FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 10 DÉCEMBRE 1844 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Première représentation de Marie Stuart, opéra en cinq actes, de M. Théodore Anne, musique de M. Niedermayer, divertissement de
M. Coralli,
décors de MM. Séchan, Diéterle, Despléchin, Filastre [sic pour Philastre] et Cambon. — Début de Gardoni.
Ne faisons pas l’historien, le savant. Laissons les gens qui ont des illusions sur la certitude historique débattre la question de la culpabilité ou plutôt des culpabilités de Marie Stuart. Fut-elle innocente ou non de toutes les actions malséantes qu’on lui attribue ? combien eut-elle d’amans ? combien en eut-elle à la fois ? fit-elle assassiner un de ses maris ? je n’en sais rien, et cela m’est parfaitement indifférent. Ce qu’il y a de sûr, dit-on, c’est qu’elle a existé, c’est que beaucoup d’hommes l’ont trouvée belle, qu’elle aimait la musique, qu’elle faisait de petits vers, qu’elle a été reine, prisonnière, et que sa bonne sœur Elisabeth lui a fait trancher la tête. Voilà plus de raisons qu’il n’en faut pour faire de Marie Stuart l’héroïne d’une pièce de théâtre ; et c’est peut-être parce que beaucoup de gens, et des plus habiles, ont été de cet avis, qu’il eût mieux valu tenir compte aujourd’hui des raisons qui militent en faveur de l’opinion contraire. En général on remarque dans le public qui s’occupe d’art une sympathie assez modérée pour les pièces dans lesquelles figurent le billot, la hache, le bourreau. Ce genre de mort et les apprêts qu’il nécessite ont quelque chose de si hideux ! Rien, je l’avoue, ne m’a jamais inspiré une plus profonde aversion pour la foule, pour la populace de tout rang et de toute classe, que l’horrible ardeur avec laquelle on la voit se ruer à certains jours vers le lieu des exécutions. En me représentant cette multitude pressée, la gueule béante, autour d’un échafaud, je songe toujours au bonheur d’avoir sous la main huit ou dix pièces de trente-six chargées à mitraille, pour anéantir d’un seul coup cette affreuse canaille sans avoir besoin d’y toucher. Car je conçois qu’on verse le sang de cette façon, de loin, avec fracas, avec feux et tonnerres quand on est en colère ; et j’aimerais mieux mitrailler quarante de mes ennemis que d’en voir guillotiner un seul. Le supplice du feu, l’estrade, la coction dans l’huile, sont aussi des procédés qui me déplaisent tout à fait. J’ai, sur la mort violente infligée aux êtres détestés, des idées particulières, des goûts d’artiste.
Je reviens à cette pauvre Marie Stuart, qu’on pouvait fort bien détruire convenablement, sans aller ainsi gâter son beau col. Mais c’était peut-être précisément à ce beau col qu’en voulait Elisabeth. Ceci n’est pas de ma compétence ; il y a des haines que je ne connaîtrai jamais. Donc Marie Stuart, veuve d’un roi de France, nous apparaît sur le port de Calais prête à se rendre en Ecosse, où un nouveau trône l’attend. Les marins chantent, comme dans le Tableau parlant :
Déjà les vents s’apaisent,
Les voilà qui se taisent.
Pourtant il faut un peu de vent, si léger qu’il soit, pour porter la reine en Ecosse, puisque les bateaux à vapeur ne sont pas encore inventés. A propos de bateaux à vapeur, on va faire bientôt une expérience qui… Pardon, pardon, ma folle, il n’est pas question d’invention moderne, il s’agit du nouvel opéra. Les soldats et les officiers, les matelots et les seigneurs écossais, tout en buvant le vin de France, se permettent de parler du second époux que choisira Marie. Le comte Darnley est celui que désigne l’opinion générale. Il fait le modeste, il n’ose se flatter d’un tel honneur ; il se méfie de Bothwell, charmant jeune homme qui pourrait bien ne pas déplaire à la reine ; ce soupçon est fondé. Bothwell a rencontré Marie au détour d’un chemin et l’a secourue contre quelques manans ; ce qui prouve qu’il ne convient point aux reines d’aller incognito par monts et par vaux imiter le calife de Bagdad. Bothwell, frappé de la beauté de celle qu’il a délivrée, l’aime avec l’ardeur et l’abandon de son âge, mais il ignore le nom et le rang de son idole. Il sait seulement qu’elle loge dans la grande auberge de Calais. Ce détail serait-il historique ?…. Je ne sais. Toutefois ce n’est plus dans nos mœurs, et si une reine allait aujourd’hui s’embarquer à Calais, il est probable que la ville lui offrirait un autre logement. Une jolie scène dans laquelle Marie s’assure que Bothwell l’aime réellement pour elle-même et ne la connaît pas, est interrompue par le page Georges qui, la cravache à la main, s’écrie :
Partons, Milords… à cheval ! à cheval !
Pour éviter sans doute
Les vaisseaux anglais qu’on redoute,
La reine a dû changer de route ;
Au port de Boulogne on l’attend.
A cheval ! à cheval !
A horse ! my kingdom for a horse ! Je ne sais trop si Macready réussirait dans Richard III : on ne dit pas qu’il ait l’intention de le jouer à Paris. Que j’aurais voulu voir Kean dans ce rôle ! Il paraît qu’il bouleversait la salle quand il entrait dans cette admirable scène, l’armure en désordre, sanglant et criant de sa voix frénétique : « A horse ! un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval ! »
Bon ! voilà Shakspeare maintenant. Au diable les distractions !
On voit s’avancer la galère sur laquelle la reine doit s’embarquer.
BOTHWELL, tombant aux pieds de la reine.
Dieu !
MARIE.
Levez-vous, Milord !… J’avais reçu d’avance
Un serment de fidélité,
Prêté, je crois, sans trop de répugnance
Et sur votre foi j’ai compté.
BOTHWELL.
La reine sait du moins qu’à mes yeux la couronne…
MARIE.
N’est point un gage de beauté…
Je m’en souviens… Mais la femme pardonne
L’affront fait à la royauté.
Puis la reine s’avance vers sa galère (qui n’a pas la sienne ?) et chante la célèbre romance :
Adieu, plaisant pays de France,
O ma patrie
La plus chérie !
Et le chœur répond :
Dans ce beau pays, tes amours,
Ta mémoire vivra toujours.
Cette scène des adieux est d’une couleur charmante, et prêtait on ne peut davantage à développer ce que l’art musical a de plus mélodieux et de plus touchant. Le compositeur, en la recevant, a dû se dire : Ici je dois absolument arriver aux larmes, et faire un de ces morceaux qu’on n’oublie jamais.
Au second acte Marie est déjà l’épouse de Darnley. Bothwell s’indigne de voir
Une si noble femme
Enchaînée aux destins d’un Darnley…. d’un infâme,
Qui, pour de vils plaisirs, l’abandonne déjà !
Le bâtard Murray, frère de Marie, conspire contre elle ; il veut s’asseoir sur le trône à sa place, et après quelques remords, qu’il a hâte d’exprimer pour n’y plus revenir, il s’écrie :
La couronne est à moi !
Ici, demain, le bâtard sera roi !
Elisabeth a promis son appui à Murray s’il parvenait à perdre Marie dans l’opinion de ses sujets. Pour cela faire, il persuadera au mari de la reine que l’attachement qu’elle montre pour son secrétaire Rizzio est coupable. Darnley, furieux, ordonnera la mort de Rizzio, et plus tard, on se défera de Darnley, sur qui la reine sera censée avoir vengé la mort de son amant. Cet abominable plan est de point en point exécuté. Le pauvre Rizzio est poignardé sous les yeux de sa royale maîtresse, au moment où il donnait une leçon de vocalisation au petit Georges, le page, le Chérubin de Marie. La Reine apprend bientôt aussi que les jours du roi sont menacés. Elle l’aime modérément, il est vrai, mais sans que cette modération aille cependant jusqu’à le laisser assassiner. Georges est chargé d’aller prier Darnley de se rendre auprès de la reine, où il sera plus en sûreté, pense-t-elle, que dans le palais où il fait d’assez vilaines orgies. Vains efforts ! Darnley est ivre, il renvoie brutalement le petit page et s’endort pour ne s’éveiller que mort à l’effroyable explosion qui le fait sauter avec son château. Ah ! ceci est de mauvais goût ! On ne fait pas jouer la mine pour un seul homme. D’ailleurs, il n’y a pas d’effet possible ; il faut, pour le coup d’œil, des centaines de bras, de têtes et de troncs lancés en l’air dans toutes les directions. C’est seulement ainsi qu’il y a de la poésie dans le tableau ; mais volcaniser un homme seul, c’est ridicule ; ces conspirateurs étaient de vrais brutaux. Le marron éclate pendant que Marie Stuart assiste à un masque (sorte de représentation dramatique du temps), où l’on voit
A la cour d’Assuérus, Esther, de ses rivales,
Par sa seule beauté, déjouer les cabales.
On disait l’autre jour que Mlle Rachel partait pour la Russie, où elle devait débuter par le rôle d’Esther. En ce cas, voilà le Théâtre-Français dans une belle position ! Tous les auteurs l’abandonnent : Victor Hugo, Alexandre Dumas, de Vigny, Scribe, Soumet ! Si la diva de l’alexandrin
Veut à son tour aussi délaisser ce rivage,
Je ne sais trop comment survivra le courage
Du directeur
Dans son malheur.
Il paraît, quoi qu’en dise M. de Custine dans son livre si courageusement spirituel, que la Russie est un Eldorado pour les artistes. Voyez Rubini, Tamburini, Mme Viardot : on les a nommés tous les trois colonels de la garde impériale ; ils jouent aux dominos avec des diamans ; ils ont chacun vingt serfs à dépenser par jour. Grassi (le premier violon du théâtre lyrique de Moscou) m’assurait dernièrement à Nice que les ressources musicales de Saint-Pétersbourg étaient fort grandes, que j’en serais très content, que j’y ferais fortune… C’est possible ! mais il y fait trop froid ; j’aimerais mieux vivre à Nice, à Villefranche, à Monaco ou à Menton avec deux francs par jour, qu’à Saint-Pétersbourg avec deux cent roubles. O Nice ! doux, charmant, délicieux coin de terre où l’on peut rêver si heureux, si comblé de bien-être, si libre, pourvu qu’on ne s’y occupe ni de politique, ni de religion, ni de philosophie ! Que l’air y est pur, le ciel bleu, la mer azurée, la terre parée et fertile, le repos profond ! que les montagnes y déroulent de romantiques panoramas ! que les habitans y sont hospitaliers, bienveillans, confians, honnêtes ! Quand je l’ai quittée, que de regrets ! Je vois encore la face basanée d’un brave matelot nommé Charles que je rencontrais quelquefois entre deux lames, dans la mer ; j’entends sa voix enrouée me crier du haut de la jetée dans son jargon italico-français : « Bon viaggio, Monsieux ! A révoire ! Revenez l’an prossain ! nous se baignerons, nous se divertirons bien à la pesse ; nous prendrons toutes sortes de thons ! Adieu, adieu, le bon Dieu vous conserve ! Françoise nous les fera frire ! »
— J’en étais là de mes interjections admiratives quand un de mes amis, qui, entré dans ma chambre sans bruit, me regardait écrire par dessus mon épaule, m’arrêtant : C’est très vrai ce que vous dites là, j’en sais quelque chose, je viens de Nice moi aussi ; à telles enseignes qu’ayant demandé ce qu’il y avait de curieux dans le pays, on m’a répondu : Il y a M. Berlioz, là haut dans la tour des Ponchettes ; ce n’était pas vrai, vous n’y étiez plus. Mais si vous rendez ainsi compte de la première représentation de Marie Stuart… — Ah !!! que le diable vous confonde ! Où en étais-je ?… Peut-on se livrer à de tels écarts d’imagination, avoir des absences aussi révoltamment incongrues ?… Peut-on dire révoltamment ?… Voyons, Wey, vous qui venez de faire un livre sur les difficultés de la langue française, cela se dit-il ? — Cela se dit si l’on veut, mais ce n’est pas français. Allons, revenez donc une fois pour toute à la cour d’Assuérus et au ballet de l’opéra nouveau où vous étiez resté. — Il a raison. Or, le ballet fini, Darnley mort sous les ruines de son palais, le quatrième acte s’ouvre dans le château de Loch-Leven, où Marie Stuart est prisonnière, grâce aux intrigues de Murray, qui, soutenu par l’Angleterre, déjà régent, espère détrôner bientôt ouvertement sa sœur. Le jeune page, qui compose à peu près seul la suite de la triste Marie, s’amuse à tourmenter de ses espiégleries sir Hamilton, gouverneur du château. Un billet de Bothwell, secrètement remis à la reine, l’avertit du complot formé par ses partisans pour la rendre à la liberté. Entrent trois envoyés du conseil de régence introduits par Hamilton. La reine, forcée de les recevoir et de les entendre, contient avec peine son indignation. Ruthwen, l’un d’eux, a l’audace de proposer à Marie d’abdiquer, et, sur son refus, la contraint violemment à signer cette abdication. Ils partent enfin ; l’heure va sonner où la barque doit venir prendre furtivement Marie. La voilà ; elle part. Bothwell et ses amis attendent la fugitive sur l’autre bord. On sait l’inutilité de ce généreux effort.
Nous retrouvons au cinquième acte Marie prisonnière au donjon de Fotheringay, espérant en vain depuis dix-huit ans la clémence d’Elisabeth.
Le vertueux Melvil, l’homme de confiance, l’intendant de Marie Stuart, a obtenu d’elle une démarche auprès de sa mortelle ennemie. Une entrevue entre les deux reines a été ménagée par lui dans les jardins de Fotheringay. Elle paraît enfin, la vierge d’Albion, la fière Elisabeth. Cette femme-là fut une grande comédienne, excellant dans la tragédie, et célèbre surtout par la gloire qu’elle eut de vivre sous le règne de Shakspeare.
La scène se passe comme chacun sait ; Marie insulte sa rivale. Elisabeth sort pleine de rage et ordonne son supplice. Puis les adieux de Marie à ses serviteurs, à sa nourrice. On lui a refusé un confesseur ; Melvil le remplacera. Comme Marcel, dans les Huguenots, cet honnête intendant remplira le sacré ministère auprès de la malheureuse reine qui va mourir. Un dernier souvenir à la France….. quelques larmes, et enfin la salle funèbre, le fatal billot, l’horrible mort. A peine la victime s’est-elle livrée au bourreau, que Bothwell accourt, renverse les gardes, criant : Marie ! Marie !
Seul j’ai commis le crime…
Seul je dois l’expier… Epargnez la victime !…
(Montrant un parchemin.)
Sa grâce est là !… la reine a pardonné !…
(On le laisse passer ; il court au fond, entr’ouvre le rideau, et voit les seigneurs agenouillés dans une salle tendue de noir.)
Trop tard !…
(Il tombe mort dans les bras de Melvil.)
On trouve généralement dans cet opéra biographique, très favorable du reste aux développemens de l’art musical, moins d’intérêt que n’en eût offert un simple épisode de la vie de Marie Stuart entre les mains habiles de l’auteur. Peut-être M. Théodore Anne a-t-il eu surtout en vue de faire briller exclusivement et sous toutes ses faces le talent de Mme Stoltz ; mais il y fût, je crois, également parvenu avec une action plus concentrée, un tissu dramatique plus serré. Quoi qu’il en soit, il a donné au compositeur un excellent thème. Des scènes joyeuses, violentes, passionnées ; de poétiques souvenirs ; deux scènes d’adieux, l’une gracieuse, doucement mélancolique, l’autre poignante, horrible ; tendres rêveries ; colères de l’orgueil contenues, explosions de fureur ; résignation religieuse ; tout ce que la musique recherche, tout ce dont elle a besoin pour marcher radieuse, pour déployer ses ailes, se trouve à chaque pas dans le livret de Marie Stuart. Mais il fallait au compositeur, pour se bien pénétrer de cette foule d’impressions diverses, pour sentir comme ses personnages, pour aimer, souffrir et pleurer avec eux, un peu de cette liberté, un peu de ce loisir, sans lesquels l’imagination se refroidit, se rallentit, s’arrête, fait la morte, et se laisse traîner par la volonté au lieu d’entraîner celle-ci avec elle ; et l’on dit que le temps nécessaire au travail matériel de sa partition a à peine été accordé à M. Niedermayer. Il a donc dû se dévouer, et, puisqu’on faisait un appel à sa facilité et à sa promptitude de rédaction avant tout, ne songer qu’aux moyens de finir sa tâche à l’heure indiquée. Certes ce n’est pas un médiocre avantage pour un compositeur qui tient à se produire, que cette faculté d’improviser les plus énormes travaux quand l’occasion s’en présente. Les besoins d’un théâtre comme l’Opéra, sont quelquefois si imprévus et si impérieux ! Le directeur cherche un grand ouvrage, il le lui faut tout de suite ; qui pourrait lui rendra l’éminent service de l’écrire à l’instant ?….. Il n’y a que le maître à la main agile. Où est-il ? Il rêve à la campagne. On court à lui ; une rude secousse le réveille brusquement, c’est un grand opéra qui lui tombe sur la tête. Allons, vite, vite ! du papier réglé ! du papier à trente-six portées ! accordez le piano ; voici un livret ; il s’agit de faire chanter dix-huit personnages, sans compter les chœurs, d’écrire des airs de danse, des pantomimes, une ouverture ; on répétera un morceau pendant que le maître écrira le suivant ; il faudra instrumenter la partition pendant les répétitions au piano…, sans compter les changemens demandés par les chanteurs qui ne trouveront pas les phrases dans leur voix, selon qu’ils se seront levés de bonne ou de mauvaise humeur, selon qu’ils auront obtenu la veille plus ou moins d’insuccès ; sans compter les réclamations des uns, l’insistance des autres pour qu’on n’y fasse pas droit, le conflit des amours-propres, et le pauvre compositeur pris entre deux ou trois ambitions rivales, de manière à ne plus pouvoir respirer, agir, ni se mouvoir. Quel enfer, et quel Hercule ou quel Orphée il faut être pour en revenir, quand on a eu l’audace d’y descendre !… Il est vrai qu’on en sort tant soit peu brûlé et meurtri, et que les gâteaux jetés à Cerbère ne garantissent pas toujours le héros de ses morsures ; il est même vrai que beaucoup d’intrépides aventuriers n’en reviennent pas, car l’avare Achéron lâche rarement sa proie. Mais il y a néanmoins, il faut le reconnaître, une rare énergie à tenter ainsi l’enlèvement d’Eurydice ou de Proserpine, qu’on ait en main la lyre ou la massue.
Malgré l’énormité de sa tâche, M. Niedermayer, à qui on eût volontiers pardonné de n’écrire qu’une très courte introduction, a fait une longue ouverture dont la fin a beaucoup de mouvement et de feu. Je passe rapidement sur les premiers chœurs ; la romance de Bothwell est jolie, sans avoir beaucoup d’originalité et sans offrir de grandes ressources au chanteur ; ce n’est donc pas sur la manière dont il la chante que le débutant Gardoni peut être jugé. Il y a ensuite un duo entre Marie et Bothwell, et un chœur d’un mouvement vif : A cheval ! à cheval ! que l’on dit écrit sur une tarentelle du premier opéra de M. Niedermayer, Stradella. Par ma foi, on aurait mauvaise grâce de reprocher au compositeur la reproduction d’un de ses anciens morceaux qu’on n’exécute plus et que le public a depuis longtemps oubliés ! Spontini a bien remis dans sa partition de Nurmahal la bacchanale qu’il avait écrite pour les Danaïdes de Salieri ! Ce morceau est un chef-d’œuvre ; le mouvement du rhythme, l’instrumentation, le chant, la sombre couleur des harmonies, l’accent frénétique qui y règne d’un bout à l’autre, en font un admirable tableau de la sanglante orgie que la scène représente ; il me semble voir encore les quarante-neuf Danaïdes, le poignard dans une main, la coupe dans l’autre, les cheveux épars, criant : Evoë ! Evoë !!… C’est l’une des plus brûlantes inspirations de Spontini.
La romance de Marie : Adieu donc belle France ! avait, je l’ai déjà dit, une importance immense ; on sent qu’il y a là une mélodie à trouver, dont le souvenir doit planer sur toute la partition. Le cœur s’émeut à la seule idée d’une pareille scène si pleine de regrets et de tristes pressentimens : hic est locus. Mais on ne trouve pas tous les jours la romance de Richard Cœur-de-Lion, et, en tout cas, il faut avoir le temps de la chercher. Bien plus, il paraît prouvé que Grétry n’en est pas le véritable auteur, et que ce fut Dalayrac qui, sollicité par lui de l’aider dans la recherche de cette mélodie, le fit un jour sortir de sa fièvre brûlante, en lui apportant le thème si admirablement coloré que nous connaissons. L’air de Murray n’est pas très heureux ; malgré le talent avec lequel Barroilhet l’a chanté, il a produit peu d’effet. La phrase « le bâtard sera roi » a même paru choquer l’auditoire, je ne sais pourquoi. Il faut louer un chœur d’hommes franc et énergique, et une jolie romance dont le refrain est dessiné sur un thème populaire écossais. Ce thème est celui que chantait Perlet dans le Comédien d’Etampes. Chelard l’avait repris ensuite pour en faire une danse pyrrhique dans son opéra de Macbeth. M. Niedermayer l’a habilement transformé, en changeant la mesure et en élargissant le rhythme ; la mélodie gagne à cette modification un caractère romantique plus prononcé. Je ne ferai que mentionner les airs de danse et le divertissement qu’Aman offre à Assuérus pour triompher de son ennui. L’orchestre semble ici un peu fatigué, il a l’air sans haleine et sans voix. Mais il y a des choses autrement importantes que le ballet dans un opéra en cinq actes, et, quand on est pressé, il est bien permis de le laisser dans l’ombre. On a applaudi le duo qui ouvre le quatrième acte : Mais c’est une infamie ! Mlle Nau et Prévost l’ont bien exécuté. Le grand ensemble : Oui, le succès trahit son espérance est bien conçu et bien conduit ; il y a un accent de vérité remarquable dans la phrase de Murray : Quel avenir funeste !
L’air unique d’Elisabeth est du style le plus propre à faire briller l’habileté extrême et la gracieuse vocalisation de Mme Gras-Dorus ; pourquoi faut-il qu’il ne soit pas dans le caractère d’Elisabeth, cette reine très peu frivole, qui, en fait de fioritures, n’a jamais chanté que le Dies iræ ? Les quatre vers de Marie :
A mes pieds, si dans l’âme
Vous restait quelque foi,
Vous trembleriez, infâme !
Car la reine, c’est moi !
sont bien rendus par le compositeur et mieux encore par l’actrice. Mme Stoltz jette cette dernière apostrophe : « La reine, c’est moi ! » avec une voix et un geste d’une énergie indomptable. Elle dit cela comme Nourrit père disait dans Cortez:
Cette terre est à moi, je ne la quitte plus ;
Les conseils menaçans que la fierté me donne
Seraient pour m’ébranler des efforts superflus.
Elle a mis aussi beaucoup de talent dans la scène des adieux ; mais il y a une exagération évidente dans sa manière de prononcer le mot liberté à la seconde scène du cinquième acte, et la ribattuta qu’elle fait un peu plus tard, sur un mi (je crois), produit le plus mauvais effet. Mme Gras a mis bien de la complaisance à se charger d’un rogaton de rôle tel que celui d’Elisabeth qui figure dans une partie du cinquième acte seulement. Je ne puis trouver de nouveaux termes pour louer sa méthode, l’agilité, la justesse, l’étendue de sa voix, son sentiment musical, son assurance dans les passages dangereux. Tout le monde sait que Mme Gras est une cantatrice-musicienne du premier ordre. Les rôles de Levasseur, de Canaple, de Latour, de Mlle Méquillet, sont presque nuls. Mlle Nau a seule quelque chose à chanter ; elle le fait bien valoir, elle a même lancé en folâtrant quelques sons aigus qui lui ont valu de vifs applaudissemens. Gardoni, le débutant, a une jolie voix, bien fraîche, bien jeune ; il chante juste ; il emploie les sons de poitrine jusqu’au la sans effort ; sa voix de tête est moins belle ; il acquerra sans doute encore dans la science du chant. Il a de la grâce, mais peu de chaleur, ou du moins en a-t-il peu montré dans le rôle de Bothwell. Est-ce la faute du rôle, celle du chanteur, ou celle de tous les deux ? Je voudrais le voir débuter dans Guillaume Tell.
Mlles Maria, Robert, Adèle et Sophie Dumilâtre sont, dans Marie Stuart, les reines du ballet. Le pas des deux charmantes sœurs surtout a été chaudement applaudi. Le décor du château de Loch-Leven est fort beau. Maintenant que me voilà quitte envers l’Opéra, je dois donner à tous les amis de la musique une bonne nouvelle ; la voici :
Le concert de M. Félicien David vient d’avoir lieu au Conservatoire, avec le succès le plus extraordinaire et le plus vrai dont j’aie encore été témoin. M. Félicien David est un poëte et un grand compositeur ; son avènement dans l’art est un fait considérable, du moins je le crois, sur mon honneur. Dans un article spécial, j’essaierai de le prouver.
H. BERLIOZ.
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