FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 7 JUILLET 1846 [p. 1-2]
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Première représentation de l’Ame en peine, opéra en deux actes, paroles de M. de Saint-Georges, musique de M. de Flottow, décors de MM. Thierry, Ciceri, et Rubé.
L’exécution se soutient à l’Opéra; on ne peut pas dire qu’elle soit aujourd’hui pire que le mois dernier, mais elle n’est pas meilleure. La hiérarchie théâtrale finira-t-elle donc par être renversée ? Notre premier théâtre lyrique deviendra-t-il le second ? C’est ce qui pourrait bien arriver si l’Opéra-Comique parvenait à améliorer ses chœurs, qui ne sont vraiment dignes ni de sa troupe chantante, ni de son orchestre, aujourd’hui le meilleur de Paris, ni des maîtres qui écrivent pour lui, et qui, on le voit en maint endroit de leurs ouvrages, s’abstiennent de composer des chœurs de haut style, faute de pouvoir les faire convenablement exécuter.
Quant aux choristes de l’Opéra, il serait injuste de ne pas reconnaître leur supériorité relative. Eu égard à l’état actuel de cette partie de l’art, on peut dire d’eux ceci : Ils sont bons quand ils veulent, quand on leur donne à exécuter des morceaux écrits d’une manière franche et claire, quand on n’écrase pas les voix de coups de grosse caisse, quand il n’y a pas eu le matin de service exténuant dans les églises, quand la mise en scène leur permet de voir la mesure, quand le chef d’orchestre n’est pas de trop mauvaise humeur, quand on ne les a pas trop fatigués de répétitions, quand les machinistes et les habitués des coulisses ne font pas trop de bruit autour d’eux, quand le public ne parle plus haut qu’à la Bourse, quand la saison des bals masqués est finie, quand celle des parties de campagne n’est pas commencée, quand les bons musiciens et les bonnes musiciennes n’ont pas trop donné de leçons en ville, quand les premiers rôles des grands opéras ne sont pas chantés d’une façon trop décourageante, quand il y a du monde dans la salle, quand il ne fait pas trop chaud, quand il ne fait pas trop froid, enfin quand ils savent bien ce qu’ils ont à chanter. En dehors de ces conditions, où il dépend rarement d’eux de se placer, les choristes de l’Opéra ne peuvent pas être bons ; et cependant ce sont en général d’excellens musiciens. Ils lisent aisément un chœur bien écrit, et je n’hésiterais pas à leur faire chanter certains morceaux en public (le cahier à la main) après deux répétitions seulement ; ils sont d’ailleurs en nombre suffisant et constituent pour le service d’un théâtre une belle masse vocale. Ce qui la dépare malheureusement, c’est la mauvaise qualité des voix de ténor, ce sont ces timbres grêles, nasillards qu’on ne trouve presque qu’à Paris, ces voix pâles, usées, malades, vieilles, sans nerf, sans ressort, sans vibrations, sans accent, qu’il faudrait à tout prix remplacer. On ne se figure pas combien les qualités contraires donnent de valeur aux masses de voix d’hommes ; et l’on trouve partout, non seulement en Allemagne et en Italie, mais dans plusieurs provinces de France même, des voix de ténors beaucoup meilleures que celles de Paris. A Marseille, à Toulouse, on sait qu’elles abondent. Mais, dira-t-on, c’est le midi de la France ; il y a l’influence du climat. Je répondrai que dernièrement, à Lille, département du Nord, j’ai fait exécuter des chœurs par soixante jeunes gens, beaucoup moins habiles lecteurs, il est vrai, que les choristes de l’Opéra, mais doués de voix d’une fraîcheur et d’une énergie remarquables, et dont l’ensemble produisait, même sous le rapport du timbre, un excellent effet.
Maintenant faudra-t-il avouer que le climat de Paris est fatal aux ténors ? Il y a sans doute quelque chose de vrai, puisque l’immense majorité de ces voix y est terne et faible, on peut s’en convaincre en les écoutant réunies en masses énormes aux Congrès annuels des Orphéonistes, qui tous sont enfans de Paris ; mais au moins les voix nasillardes comme celles qu’on a le déplaisir d’entendre à l’Opéra n’y sont pas si nombreuses qu’on ne puisse les éviter. Et on devrait s’en garantir cependant avec d’autant plus de soin qu’elles ont la singulière et fâcheuse propriété de dominer toutes les autres, de telle facon que deux ou trois de ces mauvaises voix suffisent à donner un timbre disgracieux et grotesque à toutes les autres entendues en même temps. Mais les examinateurs et maîtres de chant de nos théâtres lyriques prennent à peu près ce qui se présente, l’extrême modicité des appointemens attachés à ces places de choristes ne les mettant pas dans le cas d’avoir beaucoup de choix à faire. Les directeurs traitent toujours cette branche de l’exécution avec un mépris qui prouve leur profonde ignorance des lois de l’organisation d’un grand corps musical. Ils ont de bons orchestres qu’ils ne paient guère mieux cependant, parce que le Conservatoire produit chaque année un nombre assez grand de bons instrumentistes, et que de plus il donne à ceux qui remportent des prix de bons instrumens. Quand nos orchestres sont mauvais, cela ne dépend pas, je crois l’avoir prouvé dans un précédent article, de l’inhabileté des musiciens, mais de leur peu de bon vouloir et de la façon dont on les met à l’œuvre. Prenez au hasard parmi les instrumens à vent de l’Opéra, vous êtes sûr de tomber sur un artiste excellent, sur un virtuose qui possède un bon instrument, et qui sait très bien s’en servir ; je n’en dis pas autant du groupe des instrumens à cordes ; mais, tel qu’il est cependant, les vrais artistes y forment encore la majorité. Que l’un de ces musiciens soit appelé à jouer un solo dans des proportions de difficultés raisonnables, il prouvera ce que j’avance, c’est-à-dire qu’il a reçu une éducation instrumentale complète ; faites maintenant la même épreuve sur le groupe des voix, prenez au hasard un choriste, confiez-lui le moindre solo, vous êtes presque sûr de provoquer le mécontentement ou l’hilarité de l’auditoire.
Si on nous donnait aujourd’hui à l’Opéra un orchestre semblable à celui dont disposait Lulli, ni les auteurs, ni le public ne le voudraient supporter. Eh bien ! le chœur actuel n’a guère plus de valeur en musique vocale que l’orchestre de Lulli n’en avait en musique instrumentale. Après un progrès peu sensible, l’art de chanter en chœur est resté (en France) ce qu’il était il y a cent ans ; celui de jouer des instrumens a seul fait un pas immense. Pourquoi cela ? parce que le Conservatoire, je le répète, produit des instrumentistes qui se destinent aux orchestres, tandis qu’il n’a jamais en vue, en élevant un chanteur, de le faire entrer dans les chœurs ; parce que les directeurs des théâtres lyriques, ne sachant jamais la musique, partent d’un principe erroné pour poser les bases de leur budget, et font des économies là où ils devraient faire des dépenses : d’où il suit qu’on est forcé de reconnaître la différence amenée par nos institutions musicales entre les orchestrés et les chœurs des théâtres lyriques, différence évidente et qui s’exprime ainsi :
Les orchestres peuvent être excellens ; ils sont en général composés d’artistes possédant chacun un bon instrument dont le mécanisme leur est parfaitement familier ; les chœurs ne peuvent jamais être que mauvais comparativement aux orchestres, ils sont formés d’individus doués de voix fort médiocres et qui ne savent pas chanter. On devrait pouvoir dire : un bon orchestre, c’est un chœur de bons instrumens et d’habiles instrumentistes ; — un beau chœur, c’est un orchestre de belles voix et de bons chanteurs. Cette définition sera juste plus tard, quand nous aurons une vraie civilisation musicale, quand l’époque de notre demi-barbarie sera écoulée ; aujourd’hui, malheureusement, elle serait tout à fait inexacte. Mais cette dissertation nous entraînerait fort loin ; revenons à l’opéra nouveau.
La scène se passe en Styrie. Franz, garde forestier, habite une chaumière des montagnes avec Paola, sa jeune cousine, dont il a protégé l’enfance et dont il reste l’unique parent. Léopold, jeune seigneur des environs, a remarqué la grâce naïve de l’orpheline, s’est épris pour elle d’un poétique amour que la pauvre enfant ne tarde guère à partager. Mais Léopold a des devoirs à remplir imposés par son rang et sa fortune : il a un grade dans l’armée, on est en guerre, il doit partir. Il jure en partant que si le sort des armes ne lui est pas contraire, à son retour il épousera Paola. Le régiment de Léopold doit se mettre en route cette nuit même et traverser une vallée voisine de la chaumière de Paola. La pauvre enfant se résigne à son sort et reçoit en pleurant les sermens de son noble amant. Franz, le garde forestier, tout en remplissant fidèlement sa tâche paternelle de tuteur de Paola, n’a pu se préserver près d’elle du sentiment le plus tendre. Il l’aime éperdument et ne se doute point que le cœur de la jeune fille soit engagé ailleurs. Loin de là, il a fait confidence de son amour à la comtesse de Rosenthal, sœur de lait de Paola et châtelaine du pays, qui vient d’y revenir après une longue absence.
Dans ce pays s’écoula son enfance ;
Elle aimait alors son cousin,
Le comte Léopold… Mais, malgré sa souffrance,
Son père sans pitié disposa de sa main
Pour un plus grand seigneur… une riche alliance…
Elle est veuve à présent.
La comtesse qui connut le malheur et sait y compatir, est donc fort disposée à servir les amonrs de son garde, à aplanir autant qu’il dépendra d’elle les obstacles qui s’opposeraient au mariage de Franz avec l’orpheline.
Les paysans s’apprêtent à fêter son retour. Dans son impatience de la saluer, le sénéchal propose à l’un d’eux de monter sur le pont du torrent pour la voir venir de plus loin et l’avertir de son arrivée. Mais Franz retenant le paysan :
Arrête, malheureux ! ta mort serait certaine !
Ce pont est formé d’un vieux chêne
Miné depuis longtemps ; et moi, qui de ces bois
Suis le garde et connais leurs dangereux passages,
Je l’ai vu ce matin, sous les pas d’un chamois,
Trembler, presque fléchir, usé par les orages.
Cependant la comtesse paraît, reçoit les félicitations de ses vassaux et se livre au bonheur de revoir ces lieux qui lui rappellent de bien chers souvenirs. On chante, on boit, on valse. Pendant le tumulte Paola s’esquive, désireuse de revoir encore une fois de loin son fiancé ; elle entend la marche du régiment qu’il commande, et gravit, éperdue, la montagne. La valse des paysans continue à tourbillonner au-dessous d’elle ; un instant les danseurs s’interrompent pour écouter le bruit de la troupe guerrière qui défile dans le vallon ; pendant ce court silence, le fracas d’un arbre qui se brise et d’un cri déchirant retentissent : horreur ! Paola pour courir sur les pas de Léopold a tenté le passage du pont du torrent ; l’arbre vermoulu s’est rompu sous ses pieds et l’a précipitée dans l’abîme.
Au second acte, le théâtre représente le parc du château de Rosenthal. Au lever du rideau les paysans font des préparatifs de fête pour le mariage de la comtesse et de Léopold. Quelques années écoulées ont emporté le souvenir de la pauvre Paola ; elle ne vit plus que dans le cœur malade du malheureux Franz, devenu fou du chagrin de l’avoir perdue. L’amour d’enfance de Léopold pour la comtesse s’est rallumé en la voyant ; elle est libre, la mort de Paola a rendu Léopold libre aussi ; il a demandé et obtenu la main de la comtesse ; on va les unir. Des chants religieux s’élèvent dans l’abbaye ; Léopold, avant d’entrer dans la chapelle, parcourt rêveur les sites témoins de scènes diverses dont le souvenir vient l’émouvoir malgré lui. C’est alors que, pour la justification d’une croyance répandue dans ces montagnes, l’âme de Paola apparaît. Elle est visible pour ceux-là seulement à qui sa mémoire est demeurée chère. Elle passe devant Léopold, qui ne l’aperçoit point. Ô douleur, il ne l’aime plus, il l’a oubliée ! La comtesse s’avance, Léopold, l’entraînant doucement vers un banc de verdure, veut échanger son anneau contre le sien ; mais au moment où la comtesse présente l’anneau à Léopold, en baissant les yeux, l’âme étend la main au milieu d’eux, saisit l’anneau de la comtesse, et présente le sien à Léopold, qui s’en empare croyant recevoir celui de la comtesse. Cette substitution n’a réellement qu’un but très secondaire dans la pièce, celui de rappeler dans la scène suivante le souvenir de Paola à Léopold qui reconnaît son anneau, et de lui faire avouer, quand il apprend de Franz les détails de la mort de la jeune fille, qu’il en fut la cause involontaire. A cet aveu qu’il était loin de prévoir, Franz, furieux, saisit sa carabine et va venger la mort de sa bien-aimée ; mais l’âme apparaît devant lui au moment où il couche Léopold en joue ; l’apparition est visible pour Franz, qui aime toujours Paola ; elle lui parle, il l’entend :
Abjure ta vengeance…..
Bientôt près de Dieu qui t’appelle
Tu trouveras, dans le saint lieu,
Amour fidèle,
Paix éternelle,
Et le pardon de Dieu !
La comtesse alors reparaît, précédée du cortége nuptial ; elle s’est approchée de Léopold, à qui elle tend la main. Léopold, tremblant, indécis, hésite à la reprendre et ne s’y décide que sur un geste de l’âme, visible en ce moment pour lui comme pour Franz. Tandis que le cortége se met en marche pour aller à la chapelle dont les cloches tintent lentement, l’âme de Paola paraît au milieu des nuages qui viennent de l’environner, et, planant au-dessus de Léopold et de la comtesse, étend les mains sur eux pour les bénir. Franz au pied du tertre, au-dessus duquel l’âme vient de s’élever, tend les bras vers elle et dit :
Le ciel a mis enfin un terme à mes douleurs !
Attends-moi, Paola ! je te suis…. car je meurs !
Il y a un certain intérêt dans ce petit drame fantastique, et l’on y trouve un assez bon nombre de situations musicales ; les romances y sont seulement un peu trop multipliées. Le musicien n’a eu, ce me semble, qu’à se louer du poëte qui lui avait fait sa tâche agréable et facile. M. de Flottow est doué d’une organisation heureuse qui lui fait trouver sans efforts des mélodies, peu originales, il est vrai, mais gracieuses et d’une exécution aisée ; il sait écrire d’ailleurs, et son orchestre est celui de tout le monde. Cette manière de le caractériser n’est point par malheur de ma part un éloge seulement, c’est en même temps un blâme. En effet l’orchestre de tout le monde aujourd’hui, c’est-à-dire l’orchestre qu’on entend dans tous les opéras de tous les maîtres, italiens, allemands ou français, est un orchestre convenable sous le rapport purement mécanique de l’instrumentation, mais trop souvent inconvenant au point de vue des nuances et surtout de l’expression. L’emploi des instrumens à percussion y est presque toujours maladroit pour l’effet général, commun de rhythme ou nul pour l’effet spécial, et trop souvent choquant eu égard au caractère des situations et des sentimens qu’il s’agit de rendre, ou tout au moins de ne pas détruire par des contrastes outrés ou ridicules. Quelques anciens compositeurs italiens, dans des scènes d’un pathétique très élevé où l’orchestre aurait pu jouer un rôle admirable, soit par l’ignorance de la puissanee de l’art en pareil cas, soit par méfiance de leurs propres forces, s’abstenaient complétement ; l’orchestre ne venait point contrarier le sens dramatique, il se taisait ou ne produisait que de simples accompagnemens dépourvus de toute prétention instrumentale ou expressive. C’était pauvre, froid, vide, nu, mais ce n’était pas révoltant. Aujourd’hui l’orchestre parle, ou crie, ou hurle toujours ; de là tant de paroles déplacées, tant de cris discordans, tant de hurlemens qui blessent l’oreille sans raison et malgré la raison qui indiquait un mode d’instrumentation contraire. Le sens de l’expression, si rare pour le chant, l’est peut-être encore davantage pour l’orchestre. Chacun des instrumens qui le composent a une physionomie qui lui est propre, un coloris, un accent particuliers ; on n’en tient compte. Je conçois que beaucoup de nuances d’une extrême finesse échappent aux compositeurs, ou soient dédaignées par eux, comme choses imperceptibles au goût grossier de la multitude ; mais les couleurs tranchées, mais les effets violens, mais les instrumens de cuivre, la grosse caisse, les cymbales, les timbales ! il faut bien reconnaître leur action ; chacune de leurs notes porte coup d’une façon ou d’une autre ! Et cependant tel est l’abus que l’usage inintelligent qu’on en fait chaque jour, que le public n’y faisant plus aucune attention, leur puissance, par cela même, se trouve détruite lorsqu’elle est motivée, et qu’on ne trouve pas d’ailleurs deux exemples sur vingt où le compositeur puisse donner une bonne raison de l’emploi qu’il en a fait.
Il y a des opéras dont le sujet seul indique leur mode d’instrumentation de la façon la plus impérieuse. Je prends pour exemple celui de Nina ou la Folle par amour. A mon sens, il y aurait démence complète à employer dans la partition d’un opéra semblable les trompettes, cornets, trombones, ophicléides, cymbales et grosses caisses ; et je crois pourtant que sur dix compositeurs de nos jours qui mettraient en musique cette idylle touchante, il y en aurait huit au moins qui commettraient cette grossière erreur. Dès que le sens expressif est nul chez un musicien, il est clair que, pour le langage des instrumens, il ne s’avertira pas plus de ses bévues qu’il ne le fait pour l’accent mélodique des voix. Malheureusement il faut reconnaître que ce sens, qui devrait être le premier de tous chez un musicien dramatique, est presque aussi obtus chez les compositeurs que chez le public. On appelle généralement chanter faux, jouer faux, chanter ou jouer au-dessous ou au-dessus du diapason général ; ceci choque plus ou moins la grande majorité des auditeurs ; mais on chante et on joue faux aussi quand un timbre vocal ou instrumental âpre et rude est mis à la place d’un timbre moelleux et doux ; c’est faux de timbre : on chante et on joue faux bien plus encore quand les voix ou l’orchestre font grand bruit dans une scène qui ne comporterait que des accens de stupeur, d’anxiété ou d’abattement, de tristesse et même de calme et de tranquille bonheur ; c’est faux d’intention scénique : on chante et on joue faux quand le chanteur et le chef d’orchestre d’accord ensemble, ou l’un agissant sur l’autre malgré lui, exécutent dans un mouvement languissant ou pompeux ce qui devrait, à toute force, à tout prix, absolument, être rapide, vif, alerte, impétueux, bondissant ; c’est faux de mouvement : on chante et on joue faux, et horriblement faux, et de la manière la plus affreusement choquante pour les organisations délicates, quand on exprime la douceur par des roulades vocales rapides, quand le chanteur fait un gruppetto sur une note qui devrait s’exhaler pure et simple, quand la mélodie a l’air d’une danse ignoble au moment ou les paroles parlent d’un espoir poétique et doux, quand un prêtre chante comme un baladin, quand une reine chante comme une grisette, quand l’orchestre exécute une marche d’un rhythme sottement joyeux pour accompagner une scène où l’angoisse et l’horreur dominent, où les plus sombres passions du cœur humain vont faire explosion ; quand l’orchestre accompagne une romance comme il ferait d’une orgie, ou une simple chanson de paysans comme le chant de guerre d’une horde en fureur de Huns ou de Vandales ; voilà qui est faux d’expression ! voilà qui prouve de la plus cruelle manière la barbarie d’un public entier en fait de musique, quand ce public laisse passer journellement sans les apercevoir ou sans en être choqué, quelquefois même écoute avec plaisir de telles monstruosités. Je ne dirai pas que c’est un défaut grave, désastreux, irritant, je dis que c’est un crime contre l’art, et je ne connais pas de chose plus haïssable qu’une composition ainsi fausse d’expression, d’intention scénique, de timbre et de mouvement, fût-elle exécutée par les voix les plus justes et les instrumens les plus exquis que la nature et l’art aient jamais produits.
M. de Flottow, comme tant d’autres, joue et chante faux quelquefois, mais sa tendance est vers la vérité, et quand il s’en écarte ce n’est pas un mauvais instinct qui l’entraîne, c’est le mauvais exemple. Cela se fait ! cela se dit ! Que de choses ne justifie-t-on pas avec ces trois mots !
Il fait de temps en temps se démener et crier l’orchestre sans qu’on puisse deviner pourquoi, mais ce sont des exceptions. En général on voit qu’il aimerait mieux écrire tout à fait bien si cela ne demandait pas trop de réflexions et d’étude. Il faut citer dans sa partition le chœur de chasseurs qui ouvre le premier acte, bien franc, bien clair, d’un bel effet vocal et sobrement accompagné ; les couplets à boire, les couplets de Paola présentant la couronne à la comtesse, la valse mêlée au finale du premier acte, une partie de la ballade du sénechal (Quand la cloche de l’abbaye) dont la fin a beaucoup de couleur et où l’accompagnement piano des cornets et trombones produit un excellent et dramatique effet ; le thème de cette ballade est pourtant d’un vulgarisme par trop naïf, il est de ceux que réellement on ne peut plus écrire.
La romance de Franz au second acte est bien écrite pour la voix et d’un accent vrai, sans être d’une mélodie bien saillante. Tout le reste est faible. A en juger par le nombre excessif de chansons, ballades, romances, couplets, valses, qu’on trouve dans cet opéra, à la rareté des airs et à l’absence presque complète des morceaux d’ensemble, on peut croire que l’auteur des paroles se méfiait des forces du compositeur. Je crois qu’il a eu tort de pousser aussi loin la prudence.
Mlle Nau a eu beaucoup de succès dans le rôle de Paola (l’Ame en peine), qui lui convient beaucoup ; Mlle Dobré est, dit-on, fort souffrante, et pour chanter juste il faut se bien porter ; Gardoni n’a pas été irréprochable en maint endroit où j’aurais cru qu’il devait exceller ; Barroilhet a le rôle le plus important et le plus chargé de musique ; il fait bien valoir la plupart de ses morceaux, il les chante avec âme et un véritable talent, en amenant toutefois à tout propos des oh ! des ah ! qui lui sont, à ce qu’il paraît, indispensables, et à chaque fin de phrase, à chaque cadence harmonique, ces maudites ribattute qui sont en effet bien rebattues et paraissent aussi fatigantes que le seraient les trilles et les flattés des chanteurs de Lulli et de Rameau. Oh ! les formules ! les formules ! formules de chant, formules de composition, formules de mise en scène ! chenilles qui dévorent la verdure de l’arbre de l’art et le feront périr si on ne parvient à les détruire ! Brémont s’est fait justement applaudir dans sa ballade du sénéchal. Le chœur a été meilleur qu’à l’ordinaire, mais les violons de l’orchestre, en revanche, ont de graves reproches à s’adresser, si tant est qu’il ait dépendu d’eux de faire mieux qu’ils n’ont fait. Il faut songer, pour leur justification, que dix premiers violons jouant à l’unisson ne peuvent manquer de produire une foule de sons faux dans les passages difficiles, si deux d’entre eux seulement sont de médiocres et de mauvais violonistes, et je crois qu’il y en a des fois à l’Opéra: Ce n’est pas tout, dans un orchestre, d’avoir plusieurs bons violons, il faut qu’il n’y en ait que de bons.
A la fin de la pièce on a nommé les auteurs, et comme la toile ne se bassait pas après que leurs noms ont été proclamés, chacun se demandait ce qu’il y avait encore à entendre ou à voir. L’explication ne s’est pas fait attendre. Le machiniste était prévenu qu’on allait être enthousiasmé au parterre et que deux cent cinquante-deux voix allaient demander les acteurs. Il ne pouvait donc baisser le rideau avant l’exécution de cette dernière scène. Tous sont en effet venus, Barroilhet, Gardoni, Brémont, Mlle Nau et Mlle Dobré ; il ne manquait que Kœnig. Mais Kœnig a eu la vanité de se refuser à l’ovation. La salle était peu et mal garnie.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2015.
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