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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 15 AOUT 1846 [p. 1-2]

ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

Débuts.

    Les débuts se succèdent à l’Opéra et se ressemblent presque tous par le peu de succès qu’ils obtiennent et l’étonnement pénible qu’ils excitent chez les amis de l’art. A chaque épreuve nouvelle on accourt plein de zèle, prêt à encourager l’artiste connu ou inconnu dont l’avènement est annoncé, et à la fin de la soirée, quelquefois même avant la fin, beaucoup de gens se retirent, le cœur navré de l’inutilité de ces efforts. Puis les mauvais plaisans s’en vont par la ville, répétant le fameux sonnet du Misanthrope qui malheureusement n’est que trop applicable à la circonstance :

L’espoir, il est vrai, nous soulage
Et nous berce un temps notre ennui ;
Mais, hélas ! le triste avantage
Lorsque rien ne marche après lui !

    Et rien ne marche en effet à l’Opéra ; ni les chanteurs, ni les chœurs, ni l’orchestre, ni le public ; la machine est détraquée ; c’est une horloge dont le timbre sonne midi à trois heures, dont le balancier s’endort et dont les rouages auraient besoin d’être démontés pièce à pièce et soigneusement nettoyés. Ce qu’il faut louer maintenant dans ce théâtre n’est guère louable que relativement, et on ne le trouve bon que par comparaison avec des choses pires. La saison, il est vrai, belle pour les amateurs de la vie champêtre, est détestable pour les théâtres ; et sans doute les directeurs attendent le retour du beau monde pour produire les ouvrages et les artistes sur lesquels ils comptent le plus. Mais en attendant, pourquoi permettre de s’essayer dans les grands rôles du répertoire à des chanteurs manifestement incapables de les remplir convenablement ? Cela fait tort non seulement aux débutans, mais encore et bien davantage au directeur.

    Celui-ci semble alors, aux yeux du public, persuadé de la valeur de sa nouvelle Valentine, de son nouvel Edgard, et l’on se demande, après l’épreuve, comment il a pu se tromper à ce point. Il cherche, dira-t-on, et c’est le moyen de trouver. Sans doute ; mais est-il nécessaire d’associer le public à ces recherches, et n’est-il pas naturel que ce même public se fatigue de voir qu’elles n’aboutissent à rien ? On peut, ce me semble, juger un artiste dans une répétition générale ; et même alors, exempt de la peur qui, devant le public, peut lui enlever une partie de ses avantages, il montre ce qu’il sait et les qualités naturelles dont il est doué. On répondra probablement que l’épreuve des répétitions a précisément été favorable aux débutans dont nous allons parler, et que c’est ce qui a encouragé le directeur à courir les risques de la représentation. Il s’agit de s’entendre ; favorable, dites-vous, a été l’épreuve des répétitions ; mais de l’avis de qui ? voilà la question. Les artistes compétens qui ont assisté à ces expériences n’étaient pas de cette opinion, et ils avaient jugé de prime abord qu’il n’y avait que bien peu à espérer.

    Quoi qu’il en soit, Mme Rabi a débuté dans le beau rôle de Valentine des Huguenots avec un médiocre succès. Mme Rabi arrive, dit-on, du midi de la France, où elle s’est essayée dans l’art dramatique et le chant avec des fortunes diverses. Elle est jeune, douée d’une voix assez étendue qui ne manque ni de timbre ni de fraîcheur ; mais elle ignore presque entièrement le chant large et n’est point encore assez exercée pour faire correctement la plus simple vocalisation. Comme actrice, elle a la modestie de ne montrer aucune prétention et, dans la scène de l’évanouissement du grand duo du quatrième acte, nous avons vu le moment où elle embarrassait fort Duprez qui, ne sachant que penser de son inaction, s’est vu obligé de la conduire poliment par la main vers le canapé en ayant l’air de lui dire : Madame, donnez-vous donc la peine de vous évanouir !

    Duprez a été bien beau ce soir-là, bien pathétique, bien noble, bien grand musicien, et plus grand chanteur qu’il ne le fut jamais. Quel prodigieux talent ne lui faut-il pas en effet pour tirer un tel parti de ce qu’il lui reste de voix ! Au point de vue de l’art du chant, il ne se peut rien voir de plus intéressant et même de plus admirable que cette lutte souvent victorieuse de l’intelligence et de la volonté contre un instrument aujourd’hui fatigué et rebelle. Dans les rôles qui sont familiers à tout le monde, comme celui de Raoul, l’auditeur, entraîné par tant d’âme, de passion et d’opiniâtre héroïsme, va au-devant de chaque note, devine celle qui manque à l’appel de l’artiste, s’exalte avec lui, le seconde, le soutient, et arrive à un enthousiasme d’autant plus vif qu’on a plus craint de ne pouvoir l’atteindre. Duprez, dans ce phénoménal duo qui est et restera très probablement le chef-d’œuvre de Meyerbeer, a littéralement fasciné pendant vingt minutes toute la salle. On l’a rappelé avec d’immenses acclamations, c’était cent fois juste ; mais il est triste en pareil cas, quand c’est le public qui veut franchement témoigner à un grand artiste ses reconnaissantes et vives sympathies, qu’il n’y ait pas d’autre moyen de les manifester ; on rappelle tout le monde aujourd’hui. Avec trois ou quatre vocalisations coquettement tournées, un si aigu soutenu sans accident, ou quelque grand éclat de voix accompagné d’un vigoureux coup de talon sur les planches, et quarante francs, on obtient tous les honneurs.

    Et cependant le nouveau ténor, Bettini, à qui ces mêmes honneurs étaient sans doute destinés, n’a pu les obtenir lundi dernier ; telle a été l’infortune qui, à la fin de son début dans Lucie, s’est attachée à son chant et lui a fait manquer complétement les principaux passages de l’air du dernier acte. A-t-il été pris d’un enrouement subit ? Cela est possible. Nous ne voulons donc pas le juger d’après cette scène. Mais dans tous les morceaux précédens, Bettini s’est montré chanteur inexpérimenté, ne sachant gouverner que très incomplétement sa voix formidable, et, pour nuancer son chant, que passer subitement du forte le plus violent à un pianissimo imperceptible. Il a fait voir que l’emploi du timbre mixte lui était a peu près interdit, que dans la force il laissait échapper souvent des sons trop hauts, et qu’il ne s’occupait qu’à peine de jouer son rôle, trop préoccupé sans doute des difficultés de le bien chanter. Bettini ne prononce pas encore bien le français, mais c’est le moindre malheur ; avec du temps et un constant exercice, il parviendrait sans doute à faire disparaître en partie l’étrangeté de sa prononciation italienne. Sa voix, je l’ai déjà dit, lors de son premier début, a un éclat et une force extraordinaires, elle n’est ni très sympathique ni bien flexible ; je la crois juste quand il n’en force pas l’émission. C’est un trombone-ténor qui exigera des études longues et soutenues avant que Bettini puisse s’en servir pour chanter comme chante Dieppo sur le sien.

    Mlle Nau a montré à cette représentation sa grâce calme et sa gentillesse accoutumées ; on ne peut dire qu’elle ait mal joué la scène de folie, elle ne l’a pas jouée du tout. Mais les notes perlées de ses arpéges et de ses gammes ascendantes ont fait le plus grand plaisir à toutes les personnes qui n’exigeaient de la triste fiancée du malheureux Edgard que d’être jolie et de bien vocaliser sa cavatine.

    Je n’ai point assisté au début de Mlle Moisson dans la Juive ; elle y a déployé, m’a-t-on dit, une trop constante énergie. Mlle Moisson doit absolument oublier pour quelque temps le rôle de la Haine, qui lui valut au Conservatoire et à l’Opéra un accueil des plus flatteurs, et qui par cela même l’entraîne aisément aujourd’hui vers les grands éclats de voix et l’accentuation impétueuse et violente. Malgré cette observation, je crois à l’avenir de Mlle Moisson.

    La grande affaire de l’Opéra maintenant, c’est la partition bigarrée de Rossini qu’on dit prête à être envoyée à la copie. Est-ce un opéra nouveau de l’auteur de Guillaume Tell ? Non ! Est-ce un opéra ancien ? Non plus ! Ce sont des fragmens de plusieurs opéras anciens, de la Dona del Lago surtout, entremêlés d’airs écrits depuis [de] longues années, que Rossini avait jugé à propos de garder jusqu’ici en portefeuille et qu’il trouve convenable de produire au grand jour maintenant. Il y a, dit-on, de vieux duos arrangés en trios, des trios mis en duos, des airs de danse sur lesquels on a mis des paroles, et des cavatines auxquelles on les a ôtées pour en faire des airs de danse. Les récitatifs sont de M. Niedermayer. Ce sera donc un gros pâté, une magnifique olla podrida. Tant mieux ! les convives de l’Opéra sont très affamés. On ne sait seulement si le pâté sera chaud ou froid. Qu’importe ! comme dit le brave Sancho, tout fait ventre ! Les rôles, à en croire les rumeurs du foyer, seront donnés à Mme Stoltz, qui ne jouerait point cette fois un rôle d’homme, à Mme Rossi-Caccia, à MM. Barroilhet, Bettini, Gardoni et Anconi. Ce dernier débuterait par ce rôle nouveau. M. Gustave Waëz a accepté la rude tâche de construire une pièce applicable à toute cette musique faite d’avance. Si, comme nous n’en doutons pas, il parvient à résoudre, à la satisfaction générale, une proposition pareille, il n’aura certes jamais donné une plus grande preuve de la flexibilité de son talent. En somme, Rossini, pour cet ouvrage, paraît n’avoir réellement pas écrit une note et s’être entièrement reposé, pour le travail des soudures et des arrangemens, sur M. Niedermayer, travail dont il se déclare on ne peut plus satisfait.

    Un célèbre compositeur amateur, qui de plus possède une magnifique et charmante voix de ténor dont il se sert à merveille, M. le prince Joseph Poniatowski, vient d’arriver à Paris. Le prince a promis à M. Léon Pillet une partition pour cet hiver, partition nouvelle et qu’il doit écrire expressément à Paris. M. Alexandre Dumas en ferait, assure-t-on, les paroles.

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Le Caquet du Couvent, opéra-comique en un acte, paroles de MM. Planard et Leuven, musique de M. Potier.

    Il paraît que ce jeune petit acte est tout bonnement un vieil ours écrit il y a quinze ans par M. Leuven, en collaboration avec M. de Livri, et destiné par eux à M. Blanchard, qui devait en faire la musique. M. Crosnier, directeur de l’Opéra-Comique à cette époque, l’ayant refusé, il dormait du profond sommeil des justes et des ours, quand M. Leuven, sollicité de faire un acte de complaisance pour un jeune compositeur déjà avantageusement connu par le succès d’une partition du même genre, Mademoiselle de Mésange, imagina de le réveiller, de le faire dresser par M. Planard, ce grand éleveur d’ours, et, une fois instruit, de le confier à M. Potier, qui devait fournir les airs de galoubet pour le faire danser.

    C’est du moins ce que nous raconte, et sans rancune aucune, je puis l’assurer, M. Blanchard lui-même dans un article de la Gazette musicale ; ce qui prouve la sagesse de l’anti-proverbe : Il faut éveiller l’oursin qui dort ; ou ces autres vérités tout aussi incontestables : L’ours vient à point à qui sait attendre, Un ours bien fait n’est jamais perdu.

    Il s’agit de trois jeunes Espagnoles dont l’aînée, jeune veuve, si tant est qu’une veuve puisse être jeune, sert de chaperon à ses sœurs Isabelle et Séraphine. Elevée dans un couvent, Isabelle y est restée d’une innocence à nulle autre pareille. Elle ne sait ni A ni B de ce que les autres jeunes filles apprennent si vite d’ordinaire, même dans les couvens. Sa sœur aînée, la marquise veuve, va la marier à un grand beau cousin qu’elle a. La cérémonie doit avoir lieu dans vingt-quatre heures. Pour en égayer les apprêts, la marquise a eu l’idée de faire sortir du couvent ce jour-là la petite Séraphine, avec une demi-douzaine de ses jeunes amies. A peine installées dans la maison de la fiancée, ces jeunes filles sautillent, gazouillent et caquettent à qui mieux mieux. Séraphine raconte entre autres histoires celle d’une pauvre femme enfermée dans un cachot pour le reste de ses jours. Elle l’a entendue s’écrier toute en pleurs, comme on la conduisait dans sa prison : « Amour, cruel poison ! » Séraphine avait d’abord cru, d’après le sens de cette exclamation, qu’elle était coupable de quelque empoisonnement ; mais sœur Ursule, la tourière du couvent, lui a appris de quoi il s’agissait.

    Cette malheureuse avait fait la connaissance d’un jeune cavalier qui eut une nuit l’infamie de la regarder dormir, et refusa ensuite de l’épouser. Or, toute fille qu’un homme voit dormir seulement pendant cinq minutes est déshonorée à tout jamais si elle ne devient la femme de cet homme. C’est ce dont nos jeunes pensionnaires n’ont garde de douter, puisque sœur Ursule l’a dit. Maintenant voici venir un jeune nigaud, fils d’un ami de la marquise, Chérubin grotesque, amoureux de toutes les femmes, vêtu de noir, pincé, étriqué et nommé Pacheco. Notre bachelier n’a pas plutôt aperçu le gracieux essaim de jeunes filles qui folâtre et tourbillonne dans le jardin, que son sang est entré en ébullition. La marquise voudrait bien le retenir cette nuit à sa campagne, si la place ne manquait pour le loger, et l’on se voit forcé de le congédier jusqu’au lendemain. Le petit sournois feint de se rendre aux raisons de la marquise et de s’éloigner ; mais, curieux de voir encore et de plus près ces fraîches beautés dont l’aspect lui a donné le vertige, il se cache dans le jardin et attend. Minuit sonne, nos pensionnaires entrent dans un pavillon pour y passer la nuit. Pacheco n’a rien de plus pressé que d’aller les admirer par la fenêtre qu’elles ont laissée entr’ouverte. De plus, voici venir Isabelle qui, cédant aux vives instances de son fiancé Fernand, lui a accordé un rendez-vous dans le jardtn. Cette autre innocente s’assied sous une tonnelle de verdure, et, vaincue par le sommeil, ne tarde pas à s’endormir. Pacheco s’approche à pas de loup, et ravi de la beauté qu’il aperçoit au clair de lune, se met respectueusement à genoux devant elle. Fernand vient alors troubler cette amoureuse contemplation. Au bruit de ses pas, la dormeuse s’éveille, aperçoit Pacheco à genoux : « Ah mon Dieu ! s’écrie celle-ci, je suis perdue, déshonorée, je ne puis plus être à vous, et il faut que Pacheco m’épouse. » Fureur de Fernand, épouvante de Pacheco, qui, pour échapper à la vengeance du fiancé d’Isabelle, court au pavillon des pensionnaires et s’y enferme brusquement. Autre réveil, nouveaux cris, nouveau chœur de soprani ; elles accourent éperdues, échevelées : « Il faut qu’il m’épouse ! Et moi aussi ! Et moi donc ! Il nous a vues dormir. » La marquise arrive enfin ; l’histoire de sœur Ursule est racontée, on s’explique ; Pacheco s’est borné à admirer de loin Isabelle pendant qu’elle sommeillait, il n’y a pas la moindre nécessité pour lui de l’épouser. Fernand se rassure, tend la main à sa cousine. On rit, et la marquise déclare formellement à ses sœurs et à leurs amies qu’elles ne sont que de petites sottes. Beaucoup de gens sont de son avis.

    Le compositeur a écrit une partition très convenable pour ce librettino. Sa musique est fraîche, vive, sautillante et naïve comme les petites Agnès dont je viens de parler ; elle est en outre très proprettement attifée. L’instrumentation en est spirituelle, et, à part les trombones qui ne devaient point y figurer, traitée avec intelligence et bon goût. On a justement applaudi un morceau d’ensemble, un duo et une romance. Les rôles étaient joués par Mlle Lavoye cadette, qui a donné au personnage de Séraphine une physionomie fort espiègle et amusante, Mmes Potier et Félix ; Emon (Fernand) n’a presque rien à chanter ; Sainte-Foix a fait rire sous les traits du brûlant et tremblant Pacheco. C’est un joli petit succès.

CONCOURS DU CONSERVATOIRE.

    Les classes d’instrumens à cordes ont produit cette année un enfant prodige ; c’est un petit garçon de onze ans, nommé Wieniawski, élève de Massart, lequel Massart lui mit entre les mains, il y a trois ans à peine, un violon dont il se sert maintenant avec l’aisance, l’aplomb, le feu et la hardiesse d’un maître consommé. Il y a toujours quelque chose d’effrayant, sinon pour le présent, au moins pour l’avenir, dans la constitution de ces phénomènes : ou ils vivent peu, comme dit Richard III, ou ils deviennent stupides dans l’âge mûr, ainsi que l’affirmait le gentilhomme italien ami du père de Pic de La Mirandole ; ce qui lui attira cette charmante réponse de l’enfant : « Il paraît, seigneur, que vous avez eu un excellent esprit dans votre jeunesse ! » Cependant on compte quelques exceptions : Mozart, Liszt et… voilà. Donc le petit Polonais dont je viens d’écrire le nom joue étrangement bien du violon, mais non pas assez bien cependant pour en devoir jouer mal quand il aura trente ans.

    Le premier prix de violoncelle a été remporté par M. Bauman.

    Je ne connais ni le nom ni la valeur de l’élève qui a obtenu le premier prix de contrebasse. Quant à l’alto, on ne l’enseigne pas spécialement. Tous les violons sont censés devoir jouer de l’alto. D’où il suit que nous avons rarement de bons altos, et très souvent des altos détestables. Quand un musicien se trouve trop faible pour jouer convenablement du violon, il se dit, ou bien on lui dit qu’il est bien assez fort pour jouer de l’alto, et il s’y résigne. Ces préjugés contre le plus poétique peut-être des instrumens à cordes sont aujourd’hui d’un ridicule inqualifiable. On pouvait professer de pareilles sottises à l’époque où les compositeurs n’écrivaient pour les altos que de misérables et ordinairement très incorrects redoublemens des basses ; mais aujourd’hui elles ne sont de mise qu’à Quimper-Corentin, à Glasgow, à Alger ou à Rome.

    Je ne dirai rien du concours de déclamation spéciale ; je n’aime pas les déclamations, ni les réclamations ; je n’aime que les acclamations quand elles s’adressent à quelqu’un ou à quelque chose digne de les exciter.

    Je dirai du piano et des pianistes que nous en avons trop, que nous nageons dans les virtuoses de premier ordre, que nous en sommes encombrés, assommés, exterminés, qu’ils finiront par nous faire devenir enragés et que si les beaux jours de la Terreur pouvaient revenir, je ferais la cour à ce bon monsieur de Robespierre pour en faire exporter et même exécuter quelque vingtaine de mille.

    Un excellent élève de Tulou, M. Blanco, a remporté le premier prix de flûte.

    Les classes de hautbois, de clarinette, de basson et de cor professées par MM. Vogt, Klosé, Gallay et Barizel se sont également distinguées ; les lauréats sont MM. Degouy, Sourilas, Schlottmann et Linof.

    Les deux élèves de M. Dauverné (ils se sont présentés seuls au concours) ont été couronnés : M. Cerclier a obtenu le premier prix et M. Luidgini le second. Dieppo, notre grand tromboniste, avait présenté trois élèves. M. Rome, qui lui fait le plus grand honneur, a remporté d’emblée le premier prix ; le second n’a été décerné à personne ; mais M. Sery a obtenu un accessit.

    La classe de harpe n’a eu qu’un premier prix, M. Nollet. Si les harpistes prenaient racine, j’en planterais dans mon jardin aux quatre coins, pour en donner aux Allemands qui n’en ont point ou presque point.

    Mais nous voici arrivés aux classes de chant, chant léger, chant orné, chant dramatique, chant classique, chant comique, chant tragique, chant sympathique, et un peu aussi chant soporifique, apathique et antipathique. Il y a même le chant animal, le chant brutal ; nous trouvons beaucoup plus rarement le chant musical et encore moins le chant choral. C’est égal ! ces demoiselles avaient de touchantes robes blanches, et les membres du jury de splendides télescopes pour mieux écouter. Avec ces instrumens-là on verrait une perle dans la lune, à plus forte raison ces messieurs ont-ils dû en découvrir au Conservatoire. Et, différant en cela du coq de la fable, ils préfèrent, de beaucoup, les perles au plus beau grain de mil. Tant il y a que le premier prix de je ne sais quel chant a été accordé à Mlles Courtot, Grimme et Mercier, et qu’en sortant, un membre du jury chantait ce beau thème d’un chœur de l’Iphigénie en Aulide de Gluck :

« Non, jamais aux regards du perfide Pâris
    » Les trois déesses immortelles,
» Qui, sur le mont Ida, disputèrent le prix,
» N’offrirent tant d’appas, ne parurent si belles !

En conséquence, Mlle Courtot a eu le premier prix, Mlle Grimme a obtenu le premier prix, et Mlle Mercier a remporté le premier prix. Ce sont donc trois prix ?… Point du tout, c’est un seul et même prix. Alors Mlle Courtot, Mlle Grimme et Mlle Mercier ne sont qu’une seule et même personne ?… Encore moins ; ce sont trois déesses distinctes. Ce triple prix est un mystère. Quant aux autres chants (je me perds dans ces chants), je ne saurais vous dire tout ce qu’il y a eu de prix pour eux. Qu’on les ait remportés, cela m’étonne ; mais qu’on les ait emportés, je n’en crois rien. Il eût fallu un fourgon et une locomotive de la force de quelques bons chevaux pour transporter toutes ces couronnes, toutes ces partitions, tous ces dieux, ces demi-dieux, ces quarts de dieux, ces huitièmes de dieux flanqués de leurs heureux parens, bondissant et rêvant les appointemens de 100,000 francs. Nous avons eu M. Grignon, M. Montaubry, Mlle Bourdet, [M. Grignon,] Mlle Printemps, etc., etc., etc., et qui toutes et tous aspirent à l’Olympe :

Pandite nunc Helicona, Musæ !

    Et l’on dit qu’il n’y a pas de chanteurs !

    Pendant ce temps-là, de simples jeunes hommes enfermés au palais des Beaux-Arts, mettaient en musique un poëme de M. Doucet, l’écrivaient avec leur cœur, leur âme, leur esprit, leur intelligence, leurs souvenirs même et tous leurs soins, cherchaient de belles mélodies, des harmonies saisissantes et neuves, des tours pittoresques d’expression, une instrumentation vivante, colorée, entraînante. Quand ils ont eu terminé leur travail, on a fait venir un pianiste pour remplacer les soixante musiciens de leur orchestre (insolens pianistes ! avais-je tort de prétendre qu’il en faudrait détruire les quatre-vingt-dix-neuf centièmes), deux ou trois chanteurs ou réputés tels, puis les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les architectes ont décidé, à la majorité des voix, que M. Gastinel avait mérité le premier prix de composition musicale. Montons au Capitole et rendons grâce aux dieux !

    Que Marie Stuart avait raison d’appeler notre pays le plaisant pays de France !

    Dans quelques mois M. Gastinel ira à Rome, où il n’y a point de musique ; il y apprendra à jouer au disque, à prendre des lapins au filet, à boire la semata, à descendre le Tibre à la nage depuis Ponte-Molle jusqu’à la promenade du Poussin, à inspirer des passions aux femmes de chambre en portant toujours (c’est la recette) un air triste et un pantalon blanc ; il ira deux fois à Tivoli, une fois à Albano et à Subiaco, il aura son guéridon à lui et sa pipe numérotée au café Greco, il perdra dix louis au lansquenet et dansera la polka aux bals de l’Académie, il écrira la moitié d’une messe, quelques valses et trois airs variés, et reviendra à Paris après un si beau complément d’études, plein de l’espoir de faire une brillante carrière musicale, d’honorer son pays, d’écrire enfin un opéra-comique en un acte tout entier ; et au bout de dix ans de sollicitations, de courses, d’insomnies, se retrouvant Gros-Jean ou Petit-Jean comme devant, il s’apercevra enfin

Que l’Institut n’est pas ce qu’un vain peuple pense,
Et que……….

    J’oublie que je fus aussi couronné à l’Institut, exécuté même, et déporté en Italie pendant deux ans. Pourquoi troubler d’innocentes joies ?

J’ai connu ce bonheur et j’y sais compatir.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er novembre 2015.

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