lieu de le ruiner ils font sa fortune et fort heureusement aussi celle de l’art.
DE M. DEBAIN.
La popularisation de la musique dans les petites villes de province, dans les bourgs et même dans les villages les plus éloignes des centres musicaux, a souvent occupé les esprits sérieux qui s’intéressent, soit au progrès de l’art seulement, soit à la civilisation des classes inférieures de la société, et qui regardent l’action de la musique comme très puissante pour y parvenir. Malheureusement, dans un très grand nombre de cas, ce qu’on a tenté a dû produire, selon moi, un effet contraire à celui qu’on attendait, ou tout au moins nul. La musique a des conditions d’existence absolues sous quelques rapports, et sans lesquelles les bruits auxquels on donne son nom doivent nécessairement faire horreur aux organisations délicates et aggraver la barbarie de celles qui ne le sont pas. D’où je conclus qu’il vaudrait mieux ne faire entendre aucune sorte de musique aux hommes qui en furent toujours privés, que de les accoutumer à celle qu’on essaie trop souvent de leur donner.
Il est difficile, quand on n’en a pas été témoin, de se faire une idée des résultats grotesques qu’obtiennent en province la plupart des sociétés dites philharmoniques. Les cris d’une troupe d’oies, accompagné du grognement de quelques porcs effarouchés, ressemblent assez aux tutti de leurs orchestres, et je ne sais à quoi comparer les soli. Un bon nombre des virtuoses chargés des parties intermédiaires, telles que le second violon et l’alto, ont évidemment senti leur vocation pour ces instrumens se développer à la question du chef d’orchestre : « Savez-vous jouer de l’alto? » Question à laquelle ils ont dû faire ette réponse célèbre : « Je ne sais pas, je vais essayer. » Puis, après l’expérience, les joueurs d’alto étant nécessairement, comme les joueurs de violon, divisés en trois classes, la première classe comprenant ceux qui n’en jouent pas du tout, la seconde ceux qui en jouent mal, et la troisième ceux qui en jouent bien, ces braves amateurs s’étant aisément persuadé qu’ils étaient déjà parvenus à la seconde classe, conservent leur instrument avec la ferme conviction qu’ils parviendront bientôt à la troisième. J’en ai pourtant rencontré un qui passait pour le premier alto d’une société de province assez bien posée et qui, à la répétition d’un ballet d’Armide que je voulais faire exécuter dans un concert, ne put jamais se tirer de la note unique donnée par Gluck à l’alto pour l’accompagnement de sa mélodie. Je reconnus alors que si je n’avais pas eu une foule d’autres altos, il n’en aurait pas pu être de mon concert comme de celui de l’illustre Bilboquet, et que ceux qui avaient cette note-là auraient eu raison de se montrer sévères. Evidemment ce virtuose appartenait aux altos de première classe. Combien de fois n’ai-je pas surpris les contrebassistes frottant bravement un instrument accordé en fa dièze, mi bémol, la, au lieu de sol, ré, la, sans se douter même qu’on pût trouver quelque chose à reprendre à leur exécution et incapables de comprendre ce calembour que les musiciens de seconde classe se permettaient de leur adresser : « Ces messieurs vont tomber dans les basses-fosses. » J’ai même rencontré quelque chose de plus fort, mais c’est dans une société d’amateurs de Paris que le phénomène se manifesta il y a quinze ans. On m’avait prié de diriger ces philharmoniques. A la première répétition, il s’agissait d’un de ces prodiges inconnus au public musical de notre époque et qu’on devrait bien lui faire entendre une fois l’an pour lui donner un de ces accès de fou rire qui font tant de bien, il s’agissait d’une symphonie de Girowitz !!!
Dès les premières mesures, une partie de clarinette qui s’élevait triomphante d’une tierce mineure au-dessus du ton du reste de l’orchestre, me fit croire que l’exécutant s’était trompé de morceau. Vérification faite, on reconnut qu’il n’y avait pas de méprise. On recommence ; le morceau était en ré et voilà de nouveau mon amateur qui joue en fa avec un aplomb imperturbable. On me montre sa partie où était fort clairement indiquée la clarinette en la. Or il n’en possédait qu’une, celle en ut. De là l’erreur. « Si vous n’avez pas l’instrument indiqué, lui dis-je, il faut transposer et jouer une tierce au-dessous de la note écrite. — Ah ! parbleu, répondit-il, je n’ai pas l’habitude de transposer. — Eh bien ! alors ne jouez pas. » Mais ce terme extrême n’entrait pas dans les idées de l’étonnant clarinettiste, il voulait jouer quand même, et personne ne put l’en empêcher. Je me souviens que cette ambition déconcertante m’épouvanta à tel point que je décampai au plus vite, et que dans la précipitation de ma fuite, j’oubliai mon chapeau. Or, les philharmoniques d’une immense quantité de Sociétés françaises, anglaises et italiennes donnent le nom de musique à ces mirobolans charivaris. Ce qui démontre assez clairement que non seulement ils n’ont pas la moindre idée de cet art, mais que de plus ils en ont une idée fausse, et que leurs organes incultes sont encore endurcis par le fréquent exercice qu’ils leur donnent dans ces divertissemens dignes des oreilles turques ou marocaines.
Et cependant, que de musiciens célèbres sont sortis des provinces, dont l’instinct ne se fût jamais manifesté sans le hasard qui leur fit éprouver une première impression musicale. L’orgue a dû contribuer plus d’une fois à la faire naître. Ordinairement un orgue est d’accord, c’est un grand point. Ensuite la plupart des organistes savent un peu l’harmonie et connaissent à peu près le clavier. Et quand ils ne sauraient produire que trois ou quatre accords correctement enchaînés, cela pourrait suffire encore à développer le sentiment musical dans les individus et à le faire naître dans les masses. N’est-ce pas en écoutant un orgue que Méhul conçut sa grande passion pour la musique ? Pourquoi tant de compositeurs et de chanteurs célèbres sont-ils sortis des maîtrises des cathédrales ? C’est moins encore, je le pense, parce qu’on leur a donné dès l’enfance une notion exacte des principes de l’art, qu’à cause de leur immersion harmonique dès l’âge le plus tendre.
Ces enfans ont constamment entendu dans leurs églises une musique grave, harmonieuse, et qui par sa nature porte à la rêverie ; ils étaient donc placés dans des conditions excellentes pour devenir, sinon tous des poëtes musiciens, au moins des musiciens de style et de bons exécutans. Voilà pourquoi je regarde la popularisation de l’orgue et des instrumens de sa famille comme le premier élément de civilisation musicale dans les provinces barbares. Mais un orgue, si petit qu’il soit, coûte assez cher pour qu’une grande quantité de communes ne puissent en faire l’acquisition, et d’ailleurs il faut encore payer un organiste pour le toucher. L’invention de l’harmonium, instrument de la famille de l’orgue et plus que lui capable d’enfler et de diminuer le son, ce qui lui donne un caractère expressif dont les orgues anciennes sont dépourvues, est précieuse surtout en ce que la modicité du prix de l’instrument le met à la portée de presque toutes les églises.
L’harmonium complet, l’harmonium avec ses huit demi-jeux et ses douze registres, peut remplir largement de son harmonie les plus grandes églises de campagne. L’harmonium à quatre demi-jeux et à huit registres suffirait aux églises de moyenne grandeur ; enfin les chapelles pourraient à la rigueur se contenter de l’harmonium à deux demi-jeux et à trois registres. Mais, en tout cas, la difficuIté de l’organiste se présentera toujours. Où trouver, pour desservir tant d’églises de toutes dimensions, le nombre nécessaire de virtuoses à la fois savans et modestes, dépourvus d’ambition et résignés à la vie obscure que leur séjour dans un bourg ou village leur impose nécessairement ? où trouver surtout leurs appointemens annuels, quels qu’ils soient, quand on éprouve tant de difficultés à trouver une fois pour toutes la somme qu’exige l’achat de l’instrument ? C’est ce suppléant de l’organiste que M. Debain cherchait et qu’il a trouvé, au moyen d’un mécanisme fort simple qu’il appelle antiphonel-harmonium, et qui permet à tout enfant de chœur sachant distinguer une note longue d’une note brève d’exécuter à première vue, sur l’orgue ou sur l’harmonium, les accompagnemens du plain-chant ou tout autre musique d’église. Il a remplacé le papier de l’organiste compositeur par une planchette sur laquelle les notes sont transcrites à l’aide de petites pointes de fer en saillie et solidement fixées dans le bois. Il a imaginé ensuite un système de bascules qui, par leur partie inférieure, communiquent avec chaque touche du clavier, tandis que, par leur partie supérieure, elles se rapprochent pour communiquer avec les pointes de fer des planchettes. Ce mécanisme est contenu dans une petite caisse recouverte d’une plaque de métal percée dans sa largeur d’une série de petites ouvertures très rapprochées les unes des autres, et laissant passage à des becs d’acier qui garnissent et terminent l’extrémité supérieure des bascules dont je parlais tout à l’heure. La fonction de chaque bec est d’abaisser la touche qui lui correspond. Cet appareil, placé sur le clavier d’un orgue ou d’un harmonium, est mis en action par un levier qui s’y adapte. En lui imprimant un mouvement alternatif d’élévation et d’abaissement, on fait à chaque coup avancer sur la plaque de métal la planchette portant la suite des accords notés par les pointes de fer ; la machine fonctionne, choisit elle-même les touches comme feraient les doigts d’un organiste, et le morceau est exécuté avec la plus grande précision. J’ai entendu l’Ave verum de Mozart, exécuté ainsi d’une façon irréprochable. Le rhythme des morceaux est marqué sur le bord de la planchette. A chaque mouvement de progression de cette planchette, une aiguille fixe indique à la personne qui fait agir le levier la note longue ou brève, double longue ou longue prolongée, prescrivant la durée relative de l’accord qui résonne dans le moment. Les planchettes sont notées par un procédé mécanique qui permet au facteur de les livrer à très bas prix. On voit que le problème est tout à fait résolu, et que M. Debain a complétement atteint le but qu’il se proposait : Doter à peu de frais les plus pauvres paroisses d’un orgue et d’un organiste.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2015.
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