FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 30 AOUT 1846 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Reprise de Paul et Virginie, opéra en trois actes de M. de Favières, musique de Kreutzer.
On a dit souvent, et avec raison, je crois, que les pièces de théâtre tirées des poëmes ou des romans célèbres avaient peu de chances de satisfaire tout le monde. (En cela, il est vrai, elles n’ont rien d’exceptionnel.) Les conditions que doit nécessairement subir une composition théâtrale étant de tout autre nature que celles imposées à l’auteur du livre, doivent établir forcément une différence notable entre celle-ci et celui-là. Mais le spectateur que tel passage a impressionné, que tel caractère a séduit, que tel personnage, secondaire quelquefois, a charmé dans le livre, s’accommode mal des exigences scéniques si impérieuses qu’elles soient, qui ont forcé l’auteur de la pièce à faire disparaître ce passage, ce personnage, ou à modifier ce caractère. De là des récriminations plus ou moins aigres à l’apparition du drame ou de l’opéra nouveau ; récriminations qu’il faut savoir subir sans mot dire, qui s’affaiblissent peu à peu, qu’on n’ose plus faire ensuite, et dont enfin il n’est plus question si l’ouvrage critiqué est bien fait, et qui ne l’empêcheront jamais de vivre s’il porte en lui les principes de la vie. Ainsi, que n’a-t-on point écrit au sujet de la Dame blanche ? A combien de reproches d’infidélité, d’inintelligence, de prosaïsme, M. Scribe n’a-t-il pas été en butte au sujet des emprunts qu’il a faits pour cet ouvrage à Guy Mannering, à Péveril du Pic et au Monastère de Walter Scott ? Il y avait beaucoup de mécontens ; chacun avait une autre version à proposer, des personnages à introduire, etc., etc. ; eh bien ! l’ouvrage n’en a pas moins continué sa brillante carrière à Paris, en province, en Allemagne, en Italie, partout, et n’en demeure pas moins, abstraction faite de tout le mérite de la partition, une pièce charmante, dont l’intérêt se soutient d’un bout à l’autre, et va grandissant jusqu’au dénoûment. Ce n’est donc pas la suppression de certains personnages connus et aimés, l’introduction d’acteurs nouveaux, le mélange même de plusieurs livres pour la confection d’une seule pièce, les anachronismes, les fautes de costumes, qui peuvent réellement s’opposer au succès d’un opéra ou d’un drame tiré d’un livre célèbre, c’est tout simplement le défaut d’intérêt.
Or ce chef-d’œuvre de style, de grâce, de passion, de douce philosophie, de poésie descriptive, d’observation de la nature, qui a nom Paul et Virginie, et qui m’a toujours paru devoir tenter si vivement un poëte dramatique et un compositeur, n’a donné lieu, en fait de livrets d’opéra, qu’à des essais malheureux et médiocres. On trouve le livret de M. de Favières enfantin et plus que naïf ! Que serait-ce si on pouvait voir celui qu’un nommé Darcy ou Dercy (je crois) écrivit pour Lesueur à peu près à la même époque ! Il semble que ces deux écrivains, en mettant en pièces Bernardin de Saint-Pierre, se soient appliqués à éviter tout ce qu’il y a de grandiose, de beau, de solennel dans son poëme pour n’en prendre que le côté gracieux et joli, qui privé de ce cadre magnifique de la nature des tropiques où Bernardin l’a placé, et gâté par une mise en scène presque toujours ridicule, perd tout son charme et ne laisse voir que l’exiguïté de ses proportions. Et puis quel style ! comme on reconnaît vite que les auteurs de ces malencontreux arrangemens n’avaient jamais vu avec l’œil de l’âme Paul ni Virginie, ni leurs mères, ni leurs serviteurs ; qu’ils ne connaissaient d’eux ni les traits, ni les sentimens, ni le langage, et que le poëme de Bernardin était demeuré pour eux un livre fermé dont ils n’avaient lu que le titre ! On a pu ces jours-ci à l’Opéra-Comique apprécier le dialogue prêté à ces deux charmans créoles par M. de Favières ; que dire de celui que met dans leur bouche M. Darcy ? Là c’est Paul qui, en parlant à Virginie de son bonheur, dit : « Quel mortel peut être plus heureux que moi ? » Plus loin Paul, devenu peintre, a fait le portrait en miniature de Virginie et parle de son divin modèle. Ailleurs il la nomme ma belle, ma divine amie. Rencontrant dans les bois la négresse fugitive : « Qui que tu sois, lui dit-il, dissipe ton trouble et tes alarmes ! Puis le père de Paul s’écrie : « Puissent nos jours couler jusqu’au trépas dans le sein du plaisir et de la paix ! » Virginie, en parlant de sa mère, va jusqu’à dire en jargon parisien : « Il y a des instans qu’elle me fait bien de la peine ! » Malheureux Bernardin ! fallait-il donner à tes personnages un dialogue si pur, si harmonieux et si doux, pour les entendre ensuite prononcer en scène ces horribles fadeurs, ces platitudes Doratiques qu’admirent encore aujourd’hui, comme le plus beau langage, MM. les portiers et tant d’autres littérateurs ?
Le dénoûment de ce misérable livret est heureux, tout comme celui du livret de M. de Favières ; c’est-à-dire que Virginie est sauvée et qu’elle épouse Paul. Le public des théâtres lyriques à cette époque était d’une si prodigieuse sensibilité qu’il eût été impossible de lui faire tolérer un dénoûment tragique ; et si, par un effort sublime de l’art du décorateur et de la mise en scène, effort dont nous sommes loin de les croire incapables, on eût pu voir, au milieu des convulsions d’un ouragan des tropiques, au pied du mât foudroyé du Saint-Géran, l’héroïque vierge debout, pressant d’une main contre son cœur le portrait de Paul, et de l’autre repoussant le noir qui la supplie à genoux de quitter ses vêtemens pour qu’il puisse l’emporter à la nage, prête à mourir plutôt que de manquer à la pudeur, regardant, résignée, la vague monstrueuse qui, de l’île d’Ambre, s’avance en rugissant pour engloutir et broyer le navire ; Paul roulant ensanglanté au milieu des galets, des débris du naufrage, et enfin l’horrible catastrophe, et Virginie disparaissant sous la montagne écumante, sans quitter sa noble attitude, semblable à un ange qui prend son vol vers les cieux ; cette scène immortelle, qui fit l’admiration du monde entier, eût compromis le succès de la pièce, et l’on crut devoir, par prudence, lui substituer la plus sotte et la plus vulgaire conclusion. O race moutonnière, grex balantum, ogni castrati, quand donc y aura-t-il assez de lions pour te dévorer !...
Que Bernardin dut souffrir en assistant à ces mesquins et inintelligens efforts pour dramatiser son œuvre ! Car il en fut témoin ; cette douleur lui manquait après toutes les douleurs que la production, la publication, la critique et les traductions de cette idylle épique lui avaient coûtées. Et Dieu sait s’il lui fut donné d’éviter un seul des martyres inévitablement réservés aux hommes qui introduisent dans l’art quelque chose de vivant, de neuf et de beau. Voyez : il a d’abord le désir bien naturel de soumettre sa composition à un aéropage d’élite, il réunit les premiers écrivains, les plus excellens esprits de son temps, leur lit Paul et Virginie, consulte les yeux et le visage de ses auditeurs… Leurs yeux restent secs, leurs traits impassibles n’accusent que la fatigue et l’ennui ; l’un est sur le point de s’endormir, l’autre contient à peine un sourire sarcastique ; Buffon, n’y tenant plus, au milieu de la séance, demande sa voiture. Vains efforts, vaines larmes du génie ! Par une de ces circonstances inexplicables et qu’on ne voit que trop souvent en pareil cas, sans la moindre disposition hostile, avec le désir même d’admirer, des hommes illustres, et illustres par l’esprit, par la hauteur de leur intelligence, par la magnificence de leur style, mais peu doués sans doute sous le rapport de la sensibilité, restent froids à l’aspect de ce nouveau chef-d’œuvre que toute la partie civilisée du globe saluera dans peu d’un concert de louanges et de ses hymnes d’amour.
Ils n’admirent rien, ne jouissent de rien, dans tous ces ravissans tableaux de la nature la plus grande, la plus belle et la plus colorée, dans le silence solennel de ces majestueuses forêts, dans les doux battemens de ces deux cœurs jumeaux, dans les doux frémissemens de leur séparation. Ni les ardentes rêveries de la jeune fille à l’aurore de son adolescence, ni sa pieuse résignation, ni sa constance, ni son dévouement, ni la charmante fierté de Paul, ni sa beauté, ni son désespoir, ni ses trop justes fureurs, ni ses incertitudes, ses doutes, son anxiété, ses touchans paradoxes, lorsqu’en l’absence de son amie il essaie de connaître par l’étude ce monde dont la fausse sagesse lui doit coûter si cher ; ni cet océan de poésie tantôt calme et réfléchissant les grands astres du ciel indien, tantôt furieux et élevant jusqu’aux nues ses vagues phosphorescentes. Paysages, concerts, harmonies de couleurs, harmonies de sons, drame, philosophie, tout leur échappe à ces illustres ; un mur impénétrable les sépare du poëte ; idoles de leur siècle, ils ont des oreilles et n’entendent pas, des yeux et ne voient point, et leurs bouches sont muettes, car le cœur est absent.
Bernardin, désolé, n’ose plus se présenter chez un libraire, et il lui faut, pour retrouver un peu de courage, hasarder encore une lecture devant un pauvre musicien qui, remué, lui, jusqu’aux entrailles ne peut que se récrier d’admiration et baigner les mains du poëte de ses larmes reconnaissantes. Il offre alors son livre aux éditeurs ; mais tous le refusent, et peut-être il n’eût jamais paru, sans un de ces hommes généreux et intelligens que la Providence envoie quelquefois aux artistes pour les empêcher de désespérer. Le grand peintre Joseph Vernet lui avance une somme avec laquelle il publie enfin lui-même son ouvrage. Le succès l’accueille et devient immense en très peu de temps. L’auteur reste pauvre cependant, il est ruiné par les contrefacteurs. Arrive la critique dite sérieuse, cette vieille mégère aux yeux louches, aux longues dents ébréchées, aux lèvres pâles, à la puante haleine, qui se croit la déesse raison, qui prétend avoir inventé l’être suprême, et ne daigne qu’à certaines gens faire l’honneur de les condamner. Il lui faut de nobles victimes, et il les lui faut toutes ; ce n’est qu’au peuple qu’elle permet de vivre pour l’admirer. Bernardin, malgré toute sa philosophie, s’indigne de voir cette sèche et méchante péronnelle s’acharner contre des défauts qui n’existent pas dans son ouvrage et s’obstiner à ne pas voir les qualités qui y brillent d’un si vif éclat. On le reprend sur tout, des voyageurs parisiens dont les pérégrinations ne s’étendirent jamais au delà de Saint-Denis ou de Saint-Cloud lui contestent la vérité de ses descriptions de l’île de France où lui-même a vécu longtemps ; des canotiers de la Seine se moquent de ses termes de marine, des prêtres le taxent d’impiété, des philosophes de crédulité, celui-ci d’orgueil effronté, celui-là de fausse modestie. J. J. Rousseau lui-même, préoccupé de ses douleurs personnelles, le néglige et se tient à l’écart.
Alors malgré tant de belle popularité, tant de suffrages précieux venus de loin, recueillis de près, tant de ferventes adoptions des jeunes âmes surtout, Bernardin se prend à douter de sa clairvoyance et de sa valeur. Peut-être Paul n’est-il qu’un jeune garçon commun et ridicule, Virginie n’est-elle qu’une petite niaise devenue bigote et entêtée en grandissant ; peut-être la simplicité de ce style est-elle en effet affectée, cette philosophie fausse, ce coloris extravagant et outré… Attends, pauvre poëte, voici venir les traducteurs qui vont te montrer la différence qui existe entre ton ouvrage et ceux où les défauts qu’on te reproche existent réellement. Regarde ce que devient ton style entre leurs mains grossières ; vois la distance énorme qui sépare ta simplicité de leur platitude, ton naturel de leur affêterie, vois la transformation de ton or en cuivre, reconnais, si tu le peux, tes charmans bengalis au doux ramage dans ces vulgaires passeraux. Et pleure d’abord, et relève bientôt la tête, et dis avec assurance en saisissant avec un juste orgueil ton livre insulté : Ce livre est à moi, il existe par moi ! Je suis heureux de l’avoir fait, et fier de l’avoir fait ainsi. Je connais les conditions du beau autant et beaucoup mieux que les critiques qui les lui contestent ; je l’examine de sang-froid, non point avec l’œil du père, mais avec le regard curieux de l’anatomiste, et je vois qu’il est beau. Je vois qu’il est destiné à émouvoir en tous lieux et en tout temps les êtres pour lesquels seuls la poésie et l’art existent, qu’importe l’opinion des autres ! Je ne puis ni ne dois porter plus haut mon ambition. Mon livre me survivra ; les traducteurs habiles, d’une organisation semblable et supérieure à la mienne, viendront plus tard en faire passer la physionomie entière et inaltérée dans les langues étrangères, et leur travail exquis fera disparaître les infidèles versions qui le défigurent maintenant. Ne blasphémons point le sort et remercions le Créateur, au contraire, de m’avoir permis de vivre pour voir un instant ce qui est beau, en me donnant un cœur pour le sentir, une intelligence pour le comprendre et un art capable d’en reproduire quelques traits. Continuons donc ma tâche, je dois l’accomplir puisque je le puis, et gardons-nous du trouble d’esprit qui m’a fait douter un instant de moi-même.
Des deux partitions écrites sur Paul et Virginie, celle de Kreutzer, qu’on vient de remonter à l’Opéra-Comique, est seule connue ; elle a même joui dans l’origine d’une sorte de popularité. Il faut convenir cependant que la partition de Lesueur lui est de beaucoup supérieure. Certes l’orchestration en est faible, si on la compare à ce qu’ont écrit les grands maîtres depuis lors ; mais elle dépasse de mille lieues les pauvretés de l’orchestre de son heureuse rivale. Les formes d’ailleurs en sont grandes, larges ; la mélodie, sans être toujours bien fraîche ni bien accusée, est d’un tour ample et dramatiquemeut accentuée. Il y a de la musique là dedans ; l’empreinte d’une main puissante est restée sur chaque page, tandis que l’opéra de Kreutzer (de Kreutzer qui plus tard écrivit une si belle chose, la Mort d’Abel) a l’air du coup d’essai d’un très jeune et très timide amateur. Et de plus, ces pauvretés sont rédigées de manière à ce que les chanteurs ne puissent qu’à grand’peine se tirer à leur honneur d’une foule de difficultés inutiles.
Il eût donc été plus intéressant, puisqu’on voulait essayer une reprise de l’un des deux opéras existans sur Paul et Virginie, de prendre celui de Lesueur, dont la musique au moins eût soutenu le poëme. Mais cette partition (gravée cependant, je l’ai là sous mes yeux) est à peine connue des musiciens, à plus forte raison doit-elle être inconnue des directeurs. D’ailleurs, fùt-elle, comme on dit, sur tous les pianos, entre une œuvre musicale délabrée, étique, où tout est étriqué, mesquin, et une autre où brillent les qualités contraires, on pouvait presque prédire que la mauvaise serait élue. Si au moins en pareil cas les directeurs tiraient à la courte-paille ! C’est dommage ; la reprise de l’opéra de Kreutzer n’a servi à rien qu’à écorner sa réputation ; celle de l’opéra de Lesueur eût ravivé honorablement sa mémoire et excité, chez les artistes au moins, un puissant intérêt. Il y a des choses grandes et belles dans sa partition, parmi lesquelles il faut citer en première ligne le chœur des Sauvages (les sauvages de l’île de France !!!), connu encore aujourd’hui sous le titre d’Hymne au Soleil, grâce à quelques exécutions qu’on en a faites de loin en loin dans les concerts du jardin des Tuileries aux jours de fêtes nationales ; morceau d’une audacieuse simplicité, puisqu’il ne contient que des progressions d’accords parfaits, et dont l’effet, terre à terre d’abord, s’élève peu à peu et devient entraînant par la persistance d’un rhythme obstiné, l’accélération imperceptible du mouvement et la sonorité des harmonies et des modulations. Le duo suivant : Quel air pur ! est d’une fraîcheur charmante, fort curieusement accompagné et développé à la manière des belles pages de Paësiello. L’air de Virginie, avec cor principal : Je veux à force de caresses, est d’une tendresse simple et pure comme l’âme de la candide jeune fille. Si l’on tient aux chansonnettes dans un opéra dit comique, on en trouve dans la partition de Lesueur, qui, sans accuser de prétentions déplacées, sont un peu mieux tournées que la plupart de celles qu’adopte la foule ; je ne citerai que les couplets de Domingue : Ne t’afflige pas, je t’en prie, et la chanson de Sara : Mais que finisse le printemps. Parmi les morceaux d’une rare énergie dramatique figurent en première ligne le grand duo des deux amans égarés dans la forêt : Est-ce donc là la récompense, et le superbe morceau de désespoir de Paul : Du bord escarpé du rivage, où, sans contrarier ni couvrir la partie de chant, l’orchestre joue un si grand rôle et semble, dans sa progression continue, redoubler de fureur et de menaces au fur et à mesure que la douleur de Paul s’exhale en accens plus déchirans.
J’en ai dit assez, je crois, pour indiquer l’importance de l’œuvre de Lesueur et pour inspirer à M. Basset des regrets de ne lui avoir pas donné sur celle de Kreutzer une préférence qui lui était due. Peut-être des considérations relatives aux débutans qu’il voulait montrer dans les deux rôles principaux l’ont-elles décidé. Dans le fait, le Paul et la Virginie de Lesueur exigent des voix un peu plus amples et puissantes que celles de Jourdan et de Mlle Lemercier ; cependant, à la rigueur, ils eussent pu l’un et l’autre remplir ces deux rôles d’une façon convenable, sinon brillante. On doit bien, en pareil cas, se contenter des à peu près. Car dès qu’il s’agit de ces personnages poétiques qui réunissent à la beauté la grâce, la force et la passion, où trouver des acteurs-chanteurs capables de répondre tant soit peu à l’idéal que chacun a le droit de s’en faire ? Les uns sont acteurs et chanteurs (c’est le cas le plus rare), et manquent de jeunesse ou de charme extérieur. Les autres ont la beauté, la jeunesse et la voix, et ne savent ni chanter ni agir ; celui-ci est acteur, et ne chante pas, celle-là est chanteuse et ne possède aucun talent dramatique. Parmi les artistes dramatiques anglais, le Roméo de Shakespeare a existé, sa Juliette a existé, à de très rares et très longs intervalles, et ces acteurs ont fait l’admiration de leurs contemporains ; mais le Roméo et la Juliette des œuvres musicales où sont-ils, où les trouverait-on s’il naissait un opéra vraiment digne de porter ces deux noms lumineux ? Je ne parle pas, bien entendu, du stupide usage des Italiens de faire chanter Roméo par une femme. Je cherche le vrai Roméo, jeune homme bouillant et rêveur à la fois, l’amant époux de la fille des Capulets, le terrible et beau Montagu qui sait tuer et mourir, et dont l’amour est vaste et profond comme la mer…. Un seul peut-être existe en France sans qu’il s’en doute lui-même : c’est Roger. Un autre est en Allemagne, en qui je trouve en outre l’idéal de don Juan ; c’est un acteur-chanteur dont j’ai parlé autrefois et dont je parlerai beaucoup dans quelque temps, c’est Pischek ; un talent merveilleux, une voix extraordinaire, une organisation musicale exceptionnelle, jeune, grand, beau, fougueux, impétueux, frémissant, et dont les accens tendres et doux exercent une fascination irrésistible. Oui, Pischek don Juan (car c’est don Juan lui-même) pourrait sans crime chanter et jouer Roméo.
Mais la Juliette (en mettant à part Jenny Lind, qui est une artiste complète, capable de jouer et de chanter tous les rôles, et de représenter tous les personnages du monde idéal), la Juliette, où est-elle ?… Ce n’est pas à l’Opéra qu’il faut la chercher ; à l’Opéra où nous ne trouvons ni la Julia de Spontini, ni l’Alceste, ni l’Armide, ni l’Iphigénie de Gluck, ni la Valentine de Meyerbeer, ni l’Agathe de Weber, ni la dona Anna de Mozart, et où il serait tout aussi impossible, si on l’y cherchait, de trouver la Virginie de Bernardin, ou la Marguerite de Goëthe. L’Opéra doit s’estimer bien heureux d’avoir encore un homme qui a pu s’approprier les personnages qui n’exigent que certaines qualités éminentes de l’âme et de l’esprit, je n’ai pas besoin de nommer Duprez. Rendez sa jeune voix à Duprez, et vous avez en personnes vivantes Edgard de Ravenswood, Arnold, Raoul, Eléazar et Guido.
Et ceci m’amene à cette conclusion, qu’on va trouver étrange sans doute, mais que je crois vraie : L’art jusqu’à cette heure est resté en Europe bohémien, vagabond, avili, méprisé et profané de mille manières ; il ne jouit nulle part de la protection et du respect qui lui sont dus. A son égard nous sommes des barbares, et d’ignobles barbares. Quand la civilisation aura étendu ses ailes sur lui, quand on l’aura reconnu pour le vrai roi de l’humanité, pour le dompteur des âmes féroces, pour le père de toutes les nobles passions, d’immenses changemens se feront dans nos usages et dans nos mœurs ; il y aura un gouvernement des beaux-arts, et entre autres règlemens faits par cette autorité nouvelle qui sera la plus haute et la plus éclairée, se trouvera celui-ci : « Défense à tous les auteurs de drames et de livrets d’opéra, à l’exception de tels et tels que nous considérons comme les premiers de l’époque, de prendre pour sujets de leurs travaux les chefs-d’œuvre de poésie désignés ; défense à tous les compositeurs de musique, à l’exception de tels et tels, de traiter ces mêmes sujets. Si un bel opéra est composé par les maîtres, sur une de ces données poétiques, défense à tous les théâtres du second ordre de le représenter ; ordre contraire donné au premier théâtre, avec injonction de ne le mettre en scène que s’il parvient à trouver pour les auteurs les interprètes les plus dignes, de les chercher partout et de s’abstenir jusqu’à ce qu’il les ait trouvés. On empêcherait par là tous les crimes que commettent journellement la médiocrité et l’ineptie, on éviterait aux œuvres monumentales des outrages sans nombre. Ce respect, ainsi publiquement manifesté pour elles, populariserait leur étude, et par suite les ferait mieux comprendre et plus vivement admirer ; ce serait en outre la plus douce récompense des poëtes vivans, comme aussi, après leur mort, le plus bel hommage rendu à leur mémoire. Au point de vue de l’art, la beauté et le génie sont ce qu’il y a de plus sacré au monde, et il ne doit être permis qu’aux Zeuxis et aux Praxitèles de reproduire les traits du divin Alexandre, fils de Jupiter Ammon. »
H. BERLIOZ.
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