FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 29 SEPTEMBRE 1846 [p. 1]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Sultana, opéra-comique en un acte, de M. Deforges, musique de M. Maurice Bourges.
L’Opéra-Comique ne suit pas l’exemple que lui donne son grand-cousin l’Opéra, et se prépare sérieusement des ressources nouvelles pour la campagne d’hiver qui va s’ouvrir. Au lieu de croire, comme le grand-cousin du Déserteur, que tous les hommes sont bons, il choisit avec discernement parmi ceux dont l’intelligence et le talent pratique lui offrent des garanties, et leur ouvre sans hésiter ses portes à deux battans. Et c’est là surtout qu’on peut apprécier le tact d’un directeur ; choisir parmi des talens faits et dont de nombreux ouvrages attestent la force n’est pas une tâche bien malaisée, mais faire un choix entre de jeunes hommes qui n’ont point encore subi l’épreuve d’un jugement prononcé par le public, exige une sûreté de coup d’œil assez rare. Et cette qualité est de celles qu’un directeur de l’Opéra-Comique doit absolument posséder, car c’est à ce théâtre surtout qu’il appartient de faire des essais. En général, je crois que M. Basset a raison de se méfier des musiciens sans esprit : ils sont en effet d’ordinaire encore plus bêtes que les autres animaux. Et malgré quelques exemples qu’on pourrait citer de la prédominance du sens musical à l’exclusion même du sens commun, il est peu probable qu’on trouvera un compositeur distingué chez l’homme dont la conversation décèle le vulgarisme des idées, qui parle ou écrit d’une façon commune ou ridicule, et dont la pensée aux ailes de pingouin ne peut voler même en rasant la terre.
A la première représentation de Sultana, beaucoup de gens se demandaient comment M. Maurice Bourges avait pu obtenir un tour de représentation, lui qui n’a passé par aucune des épreuves que subissent les autres musiciens, pendant que des grands prix de l’Institut, couronnés, pensionnés et traditionnellement mûris au soleil d’Italie, se morfondent à solliciter leur pauvre petit acte, l’attendent pendant dix ans, et enfin ne l’obtiennent point. Je ne sais en vérité pourquoi ces malheureux lauréats, surnommés jusqu’à soixante ans jeunes compositeurs, subissent une si dure quarantaine. C’est si peu de chose à monter, un acte d’opéra-comique, que l’on devrait, ce me semble, tenir toujours en réserve un livret loyalement fait pour le pensionnaire qui revient de Rome, le lui donner à son retour, le jouer tout de suite (l’opéra), et savoir dans le plus bref délai de quoi le jeune compositeur est capable. Il y aurait double avantage pour le directeur à agir ainsi ; d’abord il se débarrasserait d’une foule de sollicitations dont la persistance doit être pour lui singulièrement fastidieuse ; ensuite, dans le cas où le hasard lui placerait sous la main un musicien de quelque valeur, il pourrait, tout en lui rendant justice, tirer parti de son talent, le faire valoir, le diriger, le développer même, et faire au bout de quelques années du jeune compositeur un… compositeur. Quant à M. Maurice Bourges, qui n’a jamais obtenu ni prix de fugue ni prix de composition, qui n’a été couronné ni par les peintres, ni par les architectes, ni par les graveurs, qui n’a jamais passé le seuil de la Porta del Popolo, ni mis le pied dans les théâtres romains pour y admirer les écoles italiennes, il faut qu’il ait inspiré par d’autres moyens la confiance dont il avait besoin. Il se pourrait que ce fût par ses écrits sur la musique. J’avoue, pour ma part, qu’après avoir lu l’excellent travail qu’il a publié récemment sur le Paulus de Mendelssohn, et dans lequel il a prouvé une si grande intelligence, un sentiment si vif et si juste du beau en musique unis à une connaissance si approfondie des moyens pratiques de l’art, j’aurais été tout à fait porté à lui confier la composition d’une œuvre même d’importance et que, dirigeant un théâtre lyrique, je lui eusse dit volontiers comme M. Basset : Faites-moi un opéra. Tandis que, à l’inspection de certaines partitions couronnées par l’aréopage académique, plus d’une fois j’aurais osé dire au triomphateur : « Mon garçon, fais-moi une paire de bottes ! »
En tout cas, M. Maurice Bourges a brusquement réussi et cela fait du bien de voir de temps en temps un artiste nouveau se présenter à l’improviste, et dire d’une voix qui décèle la force : Me voilà ! Le débutant (je suis obligé de donner ce titre à M. M. Bourges pour ne pas l’appeler jeune compositeur) a montré qu’il n’avait pas besoin d’être, comme on dit, porté par son livret, car la donnée de celui qu’il a obtenu est très légère, musicalement parlant. La scène se passe en Hollande, à l’époque où sévissait dans toute sa fureur sur les cerveaux néerlandais cette maladie singulière à l’existence de laquelle nous avons peine à croire aujourd’hui, la tulipomanie. Un vieux militaire qui n’a plus qu’une jolie fille pour tout bien, s’est mis, non point à faire le commerce des tulipes, commerce pour lequel on sait que les tulipes n’étaient pas nécessaires, mais bien à les cultiver. Berghem, c’est le nom du soldat horticulteur, sait que la princesse de Nassau adore cette fleur, et espère, en lui présentant un placet accompagné d’un exemplaire de la plus rare des tulipes, la Sultana, son chef-d’œuvre, obtenir la radiation du séquestre qui pèse sur ses biens. Si la princesse daigne lui accorder la faveur de lui rendre justice, le brave homme compte tout aussitôt marier sa fille à un petit cousin qu’elle aime, le jeune Léopold, page du prince Frédéric. Mais ne voilà-t-il pas qu’un butor de jardinier a écrasé par mégarde la radieuse Sultana, la fleur des fleurs qui devait faire tant d’heureux ! Berghem et les amans sont au désespoir. Sur ces entrefaites, le prince, qui depuis plusieurs années a contracté l’habitude d’être infidèle à sa noble épouse, s’avise de s’éprendre d’une belle comtesse dont les rigueurs ne vont pas jusqu’à désespérer tout à fait son altesse. Comme une tulipe rare est le diamant de l’époque, le prince, pour obtenir merci de sa beauté, a la même idée que Berghem, et envoie à la comtesse une tulipe de la plus belle eau, digne d’orner un diadème impérial ; il emploie l’argument irrésistible et lui décoche l’immortelle Sultana. Un page est chargé de porter le bouquet à son adresse. En passant près de la maison de Berghem, le jeune messager, inflammable et hardi comme un page, rencontre dans toute sa désolation la fiancée de Léopold. L’aborder, la consoler, lui faire la cour, lui offrir le fameux bouquet et le lui donner étourdiment, est l’affaire de quelques minutes et le sujet d’une jolie scène. Claire Berghem a de prime abord aperçu Sultana, et, sans rien montrer de l’extrême désir qu’elle en a, elle est parvenue, en montant tout doucement la gamme chromatique de la coquetterie, à s’en emparer. Le page s’enfuit en entendant venir le père de Claire ; quelle joie pour le vieux bonhomme en retrouvant dans les mains de sa fille une autre Sultana aussi belle que la fleur qu’il a perdue ! « Vite, mon chapeau, ma canne, je cours chez la princesse lui présenter mon placet, nous sommes sauvés. » Il part en effet, emportant triomphalement le talisman qui doit lui ouvrir toutes les portes. Survient alors le prince, qui passe dans la maison de Berghem pour un simple tulipomane et un savant tulipoculteur. Claire n’a garde de lui faire un mystère de ce qui cause l’absence de son père et sa vive joie ; elle raconte la Sultana perdue et retrouvée, et le petit cousin, et le page, et tout. Fureur du prince qui voit autour de la tulipe maudite pousser pour lui tout une plate-bande de malheurs conjugaux. Le bouquet adressé à la comtesse contenait le classique billet qui offre l’éternel amour et le souper fin en implorant un secret entretien. La princesse va tout découvrir ! Ah ! page trois fois scélérat, et six fois maladroit de te présenter au prince en un pareil moment ! Mais il n’y tient pas, il revient papillonner autour de Claire, et le prince l’aperçoit. — Qu’avez-vous fait de mon bouquet, Gilbert ? — Monseigneur, je l’ai porté à la comtesse, suivant vos ordres. — C’est bien, je veux vous récompenser de votre promptitude à les exécuter. Tenez, voici un billet pour le gouverneur du château ; allez le lui remettre vous-même, et vous recevrez la récompense qui vous est due. Au moment où Gilbert se prépare à porter joyeusement ce nouveau message, arrive Léopold, son camarade, triste et découragé de n’avoir point obtenu l’avancement qu’il espérait, et grâce auquel il aurait pu épouser celle qu’il aime. Gilbert, qui ignore complétement le nom de la fiancée de son ami, et dont le cœur au fond est excellent, ne peut résister à l’occasion qui se présente de le rendre heureux en lui donnant le billet que le prince vient de lui remettre pour le gouverneur.
Evidemment il s’agit d’une lieutenance que le gouverneur accordera au porteur du billet. Léopold accepte et court au château. Le prince revient sur ces entrefaites savoir si le messager qu’on a dépêché sur les traces de Berghem, pour l’avertir de ne point remettre le bouquet à la princesse, est arrivé à temps. Au lieu du vieux soldat, c’est Gilbert qu’il retrouve, et dont la générosité va perdre un innocent. Le billet adressé au gouverneur contenait l’ordre de dégrader et d’emprisonner immédiatement le page qui le lui remettrait. Or Léopold est page aussi. C’est un horrible quiproquo, et de plus voici venir Berghem tout joyeux d’avoir remis la Sultana à la princesse.
Heureusement Léopold, indigné de l’injuste et odieuse punition que veut lui infliger le gouverneur, a pu apercevoir la princesse au moment où il allait être dépouillé de son uniforme ; il s’est précipité à ses pieds, lui a exposé ses griefs avec cet accent irrésistible de la vérité et du désespoir. La princesse, émue, lui a fait remettre avec sa grâce une lieutenance, le chargeant en outre de porter sa réponse au prince son époux. Elle a reçu sa lettre, et lui répond qu’elle accepte volontiers la faveur qu’il sollicite. Le prince demeure légèrement stupide de cette conclusion inattendue, et, tout en pardonnant à Gilbert et en mariant Léopold à Claire, s’en va, l’oreille basse, souper avec sa femme.
M. Maurice Bourges a écrit sur cette jolie comédie une partition pleine de verve, remarquable par la fraîcheur des idées et la richesse des développemens et du tissu harmonique. J’ai été tout d’abord surpris de la crânerie de l’ouverture, un peu trop tapageuse cependant et au teint tant soit peu trop cuivré ; mais à part l’inopportunité de ces tambours et trompettes, de ces cymbales et timbales sonnant à toutes volées à propos d’une tulipe, la tulipe orageuse sans doute, j’ai cru voir là dedans un instinct musical peu commun, un bon sentiment mélodique, beaucoup d’entente de l’effet, des modulations et de l’emploi des instrumens. On a chaudement applaudi tous les morceaux, mais surtout le duo dans lequel Claire se fait donner par Gilbert le fameux bouquet dénonciateur, les couplets chantés alternativement par le page et la jeune fille, le rondo : O toi, charmant démon ! qu’Audran fait on ne peut mieux valoir ; le duo des deux pages, un peu trop développé peut-être, et dans lequel revient une fois de trop la phrase favorite :
Je veux te rendre un service d’ami,
Et tu verras si j’oblige à demi,
et enfin le grand quatuor dont la facture est vraiment remarquable. C’est un succès bien loyal et bien franc auquel les acteurs, Audran surtout, ont contribué de tous leurs efforts. L’orchestre avait mis ce soir-là toutes voiles dehors : il s’est montré comme toujours d’une supériorité incontestable.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 novembre 2015.
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