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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

[DU 23 JUIN 1844]

FESTIVAL DE L’INDUSTRIE.

INSTRUMENS DE MUSIQUE.

    La partie musicale de l’Exposition n’avait jamais, avant cette année, étalé autant de richesses ; et la multitude de ses produits, leur excellence et leur variété prouvent sans réplique la tendance générale vers les jouissances que procure l’art des sons. Je ne dirai pas que tout le monde aujourd’hui fait de la musique, mais presque tout le monde, dans un certain cercle social, fait des efforts directs ou indirects pour obtenir quelque chose qui ressemble plus ou moins à de la musique. Dans le monde élégant, dans le monde industriel, dans le monde savant, dans les écoles, dans les pensionnats, dans les couvens, dans les casernes on essaie de chanter et de jouer des instrumens. Le piano moderne a sa place partout aujourd’hui ; l’étudiant, la grisette, le dandy, le militaire, l’abbé, le portier, l’homme de lettres, le poëte lyrique même (le moins musical des humains) comptent aujourd’hui, parmi leurs meubles nécessaires, un piano des bons facteurs. De là le nombre vraiment étonnant des exposans pour cet instrument seulement. On n’en compte, cette année, pas moins de quatre-vingt neuf contre sept exposans d’orgues d’église, dix d’orgues expressives, vingt-neuf d’instrumens à vent, et dix-huit d’instrumens à cordes. Il est bien évident que chacun de ces nombreux producteurs n’a pas des titres à une distinction réelle, bien qu’ils prétendent tous avoir inventé ou perfectionné quelque chose. Aussi nous bornerons-nous, dans l’examen rapide de leurs travaux, à signaler ceux dont le résultat frappe tout d’abord par son utilité.

    A la tête des facteurs de pianos de Paris, on compte depuis longtemps Erard, Pape, Pleyel et Herz ; la maison Boisselot, de Marseille, est célèbre parmi les facteurs de province ; et la prééminence semble devoir rester longtemps encore à ces artistes fabricans, grâce aux efforts intelligens et continus qu’ils font pour la conserver.

    Ainsi on a souvent dit que le piano moderne d’Erard était si parfait qu’il était impossible de faire mieux, et pourtant il s’améliore chaque jour.

    L’introduction de la barre harmonique est un perfectionnement récent. Avant cette addition importante, les dessus des grands pianos n’étaient jamais bien en rapport avec le médium et les basses. Le son manquait généralement d’intensité et de pureté dans cette partie. Ce défaut a complétement disparu dans les pianos d’Erard, par l’application des brevets de 1838 et 1843. En récapitulant les points importans dans la construction du grand piano, nous trouvons :

    1° Le nouvel échappement d’Erard dans ses diverses phases de perfectionnement, de 1809 à 1844 ;

    2° Le système d’agrafes dans ses diverses phases de perfectionnement, de 1809 à 1844 ;

    3° Le barrage métallique dans ses diverses phases de perfectionnement, de 1822 à 1844 ;

    4° L’application depuis 1834 du nouveau système de monture et de proportion des cordes de basse sur un principe qui leur permet de résister aux variations de la température de 15 à 20 degrés, dans les salons et les salles de concert ;

    5° L’application de la barre harmonique depuis 1837.

    Toutes ces différentes propositions ont été résolues avec une rare habileté ; et l’on peut dire qu’un piano à queue, d’Erard, des derniers modèles, réunissant tous ces avantages, est une production de l’art et de la mécanique qui laisse bien peu à désirer.

    Après le piano à queue, le piano carré est celui qui mérite le plus l’attention du facteur, puisqu’il figure plus souvent dans les salons que le piano droit, qui se place ordinairement dans les salles d’étude. C’est aussi le plus difficile à bien construire. C’est le modèle qui présente le plus de difficultés à surmonter dans son plan, pour placer les pièces composant le mécanisme, tant pour l’échappement que pour l’étouffoir ; c’est celui où le tirage des cordes est le moins aisé à vaincre ; c’est encore celui où la forme de la caisse permet le moins d’étendue à la table d’harmonie : c’est par conséquent le plus difficile à bien faire sonner. M. Erard présente aujourd’hui un piano de ce genre, supérieur dans son ensemble à tout ce qu’on a fait jusqu’à présent, possédant toute la précision et les nuances des claviers des pianos à queue, une solidité à toute épreuve, et, pour le son, un développement que l’on ne trouvait auparavant que dans les pianos à queue.

    M. Pape, pour mettre un terme aux variations incessantes de l’étendue du piano, a voulu lui donner, une fois pour toutes, celle que sa nature lui permet d’atteindre, c’est-à-dire une étendue de huit octaves, du second contre-fa grave jusqu’au contre-fa suraigu. Ce précieux piano à huit octaves offre en outre des perfectionnemens essentiels, tels que : réduction du format, augmentation de sonorité, simplicité de mécanisme et solidité dans l’ensemble. La mécanique, ordinairement si compliquée, se trouve réduite ici à quelques frottemens ; ses marteaux fonctionnent directement sous la touche, sans l’emploi d’aucun levier intermédiaire. Cette disposition, si difficile à réaliser, mais si heureuse dans ses conséquences, a supprimé d’un seul coup l’une des causes les plus réelles et les plus fréquentes du dérangement ; ajoutons qu’en se simplifiant, le mécanisme a beaucoup gagné en force et en facilité. Enfin la table d’harmonie, posée jadis tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, a rencontré cette fois sa meilleure et véritable place en dehors des arcs-boutans ; car cette disposition paraît devoir lui assigner les qualités de durée, ainsi que l’a démontré l’application de ce système à plus de 1,500 pianos. Un piano construit de la sorte pouvant servir un temps indéfini, il suffit de remplacer le mécanisme quand il est usé ; et comme ce mécanisme, tout-à-fait indépendant de l’instrument, s’y adapte avec autant de facilité que de précision dans l’espace de quelques minutes, il en résulte que chacun peut, à son gré, enlever et replacer la mécanique de son piano, la transporter d’un instrument à un autre, enfin, tenir en réserve une seconde mécanique, de même que l’on a plusieurs archets de rechange en cas d’accident.

    Pour obvier à l’inconvénient des cordes qui se cassent et à la nécessité d’un accordage fréquent (nécessité embarrassante pour les pianistes qui habitent la campagne), M. Pape travaille depuis une douzaine d’années à la fabrication d’un piano sans cordes, c’est-à-dire d’un piano dans lequel les cordes sont remplacées par des corps plus solides, tels que des lames métalliques. Il n’a pas encore réussi complétement, mais à cette heure la route est tracée. Il a déjà porté à six octaves l’étendue de ces pianos, et l’ensemble en est assez satisfaisant pour qu’ils puissent se substituer, au besoin, aux pianos ordinaires, dans quelques contrées, aux colonies par exemple, où l’on est privé d’accordeurs. Le médium en est assez harmonieux et offre une grande analogie avec les sons de la harpe. Les notes élevées sont plus pleines, plus pures que celles du piano ordinaire. Les sons graves seulement laissent encore beaucoup à désirer. D’après l’ensemble de ces travaux, il est facile de concevoir combien de temps et d’argent ont dû coûter à M. Pape de pareils essais ; mais il n’a reculé ni devant les obstacles ni devant les sacrifices, son but étant moins de faire rapidement une fortune brillante que de se distinguer par ses productions.

    Les pianos de M. Pleyel ont toujours le son doux et argentin qui leur donne un caractère mélancolique essentiellement distingué. De là la préférence que leur accordent certains artistes, tels que Chopin et Osborne, par exemple, dont les œuvres et le talent d’exécution brillent surtout par des qualités analogues. Les grands pianos d’Erard et de Pape appartiennent aux grandes salles de concert et aux théâtres, les pianos de PIeyel sont mieux placés dans les salons de peu d’étendue, ils conviennent mieux à la musique intime.

    La maison de MM. Boisselot et fils, de Marseille, doit être placée à côté des manufactures les plus importantes de France. Déjà, aux Expositions précédentes, MM. Boisselot s’étaient fait remarquer par l’application d’un mécanisme pour faciliter l’accord du piano, et par un petit piano à queue d’un format excessivement réduit ; cet instrument qui réunissait presque toutes les qualités du grand piano à queue, sous une forme beaucoup plus commode, obtint un très grand succès et l’approbation des artistes. Cette année, ces habiles facteurs ont continué les travaux pour lesquels ils avaient obtenu tant d’encouragemens, et ils se font remarquer au premier rang par deux inventions qui sont sans doute appelées à jouer un grand rôle dans la fabrication des pianos.

    A côté d’instrumens dans le format ordinaire et d’une sonorité excellente, MM. Boisselot en ont exposé deux appelés, l’un piano-octavié, l’autre piano à sons soutenus à volonté.

    Le piano-octavié a la propriété de produire les octaves avec un seul doigt et par un seul mouvement. Il suffit pour cela d’appuyer le pied sur une pédale, et les deux sons sont frappés au même instant. Il est évident que cette invention, qui date de 1843, enrichit de beaucoup le piano, car elle permet au pianiste d’obtenir des effets nouveaux, et donne à l’instrument une plus grande puissance de son. Tous les passages en octave, qu’il est fort difficile d’exécuter avec une seule main dans les mouvemens rapides, tels que les gammes chromatiques, les trilles, deviennent d’une exécution très aisée ; les gammes en tierces et en sixtes redoublées à l’octave, qui sont impraticables sur le piano ordinaire, peuvent s’exécuter sans effort.

    L’invention du piano à sons soutenus à volonté donne aux pianistes et aux compositeurs des ressources nouvelles ; car elle rend possible l’exécution d’un chant en notes liées et de longues valeurs, sans qu’on soit obligé de laisser le doigt sur la touche, tandis que dans le même temps, on peut faire entendre des passages en notes brèves et piquées. Ces deux inventions auront de fort beaux résultats ; elles doivent exciter l’attention des pianistes modernes, et leur mérite me paraît d’autant plus grand qu’elles ne changent rien à la nature du piano actuel.

    Mais voici bien une autre invention ! Il s’agit d’un nouveau piano droit dont les sons se prolongent et se nuancent à volonté. C’est M. Henri Herz qui a résolu ce difficile problème. De tout temps les facteurs avaient senti que le perfectionnement le plus important à apporter au piano était de lui donner la faculté de prolonger et de nuancer les sons : c’est dans ce but que furent construits les différens systèmes de pianos-orgues. Mais aucune de ces tentatives ne produisit de résultat satisfaisant, et il en devait être ainsi, à cause de la diversité de timbre qui existe entre une corde, mise en vibration par un coup de marteau, et le son rendu par un jeu d’anches ou de tuyaux d’orgue. Cette combinaison présentait encore une autre difficulté insurmontable : celle d’obtenir un parfait accord entre le piano et le jeu d’anches. Aussi, après maints essais infructueux, s’est-on vu forcé de l’abandonner. L’instrument que M. Henri Herz présente aujourd’hui est basé sur des principes tout autres, et aucun des défauts que je viens de signaler ne peut s’y produire. En effet, la prolongation des sons est ici due aux vibrations continuées de la corde même mise en mouvement par le coup de marteau ; ainsi c’est le vrai son du piano qui se prolonge et se nuance à volonté ; il ne peut donc y avoir désaccord dans l’instrument entre les sons naturels et ceux que l’on veut prolonger. L’exemple de la harpe éolienne devait tôt ou tard donner l’idée d’un courant d’air artificiel dirigé sur des cordes tendues. C’est M. Isoard, mécanicien et constructeur de machines à vapeur, qui l’a conçue et mise en pratique le premier. Mais lorsqu’en 1841 M. Isoard vint offrir son invention à M. Herz, elle était dans un état fort incomplet ; car, non seulement le piano qui contenait le nouveau mécanisme était entièrement construit en fer, ce qui le rendait très mauvais et d’un poids énorme ; mais il fallait de plus outre le pianiste, une deuxième personne chargée de faire mouvoir la roue adaptée au bout du piano, pour y introduire le vent, ce qui excluait de l’exécution toute espèce d’expression. En outre on ne pouvait faire entendre qu’alternativement les sons prolongés et les sons frappés et toute combinaison des deux timbres était impossible. L’instrument que M. Henri Herz présente aujourd’hui, et auquel il a appliqué l’invention de M. Isoard, est tout simplement un piano droit ; mais il se prête à des effets si neufs et si inattendus par le mélange des sons ordinaires du piano avec les sons prolongés et nuancés par le vent, et son exécution offre si peu de difficulté, qu’un artiste habile ne peut manquer d’y trouver une mine inépuisable de richesses inconnues. Grâce à cette invention, l’art du pianiste, déjà poussé si loin, semble destiné à recevoir encore une impulsion nouvelle sur une route aussi attrayante qu’inexplorée. Il faut désigner encore à l’attention du public les nouveaux pianos à queue (petit format) et à cordes obliques que vient d’exposer M. Herz. Ces instrumens, approuvés cet hiver par les grands virtuoses et sur l’un desquels Liszt a obtenu le plus éclatant de ses triomphes, ont l’avantage de fournir, avec une dimension beaucoup moindre, un volume et une qualité de son égaux à ceux des grands pianos à queue. Et cette réduction dans les proportions de l’instrument, en diminuant de beaucoup les frais de construction, a amené nécessairement une diminution dans son prix. La section de musique de l’Institut a fait de ces nouveaux pianos une mention très honorable.

    Me voilà quitte envers les grands facteurs, et je finirai cette pianographie par quelques mots sur le perfectionnement apporte à l’accord de cet instrument par M. Barthélémy. Il s’agit d’un système de vis de rappel de son invention destiné à remplacer les chevilles, qu’on avait déjà fort souvent tenté de supprimer, mais en augmentant beaucoup le prix du piano. M. Barthélémy est parvenu, par la simplicité du procédé qu’il emploie, à obtenir une grande facilité et une fixité absolue de l’accord sans augmenter le prix de ses instrumens.

    Passons à l’orgue maintenant.

    L’orgue exposé par la maison Daublaine-Callinet, et destiné à l’église Saint-Nicolas de Toulouse, est le plus grand instrument de ce genre qui ait figuré jusqu’à présent aux Expositions de l’industrie. L’art du facteur d’orgues a fait dans ces dernières années de rapides progrès ; la découverte si remarquable de M. Barker, l’un des chefs de la maison Daublaine-Callinet, a surtout contribué à opérer une révolution complète dans la construction de ces instrumens.

    Rendre les claviers réunis aussi doux au toucher que le clavier d’un piano, quels que soient d’ailleurs le nombre des jeux et l’importance de l’orgue, tel est le problème qu’a résolu M. Barker au moyen d’un appareil pneumatique extrêmement ingénieux. Après avoir fait disparaître la résistance des touches, il restait encore à perfectionner les divers systèmes d’expression imaginés jusqu’à ce jour pour suppléer à la faculté qui manque à l’orgue d’augmenter ou de diminuer à volonté l’intensité des sons. La maison Daublaine-Callinet présente dans l’orgue de l’Exposition une amélioration très notable sur les procédés connus. En effet jusqu’à présent l’expression ne pouvait s’obtenir dans 1’orgue qu’au moyen du mouvement alternatif de deux pédales agissant sur la soufflerie. C’est de cette manière qu’on joue les orgues expressives ou harmonium qui sont si répandus aujourd’hui. Par le procédé nouveau de la maison Daublaine-Callinet on produit l’expression par une seule pédale, et avec des nuances bien plus variées que par tous les autres systèmes.

    L’orgue exposé par cette maison contient encore d’autres perfectionnemens qui témoignent des progrès de cette industrie, d’autant plus intéressante qu’elle est destinée à faire germer jusque dans les villages le goût de l’harmonie et le sentiment musical.

    Je n’ai pas entendu l’orgue exposé par MM. Cavaillé-Coll. On sait que ces ingénieux facteurs ont produit, il y a peu d’années, l’orgue de Saint-Denis, l’un des plus magnifiques que l’on connaisse.

Orgues-mélodium.

    Quand je disais tout à l’heure que, grâce aux progrès de l’industrie organiste, le sentiment musical et le goût de la musique devaient se répandre dans les villages, j’aurais dû ajouter dans les villages riches ; car un orgue d’une certaine dimension est toujours d’un prix assez considérable.

    Mais voici les orgues-mélodium de M. Alexandre, qui pourront donner à ma phrase un sens absolu ; il n’est pas de village, en effet, si peu fortuné qu’il soit, qui ne puisse payer le prix modique d’un mélodium. Cet instrument d’ailleurs, dans les petites églises, est plus que suffisant pour remplacer les grandes orgues. Il en a le caractère religieux ; il est expressif, possède un nombre assez considérable de jeux divers, et ne nécessite qu’un seul individu pour le jouer, les soufflets étant mis en jeu par les pieds de l’organiste. Le mélodium est un instrument à lames de cuivre, mises en vibration par un courant d’air ; il n’a donc point de tuyaux comme l’orgue ; un mouvement plus ou moins prononcé des pieds de l’exécutant faisant affluer plus ou moins abondamment l’air sur les lames, produit à merveille le crescendo et le decrescendo, indépendamment de l’effet des registres qui, de même que dans l’orgue, accroissent ou diminuent l’intensité du son. Le mélodium ne possède pas les jeux de mutation de l’orgue dont l’effet excite chez beaucoup de gens une admiration traditionnelle, mais qui, en réalité, ont une horrible tendance charivarique ; il a seulement des jeux d’octaves simples et doubles au moyen desquels chaque touche fait parler avec sa note, son octave et sa double octave, et même la double octave sans la simple, ou toutes les deux ensemble. Donner aux sons divers un caractère à la fois rêveur et religieux, les rendre susceptibles de toutes les inflexions de la voix humaine et de la plupart des instrumens à vent, et corriger entièrement la sonorité criarde et nasillarde qu’on reprochait avec raison aux premiers instrumens de cette nature, tel est le but que MM. Alexandre père et fils se sont proposé, et qu’ils ont atteint. Le mélodium exposé par eux cette année a dix-neuf registres, il n’a rien de la dureté des sons cuivrés, et possède au contraire les plus belles qualités des instrumens de bois à anche simple, entre autres de la clarinette-basse.

    La clarinette-basse m’amène naturellement à parler de Sax, qui l’a perfectionnée au point d’en être pour ainsi dire l’inventeur. J’ai tant parlé déjà de ses bugles à cylindres, de ses trompettes grandes et petites, et de son saxophone, que je ne saurais trouver de nouvelles louanges à leur donner. L’excellence de ces précieux instrumens est aujourd hui reconnue, et leur célébrité plus qu’européenne, M. Sax ne pouvant suffire même aux commandes qui lui viennent d’Amérique et des lointaines colonies françaises. Il a été d’ailleurs on ne peut mieux servi, pour faire valoir ses nouveaux instrumens, par M. Distin et ses fils, les artistes anglais dont j’ai eu l’occasion déjà de signaler le beau talent sur les divers bugles et le trombone à cylindres. Le facteur et les virtuoses étaient invités dernièrement à la cour ; mais diverses circonstances ayant fait manquer la soirée musicale qui devait y avoir lieu, le Roi, pour donner à MM. Distin une marque particulière de sa bienveillance et leur témoigner tout le plaisir qu’ils lui avaient fait éprouver en jouant devant lui à l’Exposition, vient de leur accorder une gratification de 500 fr.

    N’oublions pas de parler de l’inauguration qui a eu lieu mardi dernier à Saint-Eustache, de l’orgue colossal, sorti, comme celui de l’Exposition, des ateliers de Daublaine-Callinet. C’était un véritable congrès de musiciens venus surtout pour entendre M. Hesse, le célèbre organiste de Breslaw. Je l’avais admiré déjà aux prises avec l’orgue de l’Exposition. C’est un géant, il joue des pieds comme beaucoup d’autres seraient embarrassés de jouer des mains. La fugue de S. Bach qu’il a fait entendre est un des chefs-d’œuvre du genre, c’est grand, fort et riche. M. Hesse est d’ailleurs un compositeur distingué. Je ne puis malheureusement parler que de quelques uns des morceaux exécutés pendant cette solennité qui avait attiré un immense concours de curieux. J’ai pu m’y rendre à la fin seulement, au moment où se terminait un Ave Regina de M. Diet[s]ch que j’ai entendu louer chaudement.

    M. Benoist s’est ensuite mis à l’orgue et a exécuté, d’une grande et belle manière, une fugue de sa composition, remarquable surtout par la franchise du thème et la clarté des développemens. Les organistes qui s’étaient fait entendre avant lui sont MM. Lefébure Wely, Hesse, Fessy, Séjan, Boely. Alexis Dupont, avec sa voix séraphique et son beau style de chant, avait dit un motet de Cherubini, et le chœur avait chanté des fragmens de Palestrina et des psaumes de divers auteurs. C’était, au reste, une semaine musicale même pour les environs de Paris ; l’église de Ville-d’Avray retentissait, dimanche dernier, d’accens aux villageois inconnus. Une messe en musique, chantée par un assez bon chœur, et Grard et Roger, a fait sensation sur un très élégant auditoire venu des villas voisines par dévotion…… à l’art musical. Grard a chanté avec un talent qu’il a trop rarement l’occasion de montrer, le premier solo, et Roger a dit tout le reste de la partie récitante d’une manière admirable, touchante et avec une voix dont, à l’inverse des autres voix, la fraîcheur semble augmenter chaque jour. Les éloges que je pourrais lui donner ne seraient que mérités, surtout pour le morceau du Stabat de Rossini, par lequel il a terminé. Il est impossible de mieux sentir et de mieux exprimer une belle mélodie. Ce jeune ténor semble évidemment fait pour le style large et expressif plutôt que pour l’opéra-comique. Mais M. Crosnier, comme l’Achéron, ne lâche point sa proie : ce qui est bon à entendre est bon à garder. C’est de nos deux artistes que le bedeau de Ville-d’Avray parlait quand il est venu annoncer d’un air important : Les chantres sont arrivés !

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2012.

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