FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 18 JUILLET 1846 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Reprise de Zémire et Azor.
Les tentatives qu’on a faites pour remettre au répertoire de l’Opéra-Comique d’anciens ouvrages comme celui dont j’ai à parler aujourd’hui, ont été heureuses jusqu’à présent. Jamais le public actuel n’a manqué de respect au public du commencement de ce siècle, ni même à celui de la fin du siècle dernier, en repoussant les ouvrages qui furent bien accueillis par la génération qui nous a précédés. C’est que dans ces œuvres, vraiment chefs-d’œuvre sous certains rapports, il y a des qualités d’expression sur lesquelles le temps n’a point de prise ; les formes varient, les proportions grandissent, les moyens de l’art deviennent plus nombreux et plus puissans ; ceci établit nécessairement une différence plus ou moins marquée entre les productions de l’art musical des diverses époques. Cette différence n’est pas toujours à l’avantage des ouvrages modernes, surtout lorsqu’il s’agit de leur opposer ceux de quelque ancien maître dont le style est exempt de formules. Ce qu’on appelle vieux en musique dans la mauvaise acception du mot ne paraît vieux que par les formules. L’expérience le prouvera toujours. J’ai plusieurs fois soumis à de très habiles musiciens un air du Telemaco de Gluck (opéra italien qui précéda de beaucoup ses partitions françaises), sans laisser connaître le nom de l’auteur, et il n’y a pas un d’entre eux qui n’ait pris cet air pour un fragment admirable de quelque opéra moderne qui lui était inconnu.
L’air de Telemaco n’a point de formules, c’est de la mélodie expressive pure et par cela même éternellement belle ; dans mille ans elle aura la même valeur. Une foule de morceaux de Grétry sont dans le même cas, bien que les qualités de son style soient, à mon sens, moins hautes que celles du style de Gluck. On en peut dire autant de celui de Monsigny qui précéda Grétry. L’orchestre est flasque, terne, sans nerf, souvent vide et maladroitement disposé, mais le chant est beau, vrai, dramatique, touchant, les modulations sont quelquefois d’une grande originalité, et le sens dramatique est toujours respecté. De là le succès des reprises de Richard Cœur-de-Lion, du Déserteur, et de Zémire et Azor, succès qui ont, en général, été en rapport assez direct avec l’intérêt offert par les pièces indépendamment de celui de la musique. Ainsi le Déserteur a mieux réussi encore que Richard, à cause de la naïveté attachante et souvent comique du drame, et je crains qu’il n’en soit pas de même pour Zémire et Azor, le livret de Marmontel n’étant qu’une assez froide conception. Il en devait être ainsi ; une musique dont le principal mérite est de faire, pour ainsi dire, corps avec les paroles et les situations, doit nécessairement partager plus ou moins leurs chances de succès, s’élever ou tomber avec elles. D’ailleurs, lors même qu’on reconnaît la beauté intrinsèque de chaque morceau, la valeur réelle de la partition, la foule, si la pièce l’amuse médiocrement, n’accourt pas pour la soutenir, et au point de vue du théâtre, le succès, c’est la foule.
On a cru, depuis quelques années, devoir rajeunir la musique de Grétry et celle de Monsigny en les faisant retoucher et réinstrumenter à la moderne. Je me suis expliqué assez souvent sur la convenance de ces replâtrages pour être dispensé d’y revenir. Je pense aujourd’hui, comme je l’ai toujours pensé, qu’un seul cas rendrait ces retouches tolérables, c’est celui où l’on rencontrerait un compositeur doué de qualités analogues à celles du compositeur qu’il s’agit de fortifier par les ressources de l’art moderne, et qui lui fût supérieur en intelligence et en génie. Maintenant, laissant de côté cette question tant de fois débattue, parlons de l’effet produit par les notes ajoutées par M. Adam aux idées de Grétry. Peu de temps avant d’entendre l’opéra de Zémire et Azor à l’Opéra-Comique, je l’avais entendu au Conservatoire, exécuté, quant aux deux rôles principaux, par les mêmes chanteurs, et absolument tel que Grétry l’écrivit. J’avoue franchement qu’il me plut davantage dans sa toilette un peu délabrée que couvert des habits neufs qu’on vient de lui confectionner, qui lui vont mal et gênent son allure. Plusieurs passages d’instrumens à vent ajoutés par M. Adam contrarient le chant en pure perte ; l’introduction des trombones dans l’orchestre me paraît au moins inutile en général et horrible dans l’air de la Fauvette en particulier. On me répondra sans doute que, dans cet air, les trombones ne figurent que dans deux endroits, au début de la ritournelle et vers la fin du morceau. Je réponds que c’est beaucoup trop. A quoi bon ce râlement de cuivre dans la ritournelle d’un air de cette nature, c’est-à-dire d’un air léger, frais et joyeux ? Ce n’est pas sans doute pour en rendre le caractère plus saisissable, plus évident ? Il s’agit d’une fauvettte et de ses petits, et non point d’une lionne et de ses lionceaux. Serait-ce, comme l’avançait un musicien, un bruit violent destiné seulement à annoncer au public que le fameux air de la Fauvette va commencer ? En ce cas, pourquoi en mettre à la fin, à moins que ce ne soit pour annoncer aussi que le fameux air de la Fauvette va finir ? Et quel besoin de pareilles annonces ? sommes-nous sourds ? sommes-nous en Italie, où l’on parle dans les théâtres comme à la foire, et où il est en effet nécessaire qu’on avertisse l’assemblée du commencement de la cavatine à la mode, afin que si le public veut bien avoir l’extrême obligeance de se taire pendant quelques minutes, les personnes qui aiment ce morceau puissent l’écouter ? Je crois que le raisonnement et le sentiment entrent pour très peu dans l’emploi des instrumens de cuivre à cette occasion. La harpe ajoutée au trio : Ah ! laissez-moi la pleurer ! n’est pas contraire, au moins, au caractère de la mélodie, mais rien autre chose que le surnaturel de la situation ne paraît l’avoir motivée. Il est convenu pour la musique de ballets que les harpes doivent être entendues dans toutes les scènes magiques. Cependant j’avoue encore que le trio exécuté au Conservatoire tout simplement avec les deux clarinettes et le basson écrits par Grétry m’a fort ému, vivement touché, et qu’il m’a laissé tout à fait froid à l’Opéra-Comique. La bonne foi m’oblige de reconnaître pour convenable et même nécessaire la correction du trio Veillons, mes sœurs. Ce trio, en effet, dans la partition de Grétry, n’est qu’un duo chanté par trois voix, l’auteur ayant jugé à propos, par le plus inconcevable caprice, de mettre deux voix à l’unisson, au lieu d’écrire trois parties réelles. M. Adam a ajouté la partie qui manquait, et maintenant ce trio est véritablement un trio.
La partition de Zémire et Azor, l’une des meilleures de Grétry, abonde en mélodies gracieuses, naturelles, pénétrantes, en passages heureux d’intention, sinon toujours irréprochables d’exécution. C’est une musique beaucoup moins aisée à chanter qu’on ne le pense communément, et qui exige des chanteurs, comme toutes les compositions expressives, de très hautes et très rares qualités. Dire des artistes chargés des rôles d’Azor et de Zémire qu’ils les ont convenablement chantés, c’est faire d’eux un assez bel éloge. C’est celui qui est dû à Mlle Lemercier et a M. Jourdan, l’un et l’autre élèves du Conservatoire. Mlle Lemercier a la voix assez agile pour qu’elle puisse aborder sans trop de crainte les airs chargés de traits et de vocalises tels que l’air de la Fauvette, et assez timbrée pour donner de l’accent aux périodes simples qui ont besoin d’élan et de passion. Malheureusement c’est une voix un peu en dedans et dont l’émission semble encore pénible et quelquefois forcée. Dans le solo de flûte de cet air de la Fauvette, Rémusat se fait chaque soir applaudir, et c’est justice : il le joue supérieurement.
M. Jourdan a très bien dit son air : Du moment qu’on aime, et mieux encore celui : Ah ! quel tourment qu’être sensible. Il doit surtout s’attacher à acquérir plus de sûreté dans ses intonations hautes, où nous avons remarqué de fréquens défauts de justesse, surtout dans les passages d’un registre de voix à un autre. Les sons de tête sont jolis et justes, mais le danger existe pour le jeune chanteur dans la transition de la voix de poitrine à la voix mixte et dans celle de la voix mixte au fausset proprement dit. Chaix doit prendre garde, au début du trio magique, à bien écouter l’entrée des instrumens ; le soir où je l’ai entendu, il a commencé un bon quart de ton au-dessous du diapason. Sainte-Foix tire tout le parti possible de ce triste bouffon d’Ali, qui nous donne une assez pauvre idée de la verve comique de Marmontel. Marmontel, élève et admirateur de La Harpe, aurait bien dû apprendre, entre autres choses, un peu de grammaire dans le Cours de Littérature du grand tragique, auteur de Coriolan. On ne peut pas dire, je crois, en parlant du soleil :
Si je le vois coucher avant votre retour.
le soleil ne couche pas, il se couche. Et c’est peut-être cet exemple qui a entraîné l’auteur d’une célèbre romance de l’ancien répertoire de l’Opéra-Comique à commettre la même faute :
Quand on fut toujours vertueux,
On aime à voir lever l’aurore.
Quand on voit représenter des ouvrages d’académiciens, on aime assez, fût-on très vicieux, à entendre parler français. Mais ce qui rehausse singulièrement le mérite littéraire de l’auteur des Contes moraux et de celui de Coriolan, ce sont toutes les belles choses que ces deux grands hommes écrivirent contre Gluck. Ils ont démontré l’un et l’autre, et de la façon la plus péremptoire, que Gluck n’était qu’un grossier Germain, une sorte de paysan du Danube qui n’avait ni mélodie ni inspiration dramatique, et ne savait écrire que de brutales combinaisons d’accords ou des chansons de corps de garde. Aussi ce malheureux auteur d’Alceste, d’Orphée, d’Armide et des deux Iphigénie n’a-t-il que peu survécu aux savantes critiques de ces deux aristarques. On le connaît à peine aujourd’hui, tandis que les œuvres de Marmontel et de La Harpe sont dans tout l’éclat de leur jeunesse et de leur beauté. Voilà des hommes de génie !
Quelle jolie chose que le Coriolan de La Harpe ! comme c’est sage ! et qu’on fait sagement de le conserver au répertoire du Théâtre-Français et de n’y point admettre le Coriolan de Shakspeare, cet autre sauvage, et sauvage toujours ivre ! Ah ! nous sommes bien un peuple d’artistes ! Nous ne voulons pas de choses petites, mesquines, fausses, plates, sèches, froides ; nous n’aimons que le vrai, le grand, le hardi, le somptueux, le splendide, le beau ; nous formons un peuple à part parmi les nations, peuple essentiellement fait pour comprendre et aimer l’art et la poésie, passionné pour toutes les nobles manifestations de l’intelligence, dévoué au progrès, ennemi de la routine ! Les pièces de cent sous ont bien raison : Dieu protége la France !
Puisque je suis en train de faire des digressions et de parler de ce qui ne me regarde pas, je prends la liberté de dire quelques mots de la musique du nouveau ballet qu’on vient de monter à l’Opéra sous le titre de Betty. Cette musique est d’Ambroise Thomas, l’un de nos compositeurs les plus distingués, qu’on s’obstine à désigner par l’un de ses moindres titres à la considération des musiciens, celui d’auteur de la Double Echelle. C’est assez l’usage chez nous d’attacher le nom de quelque production de peu d’importance au nom des artistes, lors même qu’ils ont fait beaucoup plus et beaucoup mieux. Cela soulage de l’admiration qu’on est forcé d’accorder aux productions d’un ordre élevé, et qui classent honorablement leurs auteurs. C’est une petite farce assez drôle, et dont tout le monde est complice sans s’être donné le mot. Ainsi, Ambroise Thomas a fait, entre autres choses sérieuses, Mina, une partition charmante, très développée, de la plus grande valeur ; mais eût-il fait la Vestale, Iphigénie en Tauride, le Freyschütz, Obéron et Guillaume Tell, il y a des gens qui se plairaient encore à l’appeler auteur de la Double Echelle. Ainsi donc l’auteur de la Double Echelle a eu la complaisance d’écrire en quelques semaines la partition du ballet de Betty, et j’ai éprouvé un très grand plaisir à entendre cette musique vive, alerte, piquante, toujours distinguée, toujours bien en scène, instrumentée de main de maître, avec éclat, mais sans excès, avec variété, mais sans recherche, écrite partout avec goût et savoir. C’est une véritable fortune pour nous, et d’autant meilleure que l’orchestre, y trouvant plaisir, se donne à lui-même le luxe d’une excellente exécution. Maintenant que l’on fait écrire la musique des opéras par des écoliers, c’est bien le moins qu’on confie à des maîtres celle des ballets.
Une solennité fort intéressante se prépare par les soins du comité de l’Association des musiciens. Je veux parler du festival militaire annoncé pour le 24 de ce mois dans l’Hippodrome de l’Etoile. Une armée de dix-sept cents musiciens (c’est le nombre exact, quoique l’affiche n’en annonce que quinze cents) exécutera, sous la direction de M. Tilmant, des morceaux tirés des œuvres des principaux maîtres modernes, et de Handel et de Gluck (ce pauvre Gluck, victime de La Harpe et du grand Marmontel). Ces morceaux, arrangés avec soin pour l’orchestre militaire par MM. Klosé, Fessy, Mohr et Brepsant, ont été répétés avec la plus grande attention par les musiciens des divers régimens d’infanterie et de cavalerie en garnison à Paris, à Versailles et à Saint-Germain, secondés de tous ceux de la garde nationale et des meilleurs élèves du Gymnase musical. Déjà les expériences faites avec des groupes de cinq cents et de six cents hommes, dans les casernes Popincourt et Poissonnière, ainsi qu’à l’Ecole Militaire, ont donné les plus beaux résultats. On ne peut se faire une idée de la majesté de ces masses d’instrumens à vent dans les morceaux larges surtout, et tout fait espérer que l’effet sera bien plus grandiose encore et plus beau, et l’ensemble même (si difficile à obtenir en pareil cas) plus précis, quand, à la fin des études, toutes les forces seront réunies. Ce concert gigantesque, le plus grand de ce genre qu’on ait jamais donné, aura lieu à midi, dans le milieu de l’Hippodrome. Le produit de la recette est destiné à la caisse de secours de l’Association des artistes musiciens. On fera 30,000 fr. très probablement ; et le concours des exécutans étant gratuit, grâce à l’appui prêté à l’Association par M. le duc de Montpensier et par le ministre de la guerre, les frais ne s’élèveraient qu’à une somme très modique, sans l’injuste impôt toujours prélevé sur les travaux des musiciens sous le nom de droit des indigens, et qu’on devrait appeler droit de faire des indigens. Les propriétaires de l’Hippodrome, en outre, ont généreusement offert leur arène à nos concertans sans rétribution. Les meilleures places pour bien voir et bien entendre sont évidemment celles qu’on réservera, en petit nombre, sur le sommet de l’arc de triomphe de l’Etoile ; elles se paieront 40 fr. Les autres, au prix de 2 fr., 3 fr. et 5 fr. pour l’intérieur de l’hippodrome, se peuvent retenir d’avance chez l’éditeur de musique, Bernard Latte, boulevard des Italiens.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er novembre 2015.
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