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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 5 NOVEMBRE 1844 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Solennité Musicale.

Concert donné au bénéfice de l’Association des Artistes musiciens, sous la direction de M. Habeneck.

    Les musiciens viennent de suivre l’exemple donné par leurs confrères, les artistes dramatiques ; au moyen d’une modique rétribution de six francs par an, payée par chaque membre de la Société qu’ils ont fondée, une caisse de prévoyance existe maintenant pour donner des secours aux musiciens infirmes ou malheureux. S. A. R. M. le prince de Joinville a bien voulu accepter le patronage d’une institution qui du reste rallie autour d’elle non seulement les artistes, mais aussi les amateurs et toutes les personnes qui s’intéressent à l’art musical. On sait avec quelle générosité Meyerbeer, Liszt et Erard, en recevant leur nomination, payèrent leur bienvenue. Quelques autres les imiteront sans doute. En attendant que le ciel l’aide, la Société a jugé convenable de s’aider elle-même un peu, et c’est dans ce but qu’elle a voulu organiser une fête qui fût à la fois l’occasion d’une réunion de ses principaux membres, une entreprise productive, et une belle manifestation de son existence. Il n’y a pas à Paris un seul local destiné aux solennités de cette nature, et l’exécution des œuvres religieuses n’est même pas possible dans les églises, puisque les règlemens du clergé défendent aux femmes d’y chanter, et qu il n’est point permis, en outre, de vendre des billets dont le prix cependant est nécessaire pour couvrir les frais de toute espèce que l’emploi des masses musicales occasionne toujours. Il fallait donc, pour faire entendre la Création, prendre un grand théâtre, et le disposer en salle de concert. L’Opéra seul était convenable, et ce n’est pas la faute des organisateurs de la fête si une composition religieuse, qui eût été admirée de tous dans un local moins exclusivement consacré aux productions passionnées ou frivoles de l’art, a paru produire une impression d’ennui sur une partie de l’auditoire. Les messes et les oratorios sont faits pour des temples, ou tout au moins pour des salles de concerts ; il est donc déplorable que le clergé force les musiciens religieux à s’expatrier ainsi, et il ne doit attribuer qu’à lui seul l’éloignement montré par tous les compositeurs modernes pour un art noble et grandiose sans doute, mais qu’on ne saurait presque sans folie cultiver aujourd’hui.

    Quoi qu’il en soit, il me semble qu’un peu de bonne volonté eût suffi aux habitués de l’Opéra pour oublier ce soir-là Giselle et la Péri, et pour se persuader d’avance qu’un oratorio n’est pas de sa nature chose amusante, ni une source de vives émotions, et qu’on peut bien, une fois l’an par exemple, consacrer une soirée à la contemplation d’une œuvre monumentale dont la beauté réside surtout dans le calme et la sérénité. La majeure partie de l’assemblée s’est montrée toutefois respectueuse et attentive, bien que de mauvais plaisans aient dit résignée ; et le plus grand nombre a senti ce qu’il y avait d’admirable dans une tentative dont le but et les moyens étaient si pleins d’élévation. La salle comble resplendissait de ce beau et rare public qu’on trouve réuni à l’Opéra toutes les fois qu’on y fait de la musique. A huit heures encore la toile était baissée, et derrière elle se plaçaient en silence l’immense orchestre et une partie des chœurs. Quand ensuite le rideau, se levant, a laissé à découvert le colossal amphithéâtre illuminé des feux de mille bougies et occupé jusqu’au dernier gradin par l’élite des musiciens de Paris, je pourrais même dire de l’Europe, les applaudissemens ont éclaté de toutes parts. Franchement, ce coup d’œil seulement valait le prix des places. La fourmilière des violons et des altos occupait les gradins inférieurs; les basses étaient placées au côté droit et au fond ; on avait groupé les instrumens à vent sur les gradins du milieu ; le chœur couvrait l’avant-scène sur un plan à peu près horizontal, jusqu’aux premières banquettes du parquet. Cette disposition est la seule vraiment bonne et qui permettra à toutes les parties de se faire entendre distinctement. Malheureusement il est fâcheux qu’on n’ait pas pu compléter le matériel nécessaire à toute salle de concert bien construite. On a bâti un amphithéâtre fort beau qu’on a entouré de toiles, et c’est de planches de sapin, comme au Conservatoire, que son enceinte aurait dû être formée. Les toiles absorbent le son, au lieu de le renvoyer ; une enceinte de bois, au contraire, fait d’une salle de concert un véritable instrument de musique d’une sonorité excellente, sans être excessive. Les frais de ces constructions, frais énormes pour un artiste ou pour une société récemment fondée, ont pu seuls jusqu’ici priver de cet avantage les grandes exécutions musicales. Mais comment se fait-il que les administrateurs de l’Opéra n’aient jamais songé à en doter ce théâtre ? On a trop souvent dépensé plus de 60,000 francs pour les décors de partitions médiocres, dont le succès était au moins douteux; on aurait eu sur la scène de l’Opéra un grand salon de concert merveilleux pour 6,000 francs.

    Néanmoins l’effet de l’exécution, dont il me reste à rendre compte, a été excellent, mais ordinaire et fort loin de celui auquel s’attend toujours le public, quand il s’agit d’un déploiement aussi considérable de forces musicales. C’est que dans une vaste salle comme celle-ci, il y a une condition indispensable à remplir pour rendre aux vibrations la force et la chaleur qui en font la puissance : on doit rapprocher davantage le public du point de départ des sons. Les impressions produites par l’orchestre du Conservatoire, en mettant à part, bien entendu, les qualités admirables de son exécution, tiennent surtout à ce que, eu égard au peu d’étendue du local, chaque musicien fait feu pour ainsi dire à bout portant. Le son perd, à ce qu’il paraît, la majeure partie de son énergie musicale en traversant un long espace. Vendredi dernier à l’Opéra on entendait supérieurement les violons, quand les vingt contrebasses ne produisaient qu’un vague bourdonnement; et si l’un des morceaux du programme eût contenu quelque passage saillant ou grave confié à ces instrumens seuls, il eût été à peu près perdu. D’ailleurs il ne suffit pas d’entendre, de bien entendre même ; il faut encore, pour obtenir le grand effet musical (si rare que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des spectateurs qui fréquentent nos théâtres lyriques ne l’ont jamais connu), il faut, dis-je, que le son puisse produire directement sur le système nerveux de l’auditeur cette commotion dans laquelle réside le principe même de son action. Or le moyen que j’indique amènerait nécessairement (à l’Opéra) la suppression d’une partie des places destinées au public, et c’est un sacrifice auquel on se résignera toujours difficilement.

    L’oratorio de la Création fut composé en 1799 par Haydn sur un livret destiné, dit-on, à Handel. Il est permis de douter que l’auteur du Messie eût pu orner ce sujet de mélodies aussi heureuses et aussi abondantes ; en tout cas, il n’eût point produit l’orchestre de Haydn. Cet art d’écrire les instrumens, qui a fait encore depuis vingt-cinq ans de si grands progrès, était à peu près inconnu de Handel, et ses oratorios ne perdraient presque rien à être exécutés seulement avec un accompagnement d’orgue. L’orchestre de Haydn, au contraire, sans être mouvementé, agile, terrible, poétique comme l’orchestre moderne, a cependant de la grâce et de la fraîcheur, sinon une grande force ; il est tissu avec un art extrême, chaque instrument y est sobrement et convenablement employé ; il accompagne bien, soutenant et aidant les voix, sans s’effacer tout-à-fait. Parmi les mélodies qu’on trouve presqu’à chaque page dans cette partition célèbre, beaucoup ont vieilli sans doute, mais ne serait-ce point parce qu’on les a beaucoup imitées et souvent reproduites depuis plus de quarante ans, dans une multitude de productions médiocres de toutes les écoles ? L’introduction (le Chaos) est un chef-d’œuvre ; on y trouve des hardiesses d’harmonie justifiées non seulement par le sujet, mais encore par l’effet original qu’elles produisent, indépendamment de tout mérite d’expression. Le premier chœur, annonçant la création de la lumière, est bien modulé pour amener une irradiation éclatante du ton d’ut majeur, mais il faut avouer que les quatre mesures d’orchestre, succédant à ces mots : Dieu voulut la lumière et la lumière fut, sont infiniment au-dessous de ce qu’on espère. On a trouvé cela mesquin, misérable, sans imagination, enfin nul, et il me semble qu’on a eu raison. Ce soleil n’est qu’un rat-de-cave. Pourquoi, en effet, l’auteur, qui vient de consacrer plusieurs pages à la peinture des ténèbres, n’a-t-il voulu donner à la lumière que quatre mesures ? Si l’un des deux sujets paraît plus attrayant que l’autre, en tout cas il ne saurait y avoir entre eux une telle disproportion d’intérêt. L’air en la : L’ombre pâlit, n’est peut-être pas non plus tout-à-fait digne de son objet ; il est d’ailleurs écrit trop bas pour un ténor. L’auteur se relève bien vite au chœur fugué : L’étonnement, la rage, dont les premières mesures, adroitement modulées de quinte en quinte, d’ut mineur en sol mineur, puis en ré mineur, et enfin en la mineur, amènent la plus heureuse rentrée dans le ton primitif de la majeur, à cette exclamation admirative : Quels prodiges nouveaux ! L’effet toujours si heureux de ce passage est dû uniquement à l’enchaînement des modulations et au passage subit du forte au piano, le rhythme, la mélodie et l’harmonie n’offrant rien de remarquable. Qu’importe, après tout, le moyen employé par l’artiste pour émouvoir, pourvu qu’il émeuve, en restant, bien entendu, dans les conditions de son art ?

    Ici commence la partie scabreuse de ma tâche, avec le côté puéril et faible de cette vaste composition. Je veux parler des petites ritournelles prétendues imitatives, placées entre les vers qui proclament successivement les créations de la seconde journée. On n’exigera pas de moi, je l’espère, que je fasse ici un exposé de ma théorie sur la musique descriptive; je me bornerai seulement à dire que Haydn en a fait une pauvre application. L’art des sons peut, sans aucun doute, exprimer à peu près tout ce qui est du domaine des sons, il peut même, et Rousseau a eu grandement raison de le dire, exprimer parfaitement le silence ; bien plus, il saura rendre encore, par le rhythme sonore, ce qui dans la nature vient du rhythme muet. Je ne cite ici, on le voit, que le côté matériel de son action, sans parler des idées et des sentimens qu’il éveille au moyen des souvenirs directs et des analogies; je parle de la musique écho des bruits et miroir des mouvemens. Mais outre qu’il est des bruits grotesques, qu’on ne saurait sans maladresse et inconvenance même reproduire dans une œuvre sévère, la musique ne peut par aucun moyen donner une idée de certains phénomènes naturels, tels que la formation de la neige, par exemple, ou celle de la rosée, ou le mouvement des nuages légers ; or c’est ce qu’Haydn a malheureusement tenté. Et lorsque les paroles lui fournissaient des objets susceptibles d’une reproduction musicale digne et vraie, il faut reconnaître encore la faiblesse excessive, l’exiguïté de ses pâles esquisses et la puérilité de ses efforts. Les passages suivans : Les vents affreux mugissent, — Les rapides éclairs jaillissent, — La foudre éclate et déchire les cieux, auraient pu donner lieu à de très beaux effets d’orchestre, à de belles idées de rhythme et d’harmonie, Beethoven l’a surabondamment prouvé, je pense, dans son immortel orage de la Symphonie pastorale. Ils n’ont suggéré à Haydn que quelques mesures inutiles, insuffisantes et (pour appeler les choses par leur nom) ridicules. Etait-ce la faute de la musique ou celle du musicien ?…

    L’air de soprano avec chœur : Surprise d’un pouvoir si grand ! est agréable, mais peu caractérisé. Le suivant, pour voix de basse: L’onde mugit dans l’abîme, a beaucoup plus de couleur; il est d’ailleurs modulé avec cette habileté dont l’auteur a donné tant de preuves; et le majeur : Un ruisseau paisible et lent, d’un effet délicieux, d’une expression charmante, le termine on ne peut mieux. Je passerai rapidement sur un air très gracieux : La terre étale ses attraits, et sur la fugue brillante qui lui succède, pour arriver au final magnifique de la première partie : La terre et le ciel sont pleins de tes ouvrages. Ce chœur s’annonce assez modestement, mais l’intérêt se développe, grandit à chaque mesure, et la péroraison, où se trouve une basse chromatique ascendante, qui est demeurée neuve parce qu’on ne l’a pas trop gaspillée (1), produit un effet irrésistible, entraînant, digne de toute admiration. Les acclamations de la salle entière ont accueilli ce chef-d’œuvre, dont la conclusion pourrait seule être un peu moins laconique et plus distinguée. Certes Haydn avait encore la tête et le cœur d’un jeune homme quand à soixante-neuf ans il écrivit ce beau final, et ne méritait point l’épithète irrévérencieuse de vieille femme, que lui appliqua un jour Beethoven dans un accès de mauvaise humeur.

    La seconde partie s’ouvre par un air délicieux dont le thème fier et élancé contraste heureusement avec les développemens pleins de grâce du milieu. La phrase: Le doux ramier est surtout ravissante. Le trio et le chœur suivans, malgré de grandes qualités de facture, ne contiennent pas de traits saillans qui les distinguent beaucoup des autres morceaux. C’est le même style sobre et savant, mais c’est trop le même style. Et cette observation me paraît applicable à la plupart des airs qui se trouvent encore dans cette seconde partie. Le maestoso, à trois temps, contient même des phrases vraiment vulgaires et dont l’expression manque de dignité. Dans la troisième partie, [le] style se relève, et les duos entre Adam et Ève respirent un bonheur calme, mais dans la peinture duquel tout le talent du maître n’a pu lui faire éviter un peu de fadeur. Il faut remarquer dans cette partition la réserve extrême de Haydn dans l’emploi des masses vocales, et reconnaître que la plus grande difficulté de sa tâche, difficulté qu’il a, sinon surmontée entièrement, au moins tournée avec adresse, consistait à écrire un nombre aussi considérable d’airs et de duos admiratifs sans devenir longtemps avant la fin absolument insupportable à l’auditeur. Comment éviter la monotonie en répétant pendant trois heures : C’est beau ! c’est grand ! Dieu est puissant ! le jour est pur ! je suis heureux ! nous sommes heureux ! ils sont heureux ! l’air est frais ! les fleurs s’épanouissent ! quels doux parfums ! quels doux murmures ! aimons Dieu ! aimons-nous ! etc., etc., etc. ? Il fallait, pour résister à la torpeur qu’un tel sujet devait produire nécessaireméut sur la pensée du compositeur, que celui-ci possédât, avec un cœur simple et une touchante naïveté, une espérance sans bornes et une foi capable de transporter des montagnes.

    L’exécution de ce vénérable chef-d’œuvre a été digne de ce qu’on attendait d’un tel concours d’artistes, dirigés par un si habile chef. L’orchestre est au-dessus de tous éloges, et son attention s’est si bien soutenue du commencement à la fin de la séance, qu’on n’a eu à signaler aucun des accidens qui, dans les réunions aussi nombreuses de musiciens, résultent ordinairement de la distraction momentanée d’un des concertans, et font de légères taches sur la netteté de l’ensemble. Les violons se sont montrés de nouveau, et d’une façon peut-être plus éclatante encore qu’au Conservatoire, les premiers violons de l’Europe par la sûreté et l’unité de la méthode, par la justesse, par la beauté du son, par la verve, par la finesse des nuances et par cette incomparable adresse qui les fait s’effacer à propos pour reprendre ensuite avec une plus fière assurance l’empire qu’aucune partie de l’orchestre ne songe à leur disputer. La supériorité de nos jeunes violoncelles est également évidente : nulle part on ne trouverait réunis dans la même ville dix-huit violoncellistes comme ceux dont se composait la majorité dans le groupe des basses, vendredi dernier. Voilà des archets agiles quand ils doivent courir, et moelleux et expressifs quand il doivent chanter ! Les violes-altos même, cette précieuse classe moyenne de l’orchestre tant dédaignée des anciens compositeurs, et qui, par son infériorité, a trop longtemps justifié leur dédain, sont en général, à Paris, dignes d’une réhabilitation complète. Nos joueurs d’alto aujourd’hui savent réellement jouer de l’alto, et il y a peu d’années nous pouvions voir, comme on le voit encore dans la plupart des villes d’Allemagne et d’Italie, leur troupe se former des violonistes infirmes ou incapables, aux doigts noués, à l’archet rouillé, à l’attaque molle et indécise, qui ne jouaient, en somme, pas mieux de l’alto que du violon. Il ne faut plus autant vanter non plus la supériorité des contrebassistes étrangers (je mets à part ceux de Londres que je n’ai point entendus). Les contrebasses à quatre cordes accordées en quartes étant enfin admises dans nos orchestres en nombre à peu près égal à celui des anciens instrumens à trois cordes accordés en quintes, il en résulte un croisement des cordes à vide tout à l’avantage de la sonorité ; et plusieurs de nos artistes, ayant enfin découvert que pour bien jouer de la contrebasse il était bon d’en étudier le mécanisme, se sont resignés à travailler, et acquièrent de jour en jour sur leur instrument plus de dextérité. Le même mouvement progressif se fait remarquer parmi les familles diverses des instrumens à vent ; dans presque toutes on peut citer trois ou quatre virtuoses évidemment supérieurs à ce que nos rivaux d’Allemagne et d’Italie peuvent nous opposer.

    Le chœur a laissé beaucoup à désirer ; les traits vocalisés, qui se rencontrent dans quelques endroits de la Création, ont été rendus d’une façon tout-à-fait confuse. A cette occasion on a pu remarquer de nouveau combien nos chœurs sont en général au-dessous de nos orchestres, et reconnaître les misérables résultats du vieux système, admissible seulement en Italie, d’après lequel on s’obstine à organiser les masses de voix. Tous les individus qui composent un orchestre sont, à très peu d’exceptions près, de véritables virtuoses. Prenez au hasard dans le groupe des violons et des violoncelles, et celui que vous désignerez pourra, s’il le faut, vous jouer d’une manière satisfaisante un concerto de Viotti ou de Romberg ; les chefs de pupitre, parmi les instrumens à vent, sont tous des artistes d’un certain renom, qui jouent des solos dans les concerts et se font applaudir. Essayez donc de tirer de la foule un choriste et de lui faire chanter en public un air, quelque simple qu’il soit, et vous verrez ce qui en résultera. L’explication de l’anomalie musicale dont je parle est donc facile. Nos orchestres sont bons parce que les instrumentistes possèdent bien leur instrument ; nos chœurs sont mauvais parce que les chanteurs qui les composent ne savent pas chanter. Mais, dira-t-on, s’ils étaient habiles chanteurs, ils ne resteraient pas choristes ! Eh ! précisément, c’est là qu’est le mal, c’est de ce préjugé qu’est née la barbarie. Je ne demande pas qu’un choriste soit un Rubini ; mais si l’on donne de beaux chœurs, bien dessinés, bien écrits, expressifs, d’un tissu riche et serré, à chanter à des choristes : quoi qu’on dise et qu’on fasse, il faut absolument qu’ils sachent chanter. Ce n’est pas ici le lieu d’indiquer les moyens à prendre, les institutions à fonder pour y parvenir ; mais ces moyens et ces institutions existant à cette heure en Allemagne, et ayant fait pendant longtemps la vraie gloire des écoles romaine et vénitienne, aux temps de Palestrina et de Marcello, il n’est point déraisonnable de les désirer pour nous.

    C’était une lutte curieuse et d’un vif intérêt que celle établie entre nos virtuoses du chant, au sujet des rôles principaux de la Création. Roger a montré un talent dont la plupart des auditeurs qui l’avaient entendu à l’Opéra-Comique seulement ont dû être surpris. Il a la voix, il a l’âme, la méthode, le goût et assez de force pour faire voir qu’en n’abusant pas de ses moyens, les compositeurs du haut style trouveraient en Roger un excellent interprète. M. le directeur de l’Opéra a couru bien loin pour chercher le jeune ténor qu’il avait sous la main.

    Duprez, ce soir-là, a soutenu contre sa propre voix une lutte courageuse, mais inégale ; la voix a eu le dessus et s’est impitoyablement vengée de la défaite qu’elle avait essuyée dernièrement dans la Reine de Chypre.

    Levasseur semblait rajeuni en disant ces beaux récitatifs et cet air où sa basse profonde est si bien placée.

    Barroilhet est un maître, comme Duprez, et sa voix ne lui est point hostile ; loin de là, il en fait ce qu’il veut ; elle tonne, elle vole ; elle soupire, elle s’éteint ; il chante, enfin, comprenez-vous cela… il chante ! Herman-Léon, cette nouvelle et précieuse acquisition de l’Opéra-Comique, s’est aussi produit avec succès dans le genre sérieux, vers lequel semble l’appeler un organe sonore, mâle, d’un beau timbre grave, et une large méthode. Maintenant laquelle des deux a le mieux fasciné son auditoire par les gracieuses coquetteries d’une vocalisation incomparable, par toutes les finesses d’un goût épuré, par le charme d’une voix toujours sûre d’elle-même, par les broderies exquises dont elles ont orné, avec une pieuse réserve, les parties du chant d’Haydn destinées à l’ornementation ? Est-ce Mme Damoreau, récemment arrivée d’Amérique, où les Caraïbes voulaient à toute force la retenir ? est-ce Mme Gras-Dorus que nous tenons et que nous garderons bien, malgré toutes ses velléités de voyage ? En vérité, je ne saurais me prononcer entre ces deux déesses du chant ; et si, nouveau Pâris, je devais absolument donner le prix à l’une d’elles, je n’aurais rien de mieux à faire, ce me semble, que de manger la pomme pour me tirer d’embarras.

    Mlle Dobré a su se faire applaudir dans le rôle d’Eve ; pourtant, dans une lutte établie entre elle et l’une des deux savantes cantatrices que je viens de citer, à coup sûr je ne mangerais pas la pomme.

    Après l’oratorio de Haydn, venait l’ouverture d’Oberon. Le chœur a fait silence pour écouter avec respect, comme le public, l’orchestre, son souverain, son modèle, son maître. Alors la jeune musique s’est levée belle, ardente, inspirée ; Weber, le poëte, a fait comparaître Oberon, le roi des fées ; il a donné carrière à sa passion romantique, à ses beaux rêves d’or, et jamais exécution plus étonnante ne reproduisit un plus radieux chef-d’œuvre. Aussi avant la dernière mesure, la salle a-t-elle retenti des applaudissemens des loges, du parterre, de l’amphithéâtre et de ce grand cri du véritable enthousiasme qui s’entend si rarement ; et l’orchestre, souriant de sa force, a dû recommencer la sublime symphonie. La soirée s’est terminée par le Chant de triomphe de Judas Macchabée, de Handel, que le parterre a redemandé également. C’était la suite de l’élan donné par Weber. Ainsi, dans les grandes joies subites et inespérées, il y a des gens qui, après avoir embrassé leurs amis, embrasseraient même leur portier s’il leur tombait sur la main. Ce qui ne veut point dire qu’on méconnaisse la grandeur simple de ce chant macchabéen. La bonne bière est bonne, même après le vin de Champagne, quand on a bien soif.

    Le Roi a envoyé 1,000 francs pour sa souscription à cette belle fête musicale. La recette a été, dit-on, de 12,000 fr. ; les frais s’élevaient à 10,000 ; le droit des pauvres a dû être de 1,500 francs : il en reste donc 500 de bénéfice.

    Les cinq cents musiciens, en se réunissant, avaient surtout en vue, on le sait, de secourir leurs frères ; ils auraient mieux fait, en ce cas, de verser chacun 40 sous dans la caisse de la Société et de ne pas donner de concert. Les hospices, qui sont fort riches, y eussent perdu 1,500 fr., il est vrai, mais les musiciens malades, orphelins, vieux et indigens, y eussent gagné 500 francs de plus. Ainsi le droit des pauvres se prélève non seulement sur des pertes, fort souvent, mais encore, dans l’occasion, sur le mince bénéfice destiné réellement à secourir des malheureux. Quelle contradiction ! Quelle incroyable application d’une loi absurde !

H. BERLIOZ.

(1) Rossini l’a reproduite dans un morceau de la Cenerentola.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juillet 2015.

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