FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 9 JUIN 1846 [p. 1-2]
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Le Roi David.
Opéra en trois actes, paroles de MM. A. Soumet et Mallefille, musique de M. Mermet. — Décors de MM. Séchan, Diéterle, Despléchin et Cicéri. — Divertissement de M. Coralli.
Un opéra biblique, par la chaleur dont nous jouissons, c’est tout à fait de circonstance ! rien en effet de bien réfrigérent. On y voit bien la vallée de Térébinthe inondée de soleil, mais c’est un soleil si pâle, qu’auprès de lui la lune a des ardeurs extrêmes. Et tout, dans la partition, dans le poëme et dans l’exécution, est à peu près pris du même point de vue, élevé à la même température. D’abord un chœur de pasteurs célèbre le bonheur du jour près d’éclore et chante le Seigneur. Puis de jeunes femmes portant des urnes vont puiser de l’eau à la fontaine. Michol, fille de Saül, se tient à l’écart, triste et rêveuse, les femmes lui demandent la cause de son silence et de sa tristesse.
MICHOL.
Ma voix attristerait vos chants.
CHŒUR.
Venez cueillir les fleurs des champs.
Michol refuse ce genre de distraction, et pourtant ce serait le cas de dire comme dans le Rossignol :
Ce n’est pas mal assurément,
C’est un plaisir bien innocent.
Les femmes respectent la mélancolie de la princesse et s’éloignent.
MICHOL, seule.
Il ne vient pas ! pour lui j’oublie
Et les chants et les fleurs.
O David ! mon âme est remplie
D’amour et de douleurs.
David accourt cependant avec un superbe costume brodé d’or qui ne le couvre que peu, mais qui justifie la fille du Roi d’avoir jeté les yeux sur un gardeur de moutons. Un berger si splendidement déshabillé n’est pas un pâtre comme un autre. Alors commence le duo de Guillaume Tell, avec des modifications importantes dans les paroles et surtout dans la musique. Après les doux instans et les transports d’usage, Michol-Mathilde fait cette réflexion :
Mais entre nous est un abîme :
Je suis la fille de ton Roi !
DAVID-ARNOLD.
De mon amour, qui peut me faire un crime ?
MATHILDE.
David, simple pasteur, ne saurait être à moi !
ARNOLD.
Pour l’obtenir que faut-il être ?
MATHILDE.
Un guerrier renommé, puissant…..
ARNOLD.
Je le serai.
Voilà qui est convenu, David va se faire héros ; il est déjà tout armé, il a sa fronde. Des dangers quand sonnera l’heure, Michol, il sera prêt. Les amans se séparent le cœur plein d’un doux espoir, au moment où le chœur des pasteurs plein d’un grand effroi fuit en tumulte devant Saül. Michol les arrête du geste et va au-devant de son père. Le Roi est fort troublé, et, n’était la gravité religieuse du sujet, on serait tenté de demander comme Hamlet, si c’est par le vin ou par la colère.
La pythonisse d’Endor est venue cette nuit près du palais, le Roi l’a vue et redoute un malheur.
Samuel, on le sait, à son heure suprême,
A dit : Il est un Roi qui s’ignore lui-même ;
Enfant mystérieux par le ciel appelé,
Sur qui dans son berceau l’huile sainte a coulé.
Cette prédiction n’est pas faite pour calmer les sens du Roi Saül, qui, les savans en ont acquis la preuve depuis peu, était sujet à de fréquentes attaques d’épilepsie.
Peut-être ce rival pour qui Dieu m’abandonne,
Doit-il venir bientôt m’arracher ma couronne !
Que faire ? que résoudre ? Heureusement Saül ne songe pas au moyen violent qu’employa plus tard un autre Roi israélite dans une circonstance semblable, sans quoi le massacre des innocens eût été précédé du massacre des adolescens. Pendant ces tremblemens, apparaît au haut d’un rocher l’horrible pythonisse elle-même, qui d’une voix de trompette du jugement dernier, s’écrie :
Tremble, Saül car ton heure est venue !
Peuple, enfans de Saül, à ma voix tremblez tous !
L’ange exterminateur m’apparaît dans la nue :
Les vengeances du ciel vont éclater sur vous !
Grand morceau d’ensemble, l’état de Saül s’aggrave, il écume, il blasphème :
Ta loi, Dieu cruel que j’abhorre,
Me condamne au feu qui dévore…
Oui, l’enfer !… l’enfer est vainqueur !
L’accès se déclare, Saül tombe du haut mal sur un rocher. David prend sa harpe et le guérit pour l’instant. Un malheur n’arrive jamais seul : voici maintenant le géant Goliath, un Philistin s’il en fut jamais, qui vient tourmenter le pauvre Saül à peine au sortir de son accès, et provoque en combat singulier celui des Israélites qui osera se mesurer avec lui. Le sort des deux camps peut ainsi se décider ; on peut mettre fin à la guerre en rendant celui des deux peuples dont le représentant sera vaincu, esclave de l’autre nation. Le brave prince Jonathas accepte le défi. Saül, son père, lui défend le combat ; la pythonisse a prédit encore pour ce jour maudit la mort de Jonathas. Comme personne ne se propose, le Roi se voit contraint d’offrir un prix raisonnable au remplaçant de son fils, et annonce qu’il donnera Michol pour épouse à celui qui vaincra Goliath. Qui veut combattre ? — Moi ! s’écrie le petit David.
Cette fronde armera ma main ;
Le trépas qu’elle donne est terrible et soudain.
Plus d’une fois, craignant son atteinte mortelle,
Le lion du désert s’est enfui devant elle.
David sort avec le peuple. Acclamations, final.
Au deuxième acte, nous sommes dans les ruines de Ramatha, où s’élève le tombeau de Samuel. Michol et quelques jeunes filles ses compagnes sont agenouillées près du tombeau. Une dame italienne, placée près de moi à la première représentation, interrogée par son voisin sur l’objet de cette scène, a répondu sans hésiter : « Elles prient la madone pour ce pauvre petit David si vaillant. »
Michol aussi prie et invoque Samuel dans un air à roulades, quand des cris de victoire viennent mettre fin à sa brillante méditation. David est vainqueur, il vient le front paré de la palme guerrière. Goliath est vaincu, il a le front cassé par une grosse pierre. Saül, en roi de parole, veut donner tout de suite sa fille au petit frondeur ; il ordonne de faire les apprêts de leur hymen et que la fête commence sans retard. En attendant, il se propose d’interroger la sorcière d’Endor pour connaître ce jeune roi tant redouté qui doit le chasser du trône. Des gardes sont allés chercher la sibylle dans sa caverne, avec ordre de la traîner devant Saül si elle refuse de les suivre ! La voici : courroucée, hérissée et décidée à refuser toute explication. Mais Saül emploie les grands moyens ; il la menace, il la terrasse, et exige qu’elle l’introduise dans le tombeau de Samuel et qu’elle évoque son ombre qui seule peut lui dire le nom de l’adolescent, cause de sa perplexité. La sorcière se rend :
Eh bien donc ! que le ciel sur nous éclate et tombe !
Tu veux voir, Samuel ? tremble ! tu le verras !
Les voilà partis pour aller visiter ce prophète de malheur. Pendant que Saül et la sibylle parcourent sous terre les sombres détours du tombeau de Samuel, on leur danse sur la tête. Voilà David qui revient triomphant et éblouissant, sa fronde à la main, encore plus doré et plus déshabillé qu’au premier acte. Tout le monde s’attendait à lui voir porter ainsi la tête endommagée de Goliath, qu’il aurait pu déposer aux pieds de la princesse, comme le chevalier dont parle don Quichotte, en lui disant : Princesse ! excusez du peu ! Mais on n’a pas osé risquer cet effet capital de mise en scène. Ballet. Bruit souterrain au milieu des danses. Saül est rejeté par le tombeau qui vomit des flammes. Samuel a parlé. Le rival de Saül, c’est David. Mais le roi a encore recours aux grands moyens. David mourra. Les prêtres veulent le défendre, les soldats veulent l’immoler. David les arrête et s’agenouillant devant Saül, le prie de prendre sa vie si elle lui fait envie ; ce que le barbare monarque n’a garde de refuser.
Acte troisième. — Le sommet du mont Gelboë. Une tente entr’ouverte. Soleil couchant. La lumière s’efface peu à peu et finit par faire place à la nuit. C’est le livret qui dit cela, mais la scène a prouvé le contraire, car à la première représentation le soleil, après être descendu quelque temps à l’horizon, est remonté au point d’où il était parti et s’y est maintenu radieux jusqu’à la fin de la nuit.
Jusqu’aux machines de l’Opéra qui deviennent médiocres !
David, résigné à la mort, dit adieu à sa harpe, sans la toucher cependant ; ce qui n’empêche pas les harpes de l’orchestre de se mêler au chant de David, comme si sa harpe déposée à ses pieds pouvait vibrer d’elle-même. C’est une tradition dans une certaine école de toujours faire entendre à l’orchestre l’instrument dont on parle sur la scène, lors même qu’on n’en parle que pour signaler son silence. De même que les spirituelles cantatrices françaises ne manquent jamais, dans le grand air du Freyschütz, de faire le rossignol sur le vers : Le rossignol lui-même a fait trêve à ses chants ; et le spirituel public d’applaudir d’autant plus fort que le contre-sens est plus grossier et plus évident. Je reviens à mes moutons, c’est-à-dire à mon berger condamné à être mort où Roi. Michol et Jonathas, son généreux frère, viennent le sauver. David prendra le manteau de Jonathas, et sous ce déguisement, trompant les gardes, qui ne peuvent se douter d’une telle malice, fuira au désert. Après bien des débats, David finit par consentir à s’éloigner. Michol l’accompagne. Jonathas alors, animé d’une véritable et inconcevable passion pour ce berger qui, après tout, le deshérite, lui fils de Roi, et prend sur le trône de Saül la place qui lui devrait revenir, se livre à l’espoir de l’avoir sauvé, chante une romance dont l’effet est irrésistible, et s’endort. Il a pris pour dormir le manteau de David. Saül accourt furieux le poignard à la main, hésite un instant :
Il n’aime pas le sang d’un ennemi qui dort.
Ce qui ferait croire qu’il ne méprise pas trop celui des gens éveillés, entre dans la tente le bras levé et… Ceci me rappelle la réflexion d’un homme impressionnable, assistant un jour à une scène pareille dans Trente Ans ou la Vie d’un Joueur, à la Porte Saint-Martin. Au moment où le joueur entre dans la chambre où est enfermé le militaire dans lequel il n’a pas reconnu son fils, le spectateur très ému se tournant vers moi (on n’est pas déshonoré pour aller au parterre), me demanda avec la plus vive anxiété : « Oh ! mon Dieu, Monsieur, est-ce qu’il va tuer son fils ? — Oui Monsieur. — Oh !… c’est triste, n’est-ce pas ? — Oui, c’est fort triste ! » Cette action de Saül est fort triste aussi ; il assassine son noble fils pour que l’oracle de la sibylle soit accompli : puis il crie : David est mort ! — David est Roi ! crient la pythonisse et le grand prêtre, ramenant le pasteur. Saül reconnaît son erreur, l’épilepsie le reprend et il tombe encore du haut mal sur le seuil de la tente. Grand coup de tonnerre, personne ne crie plus ; la pièce est finie. On sait que ce livret est un dérangement de la tragédie de Saül fait par l’auteur même de cette tragédie, M. Soumet, mais on ne devine pas pourquoi M. Mallefille, un esprit ardent, puissant, hardi, inventeur, un de ces pionniers de l’art dramatique qui se fraient un chemin à travers les forêts vierges, sans redouter sauvages ni serpens, a prêté l’appui de son nom à un drame que les jeunes pensionnaires de Saint-Denis trouveraient trop innocent pour leurs distributions de prix. C’est un acte de complaisance et même de dévouement inspiré par l’amitié sans doute ; ce motif le fait comprendre et le rend même honorable. Maintenant que dire de M. Mermet ? ce qu’on peut dire d’un homme qui, sans savoir nager, s’est laissé jeter dans la mer à deux lieues du rivage et qui n’est pas encore noyé quand on le retire de l’eau.
Il a eu beaucoup de courage ! C’est la première qualité pour faire un bon nageur !
Franchement, M. Mermet sait bien peu de choses encore. Il pourra acquérir sans doute ce savoir-faire qui constitue le mécanisme de la composition, mais il doit longuement réfléchir en outre sur les premiers élémens de la musique dramatique dont il apparaît pas avoir une idée très juste ni très nette. M. Mermet apprendra ce qui s’apprend de l’instrumentation, et ce n’est guère ; il acquerra l’habitude de développer et de faire valoir ses idées quand il en aura, mais il est à craindre qu’il ne puisse se pénétrer du sentiment de l’expression, celui qui doit être dominant et le plus spontané de tous chez un musicien qui écrit pour le théâtre. Or M. Mermet paraît manquer de cet instinct qui fait que le compositeur cherche au moins à être expressif et vrai. Ses récitatifs sont formés de successions de notes écrites au hasard ; que les paroles contiennent une interrogation ou une réponse, une menace ou une supplication, la voix monte ou descend ou reste en place comme si le musicien eût écrit sur une langue dont il ne comprenait pas un mot. Cet énorme défaut se fait sentir également dans les airs et les morceaux d’ensemble. Ainsi dans la scène de la provocation, la phrase de l’écuyer de Goliath :
Goliath par ma voix vous défie et vous brave !
est répétée (avec saisissement, disent le livret et le bon sens) par le chœur des Israélites frappés de terreur :
Le géant Goliath nous défie et nous brave !
M. Mermet a prêté exactement les mêmes accens à ces deux vers ; il n’a point mis de différence entre la menace et l’effroi. Il est de la dernière évidence cependant, et il est triste qu’il soit nécessaire de le démontrer, que si la phrase musicale qu’il a ainsi répétée n’exprime rien, elle est mauvaise, et que si elle exprime l’un des deux sentimens contraires, elle est pour l’autre inconvenante et absurde. Maintenant, laissant de côté la question du sens dramatique et de l’expression, il s’en présente une dont il faut absolument tenir compte, même dans les arabesques musicales qui n’auraient pour but que de divertir l’oreille par d’agréables combinaisons, c’est celle du style. M. Mermet n’a pas encore de style ; il écrit comme un commerçant ; les banalités ne le choquent pas : exemple le final de son premier acte, dont jamais le thème n’eût osé se présenter à la pensée d’un musicien de style, tant il est vulgaire et enfantin. Cela est désolant à dire, je le sais, et rien n’est plus pénible que la tâche que nous remplissons aujourd’hui. Ce n’est peut-être pas la faute de M. Mermet si on l’a produit à l’Opéra avant qu’il fût en possession des qualités qui pourront lui promettre de s’y montrer avec avantage. Il aura cédé aux sollicitations d’imprudens amis et un peu aussi à ce désir curieux qui nous engage, malgré toute notre défiance, à entrer dans un lieu d’un difficile accès dont par hasard nous trouvons la porte ouverte. La faute en est à ceux qui l’ont ainsi exposé à la tentation. Il y a cependant dans la nouvelle partition un morceau d’ensemble construit sur une basse continue, obstinée, d’une excellente intention, et qui a été justement applaudi ; il suffirait presque à montrer que M. Mermet a entrevu la grande musique et qu’il pourra devenir plus tard un musicien distingué. La mélodie du premier chœur des femmes, au premier acte, est fraîche et bien rhythmée ; il y a une certaine aspiration vers la haute mélodie dans la strophe de David s’accompagnant de sa harpe :
Esprits du ciel, à mes accens,
Etendez l’ombre de vos ailes !
Mais c’est tout en conscience ce qu’il nous est permis de louer. On a accusé trois musiciens de l’orchestre d’avoir retouché l’instrumentation de M Mermet. C’est encore du dévouement et du dévouement inutile, et de plus c’est de la présomption ; ce n’est pas une raison parce qu’on joue bien d’un instrument pour qu’on sache bien écrire un orchestre. Je ne parle ni de l’ouverture ni des airs de danse. On sait le proverbe : Là où il n’y a rien etc. Je dois néanmoins reprocher aux premiers violons la négligence excessive avec laquelle ils ont joué dans le ballet ; il n’est pas permis aux artistes de montrer ainsi au public l’ennui que leur cause leur tâche, quelle qu’elle soit.
Le chœur n’a pas trop mal rempli la sienne. Gardoni a une voix charmante, qui me semble avoir gagné de la force sans rien perdre de sa suavité. Il a fort bien dit sa tardive romance du troisième acte, le seul morceau qu’il ait à chanter. Avec Gardoni, on pourrait faire de belles choses à l’Opéra. Mlle Nau a eu les honneurs de la soirée dans les folles vocalisations de son air-prière du deuxième acte, qu’elle a exécutées avec beaucoup de netteté. Mlle Nau est encore bien souffrante cependant, cela se voit et s’entend ; la force et la voix lui manquent à la fois à certains momens. Mme Stoltz a fait ce qu’elle a pu pour saisir le côté coloré et poétique de son rôle ; elle est fort loin d’y être parvenue. Mme Stoltz produit de l’effet dans les choses d’énergie, où l’entraînement de la scène et la violence de l’accentuation musicale ne laissent pas à l’auditeur le sang-froid nécessaire pour apprécier les défauts d’un chant heurté et d’une émission de voix douteuse ; mais dans le style posé, ses défauts restent à la portée de tout le monde, et chacun s’aperçoit alors qu’elle phrase mal et d’une façon commune, qu’elle attaque toujours la note trop bas, et que ses efforts pour remonter ensuite jusqu’à une justesse approximative ne sont pas toujours heureux et donnent d’ailleurs à chacune de ses intonations une mobilité très douloureuse pour l’auditeur. Mlle Moisson a réussi dans le rôle ingrat de la pythonisse. Si elle avait eu un seul morceau de quelque valeur à chanter, son succès eût été grand, je n’en doute pas. Mais son duo avec Saül est un des plus malheureusement criards et des plus désarticulés de la partition. Qu’elle essaie de chanter de la musique chantante, c’est indispensable pour qu’on puisse la juger. Brémont a joué chaleureusement le rôle peu avantageux de Saül ; L. Prévost et Bassin ont bien dit les quelques notes qu’on leur avait confiées. La danse n’a pas brillé ; si l’on excepte le pas de deux de Mlles Robert et Plunkett, tout le reste est médiocre. En somme il est désastreux qu’on ait à signaler une pareille représentation d’un pareil ouvrage à l’Opéra. Nous nous abstiendrons de toutes réflexions, le public les fera; ou les a déjà faites.
INAUGURATION DE LA STATUE DE ROSSINI.
On a beaucoup discuté sur l’opportunité de cet hommage monumental, rendu à un homme vivant ; la majorité se prononce contre. On adopte comme tolérables les statues élevées aux hommes illustres morts, l’autre proposition est généralement repoussée. J’avoue que c’est là une question au-dessus de ma portée. En tout cas, les anciens n’étaient point si chatouilleux à l’endroit des honneurs rendus de leur vivant à ceux qui avaient bien mérité de leurs concitoyens. Serait-ce que l’enthousiasme était une réalité aux beaux temps de Rome et d’Athènes, qu’il fleurissait en lauriers et en palmes durables, tandis que chez nous il n’est qu’un puant pavot, qui vit ce que vivent les pavots, l’espace d’une nuit ? Serait-ce que l’envie, cette plate passion des multitudes, si répandue dans l’antiquité, est encore plus forte et plus générale chez les modernes ? Il y aurait trop à souffrir pour notre délicatesse d’être obligé de le reconnaître. Le plus honteux barbouilleur de ces sottes vilenies où le bon sens, le bon style, l’harmonie, la mélodie, le rhythme, la poésie et la musique sont également outragés, le plus ridicule fabricant de ces platitudes qui contribuent si puissamment, sous différens titres, à entretenir la France dans l’état de barbarie musicale où nous la voyons, ces marchands de coco et de vin frelaté qui parcourent les lieux publics et les salons privés pour étancher la soif de sottises mélodiques que ressentent nos bonnes d’enfans titrées, nos hommes du peuple grands seigneurs, ces producteurs de romances et de quadrilles dont les ŒUVRES se vendent par milliers, auront leur portrait lithographié et encadré dans tous les magasins où leurs produits se débitent, au coin de toutes les rues, et un grand compositeur tel que Rossini ne pourrait voir de ses yeux vivans son buste ou sa statue sur le seuil du théâtre de l’Opéra ! Voilà qui est au moins étrange !
Quelle pourrait en être la raison ?… Nos mœurs ? Avons-nous des mœurs ?… Je serais donc tout à fait de l’avis de ceux qui regardent comme belle et digne cette ovation décernée à Rossini vivant, d’autant plus qu’il est absent, quelle que soit d’ailleurs l’opinion qu’on se puisse former de l’influence que son style et son école ont exercée sur le présent et l’avenir de l’Opéra. Je serais de leur avis, dis-je, si c’était à un sentiment d’enthousiasme ou simplement de reconnaissance que l’Opéra eût cédé dans cette circonstance. Or l’Opéra n’a plus d’enthousiasme pour Rossini, puisque sur quatre ouvrages qu’il écrivit pour ce théâtre il n’y en a qu’un seul qui soit au répertoire ; puisqu’on a si indignement mutilé l’un des plus célèbres (Moïse), qu’on en était venu depuis plus de dix ans, et pour en faire un lever de rideau, à ne donner qu’une partie du quatrième acte de cet opéra, exécutée par les quadruples de la troupe chantante, par des choristes dont la moitié au moins n’avait jamais appris le final, et par un orchestre si incomplet qu’un jour les harpes manquèrent à l’accompagnement du fameux morceau d’ensemble (Mi manca la voce), et que les violons durent essayer, en tâtonnant à l’improviste, de remplacer cet accompagnement par leur insuffisant pizzicato. L’Opéra n’a plus d’enthousiasme pour Rossini, puisqu’il a laissé accommoder et raccourcir Guillaume Tell de façon que l’ouvrage représenté ne ressemble plus à la partition gravée, et qu’une multitude de morceaux admirables en ont ainsi été supprimés, sans qu’on ait seulement consulté le maître à cet égard. Si c’est ainsi que l’enthousiasme procède, que feront donc l’indifférence et le mépris ?
Le vrai motif de l’Opéra, dans la circonstance actuelle, c’est de flatter Rossini pour en obtenir un nouvel ouvrage, ou tout au moins une ancienne partition remise à neuf. Mais le maître a bien de l’esprit et une philosophie bien positive ; il est douteux qu’il se laisse séduire. On sait le cas qu’il fait des hommages en général.
N’est-ce pas dans une circonstance analogue qu’il répondit plaisamment un jour aux gens qui lui parlaient de couler en bronze sa statue pour la placer dans un lieu public d’une ville d’Italie : « Cette statue va vous coûter énormément d’argent ; donnez-moi seulement la moitié de la somme que vous voulez dépenser, et les jours de fête je monterai moi-même sur le piédestal, où toute la population pourra, au lieu de la copie, contempler à son aise l’original. » L’illustre maître sans doute serait bien plus que par toutes ces images de pierre tenté d’écrire pour l’Opéra si on lui présentait des chanteurs et des cantatrices de premier ordre animés du feu sacré qui fait les artistes, un orchestre virtuose, jeune, brillant et dévoué, des choristes chanteurs et acteurs, un public attentif et intelligent, en un mot s’il pouvait compter sur une exécution digne de lui et de l’état actuel de l’art.
Mais voici une ovation du même genre qui a été adressée de très haut par un véritable et grand enthousiasme à un des pères de l’harmonie.
On se rappelle que sur la proposition de l’illustre maître Spontini, S. M. le Roi de Prusse avait commandé en 1844 à M. Emile Wolff, sculpteùr prussien résidant à Rome, le buste en marbre de Palestrina, qui devait être placé avec l’autorisation du Pape dans la protomothèque du Capitole, où sont maintenant réunis les bustes des grands poëtes, artistes et savans qui étaient dispersés dans les différens monumens de la capitale du monde chrétien. On mande de Rome que ce buste du prince de la musique religieuse du seizième siècle, qui manquait à la collection, a été inauguré solennellement le 7 mars dernier. Sur ce marbre, qui fait le plus grand honneur au ciseau déjà fameux de M. Emile Wolff, figurent le nom de Frédéric-Guillaume IV, Mécène éclairé et généreux des arts, et celui du surintendant de sa musique, Spontini, instigateur zélé de cette inauguration :
A PIERLUIGI DA PALESTRINA
NATO 1524
MORTO 1594
FEDERICO GULIELMO IV, RE DI PRUSSIA,
PER LE CURE SOLLECITE DEL
CAVALIERE SPONTINI.
A la bonne heure ! voici un hommage pur et sincère, et Palestrina fût-il vivant, l’élan de Spontini vers lui n’en aurait à nos yeux que plus de prix et de noblesse.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2015.
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