FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 26 MAI 1844 [p. 2-3]
Première représentation d’Antigone, tragédie de Sophocle, traduite par MM. Meurice et Vaquerie, musique de Mendelssohn.
C’était une belle soirée dont je laisse à une plume plus savante que la mienne le soin d’apprécier la portée littéraire. Je me permettrai de dire seulement que j’ai été, comme tous les artistes qui se trouvaient dans la salle, profondément ému par les grandes idées de ce Shakspeare antique. Nous avons trouvé cela beau, noble, touchant, nous avons pleuré autant qu’il est permis de pleurer sans se rendre ridicule ; nous avons applaudi de toutes nos forces et de tout notre cœur Bocage et Mlle Bourbier, et la musique de Mendelssohn et l’exécution du chœur, et cette mise en scène originale, d’un aspect si grandiose. Certes le directeur de l’Odéon, en ressuscitant le vieux Sophocle, a bien mérité de l’art moderne, en démontrant par cet illustre exemple que les hommes de notre temps doués du génie dramatique ne suivaient pas une autre route que les anciens pour arriver à la nature et à la vérité. Cela contrarie certaines gens, il est vrai ; qui avaient d’autres idées sur Sophocle et le trouvent maintenant aussi grossier que Shakspeare, parce qu’il emploie le mot propre. Mais qu’y faire ? la majorité des spectateurs supporte fort bien aujourd’hui que Tirésias parle des chiens et des corbeaux, et que Créon, en apprenant la mort d’Eurydice, s’écrie tout simplement : « O ma pauvre femme ! » au lieu de dire classiquement, comme les portiers : « Ma malheureuse épouse ! » Ce qui choque le plus grand nombre, dans ce système de représentation théâtrale, c’est l’intervention du chœur chantant au milieu du dialogue parlé des acteurs. Ainsi, dans la magnifique scène où Antigone, condamnée à mort, vient implorer avec cris et larmes les vieillards thébains, comme ceux-ci répondent à ses douloureuses supplications par un chant grave et sombre, un homme du public, placé près de moi, a fait avec humeur cette observation caractéristique : « Ils sont toujours gais, ceux-là ! » Le chant, pour le vulgaire, est invariablement un symptôme de gaîté. Quoiqu’il en soit, le succès d’Antigone est un des plus beaux qu’on ait eus depuis longtemps à constater. Toute la salle frémit et palpite à ce terrible dénouement où le roi de Thèbes apporte en gémissant le corps de son fils Hémon qui vient de le maudire en se frappant aux pieds d’Antigone. Les sanglots de ce père éperdu embrassant ce jeune cadavre ; le funeste silence de la reine qui, apprenant la mort de son fils, s’éloigne sans jeter un cri, sans prononcer une parole, rentre et se tue ; la scène où le devin Tirésias vient intercéder pour la fille d’Œdipe, et prédisant au roi un prochain et terrible avenir, brise enfin sa farouche volonté ; la touchante faiblesse d’Ismène mise en regard de la noble fermeté de sa sœur, fermeté qui n’empêche pas cependant la vierge sublime de regretter la vie et de s’abandonner au plus affreux désespoir, quand, par l’ordre de Créon, les soldats viennent l’arracher à l’autel de Jupiter pour la conduire au supplice ; tout cela captive, émeut puissamment. C’est d’ailleurs un spectacle nouveau : un théâtre double, une scène supérieure occupée par les personnages, où le peuple ne paraît jamais ; une autre inférieure, où se meut le chœur et où les acteurs descendent quelquefois pour se mêler aux groupes populaires ; des tableaux formés par le chœur tantôt immobile, tantôt se mouvant lentement autour de l’autel de Jupiter, donnent à la représentation d’Antigone une physionomie spéciale qui nous était inconnue.
La musique de Mendelssohn est constamment empreinte de la tristesse grave et calme qui convient au sujet. Le compositeur a fait là un heureux usage des récitatifs chantés à l’unisson par une masse de voix. Plusieurs chœurs sont fort beaux d’expression et d’harmonie, et la musique d’orchestre accompagnant certaines scènes parlées contient des effets vraiment dramatiques et quelquefois poignans. L’hymne à Bacchus est un chef-d’œuvre ; il y a vers la fin une sorte de crescendo vocal qui fait frissonner, et ces exclamations continuelles du second chœur sur le saut de l’octave : Descends, Bacchus ! me paraissent une idée des plus remarquables.
Mendelssohn doit beaucoup, en cette circonstance, au directeur d’abord, qui n’a rien négligé pour lui donner des interprètes habiles, et qui y est parvenu, car le chœur est excellent ; à M. A. Morel ensuite, qui a monté cette partition en dix-huit jours, et qui en dirige l’exécution avec le soin et le talent qu’il apporte dans toutes les affaires musicales.
Première représentation du Bal du Sous-Préfet, opéra-comique en un acte, de MM. Saint-Hilaire et Paul Duport, musique de M. Boily.
Ceci n’est pas antique, c’est un peu vieux, et je ne sais trop si le public s’inquiète beaucoup qu’on le rajeunisse ; mais enfin, puisque cela existe, puisque c’est un fait, un opéra accompli, et que j’en dois aux lecteurs un compte infidèle, m’y voici.
Un gros monsieur veut se marier, un vieux garçon veut le jouer, trois demoiselles veulent l’épouser et le jouer. Il arrive incognito dans la ville où ses futures ont tendu leurs rets ; son ami, le mauvais garçon, lui persuade d’employer un moyen très usé pour connaître le caractère des trois Grâces parmi lesquelles il est appelé à faire un choix et qui se disputent sa main : c’est de contrefaire le sourd. Ces demoiselles, prévenues de son infirmité, n’ont garde de se gêner en sa présence, et débitent imprudemment devant lui toutes sortes de propos incongrus. Toutes les trois veulent l’épouser avec les restrictions mentales que les jeunes femmes apportent toujours en convolant en noces caduques ; il a de la fortune, de la considération, une belle place, cela fera enrager quelques rivales, etc., etc. Mais c’est un vieil imbécile, mais on donne d’excellens motifs de consolations à un jeune muguet qu’on aime et dont on est aimée, mais on ne l’épouse que pour être admise dans un certain monde où l’on ne pourrait jamais parvenir sans lui. Tant il y a que le brave homme, en entendant de si belles choses, se hâte de complimenter chacune de ces colombes sur leurs excellentes dispositions à son égard, se moque un peu d’elles, leur prouve qu’il n’est ni sourd ni muet, ni sot, et les plantant là toutes les trois, renonce au mariage et remonte en voiture pour retourner dans son village, garçon comme devant. Quant à dire ce que le bal du sous-préfet vient faire là-dedans, je ne saurais, n’en ayant pas la moindre souvenance.
M. Boily est un jeune compositeur qui obtint le prix de composition musicale de l’Institut (nous avons tous passé par là !) il y a une seizaine d’années, peut-être davantage. Son excessive modestie l’ayant retenu à l’écart depuis l’époque de son couronnement, il est demeuré à l’état de jeune compositeur, c’est-à-dire de musicien qui ne compose pas, jusqu’au moment où le hasard, où un ami (il y a des hasards et des amis bien malencontreux !) lui ayant fourni l’occasion de faire une partie d’échecs avec M. Crosnier, jeu savant dans lequel l’habile directeur est passé maître, il se laissa dire par son adversaire : « Pourquoi donc ne faites-vous pas un opéra, monsieur Boily ?… — Eh ! mon Dieu ! Monsieur ! parce que je n’osais vous demander d’en accepter un de ma façon. — Vous êtes vraiment trop discret. Ah ! parbleu ! ne vous gênez pas, nous en jouons bien d’autres qui ne valent pas celui que vous pourriez faire. Et puis cela me procurera, je l’espère, le plaisir de vous voir plus souvent et de vous battre aux échecs comme aujourd’hui. Allons, voilà qui est convenu, je vous trouverai un poëme, un vrai poëme, fait exprès pour vous, et vous serez (échec et mat !) content de moi. »
Ainsi fut fait ! M. Paul Duport et M. Saint-Hilaire imaginèrent la petite drôlerie que je viens de narrer et qui ne pouvait avoir de grandes prétentions musicales puisque le rôle principal y est joué par un sourd. M. Boily essaya de faire de la musique là-dessus, et ne pouvant y parvenir, malgré tout son bon vouloir, il se contenta d’adapter aux paroles de ses poëtes quelques petits airs gais dont ils ont été fort satisfaits. Personne n’y a trouvé à redire ; la pièce va très bien ; on la joue de temps en temps et tout le monde est content. Seulement M. Crosnier doit une revanche aux échecs à M. Boily.
Y’en a-t-il eu de ces matinées, de ces journées, de ces soirées musicales ! En avons-nous donné à ce malheureux public pour son argent ! J’ai là des noms, des programmes, des notes en français, en italien et en anglais, de quoi écrire un volume.
Mais le grand lion, le lion de l’Atlas de la saison, ai-je besoin de le nommer ? Tout Paris s’est pressé au Théâtre-Italien, dans la salle de M. Herz, partout, pour admirer, pour étudier, pour accabler de bravos et de fleurs le virtuose phénoménal, inspiré, fulgurant, qui chante et rêve, et prie, et pleure, et rit, et menace sur le piano transformé en orchestre. Jamais Liszt ne s’était encore élevé à une pareille hauteur. Au concert donné chez Herz, sous le patronage de Mme la princesse Belgiojoso, nous-mêmes, ses auditeurs ordinaires, ne savions que nous récrier d’étonnement ; son exécution, surtout dans son grand et beau morceau sur la Lucrecia Borgia, donnait le vertige. Aussi a-t-il dépensé ce soir-là tant de chaleur, tant de verve, tant de sensibilité et d’imagination, et tant et tant, que le lendemain il est tombé gravement malade, et qu’il en aura pour quelque temps encore à se rétablir.
C’est dans ce concert qu’ont été exécutés les chœurs composés par Liszt sur des paroles de Goëthe. Ces morceaux, d’une originalité saisissante, ont obtenu tout d’abord un succès général. Le chœur des étudians a fait sensation. Ces morceaux ont été d’ailleurs fort bien exécutés par une société d’amateurs allemands dirigée par M. Stern. Ce jeune artiste prussien a fait entendre le même soir un chœur de sa composition d’un style remarquable, et qu’on a vivement applaudi.
Sivori, le grand violoniste, l’un des deux représentans actuels de l’école paganinienne, n’a fait qu’une trop courte apparition à Paris. Il y a laissé toutefois de vivans souvenirs. Sivori est un talent original, heureux autant que hardi, plein d’ardeur, d’expression vraie, d’éclat, et doué d’une grande puissance. Il s’engage parfois dans des voies inaccessibles à tout autre, et ses plus effrayantes tentatives ne sont pour lui que des occasions de triompher sûrement. Il a le don de la justesse, même dans les successions d’octaves et de dixièmes les plus ardues ; il a une belle qualité de son, un archet d’une agilité merveilleuse, il possède à fond toutes les ressources scintillantes du pizzicato et des sons harmoniques, et de plus il chante admirablement. Il a la fantaisie indépendante unie à la méthode, la coquetterie et la passion. Son exécution du rondo de la Clochette, de Paganini, a produit par deux fois un effet immense. Mais aussi quel morceau ! quel éclair de ce génie étrange, dont les compositions émeuvent délicieusement les sens, tout en faisant violemment vibrer les cordes profondes du cœur ! Le rhythme des accompagnemens est nouveau, la mélodie est accentuée d’une façon nouvelle, l’instrumentation ne ressemble à aucune autre, l’aspect général est différent de tout ce que je connais en musique ancienne et moderne. C’est un bien grand malheur pour l’art que les partitions des concertos de Paganini ne soient pas publiées.
Puisque il s’agit de l’art du violon, je dois citer ici la marche ascendante du talent d’Allard [sic pour Alard], virtuose éminemment expressif et passionné. Il ne demande rien aux procédés qui n’ont pour but que d’éblouir et de surprendre ; il cherche avant tout, bien qu’il possède un mécanisme des plus savans, à faire passer dans l’âme de ses auditeurs l’ardeur qui semble dévorer la sienne. Allard soutient dignement l’honneur de l’école française, et jettera sur elle un très vif éclat. Il a donné un fort beau concert en société avec Dorus. Celui-ci joue de la flûte comme on n’en a pas joué depuis le commencement du monde, et je suis sûr que si Alexandre, prince de Macédoine, en avait joué de la sorte, Philippe son père ne l’eût pas blâmé si vertement de s’y exercer. Dorus me remet en mémoire les éloges chaleureux que les journaux anglais accordent à sa sœur, Mme Gras-Dorus, en ce moment à Londres. « Il est impossible, dit le Morning Post, de louer trop hautement la brillante exécution de Mme Gras-Dorus dans le bel air de la Flûte enchantée, de Mozart. La première partie de cet air est dite par elle avec un sentiment profond, une rare expression, et dans l’allegro, elle montre toute la verve imaginable. L’ut aigu qu’elle donne à la conclusion du morceau, note pure et sonore comme un son de cloche, note d’ailleurs écrite par l’auteur, fait toujours éclater les applaudissemens. »
Ah çà ! qui ai-je à louer maintenant ? voyons ! Il faut vous dire que j’ai là un petit carré de papier sur lequel se trouvent écrits les noms de tous les virtuoses, de toutes les étoiles (locution anglaise), qui ont brillé dans notre ciel musical cet hiver. J’y vois :
1o Doëlher, talent délicieux, essentiellement élégant, brillant, à tendances élevées. Doëhler l’a prouvé en exécutant d’une grande et belle manière une sonate de Beethoven, chose colossale qui a profondément ennuyé le gros public ; les artistes feraient vingt lieues à pied pour entendre une œuvre pareille exécutée de cette façon.
2o Alkan, compositeur-pianiste d’un mérite éminent, auteur de plusieurs œuvres qui, privées même de son exécution si nette et si puissante, n’en paraîtraient pas moins grosses d’idées et d’inventions. M. Alkan est une forte tête musicale ; son concerto de salon, ses airs de danse dans le style ancien, son Alleluia et sa Tarentelle, le prouvent d’une façon péremptoire.
3o Herz, dont je ne puis apprécier de nouveau le beau talent d’exécution, mais qui, au concert qu’il a donné en société avec Sivori, a fait entendre un charmant concerto de piano dont le rondo surtout est d’une fraîcheur et d’une grâce exquises.
4o Vivier, un drôle de cor, qui joue à trois et à quatre parties sur un seul instrument, mais qui d’ailleurs, ceci vaut mieux, joue une partie seule de manière à prouver qu’il possède une embouchure à nulle autre pareille, qu’il sait chanter, faire les plus grandes difficultés avec aisance, et adoucir la rauque sonorité des sons bouchés. Vivier est en ce moment à Londres où il concerte avec Thalberg. Les Anglais vont trouver un peu bien extraordinaire qu’on puisse jouer à trois parties sur un seul cor. Un savant physicien, acousticien, me disait dernièrement : « C’est impossible ! » Odry a dit, il y a longtemps : « Si ce n’est qu’impossible, ça se peut ! » et Odry se trouve avoir raison.
Puisque me voilà retombé en Angleterre, parlons de l’intéressante famille des Distin. Elle se compose de quatre jeunes gens et de leur père, qui tous les cinq jouent les nouveaux instrumens de cuivre de Sax, de façon à faire pour ainsi dire tort à l’habile facteur, tant ils prouvent de force de lèvres, de goût et de bon style. Il est vrai que le facteur peut leur rendre la pareille et faire croire que l’habileté des virtuoses anglais tient seulement à l’excellence de ses instrumens. Ce qu’il y a de vrai, c’est que MM. Distin père et fils jouent du bugle et du trombone à cylindres comme on n’en joue nulle part, qu’ils tirent de ces instrumens des sons moelleux, doux, pénétrans, d’une justesse irréprochable, et que les instrumens eux-mêmes sont aussi les meilleurs qu’on puisse trouver.
MM. Distin viennent d’être engagés par M. Bénazet pour aller passer à Bade la saison des eaux. On parle en outre d’un grand festival que M. Bénazet aurait l’intention de donner au mois d’août aux habitans de sa résidence. Toutes les villes voisines de Bade, Manheim, Carlsruhe, Darmstadt et même Francfort et mon ami Gurh [Guhr] y contribueraient.
Je reviens à l’Angleterre : Voici Benedict qui, non content du succès de sa Gypsy’s Warning, se donne les airs d’en obtenir un autre beaucoup plus décisif encore avec son opéra des Fiancés de Venise. Le Morning Chronicle rend de cet ouvrage un compte très avantageux ; il cite parmi les morceaux les plus saillans de la partition nouvelle l’ouverture, qui a été redemandée (chose rare), un chœur et une chanson à boire de pirates, l’air de MM. Shaw : Oh ! memory ; l’air de Harrisson : If a tear should repose, et le chœur des jeunes filles : Good morrow, lady fair, où l’on retrouve, dit le critique, le charme des plus heureuses mélodies de Cimarosa. Mais le morceau qui a réuni le plus de suffrages, celui que l’auteur de l’article que nous citons regarde comme unique dans son genre, c’est la Villanella à cinq parties sans accompagnement, écrite dans le style à la fois naïf et travaillé des anciens madrigaux de l’abbé Clari, de Porpora et de Marcello. Le succès des Fiancés de Venise est complet et paraît devoir être productif.
L’amour des choses anciennes, des madrigaux, des courantes, des chaconnes, des passepieds, a poussé M. Amédée Méreaux, un habile professeur de Rouen, à organiser ici un concert historique. Cette exposition des produits de l’industrie musicale des vieux maîtres, Rameau, Couperin, Lulli, Handel, Josquin Desprez, Jean Mouton, a eu lieu dans la salle du Garde-Meuble de la Couronne il y a quelques semaines. Le programme promettait monts et merveilles, à l’instar de tous les programmes de concerts historiques, et il n’a tenu qu’une partie de ses promesses. M. Méreaux a joué d’une manière simple, comme il convenait de faire pour une œuvre de cette nature, un concerto de piano de Mozart dont l’andante est très joli. Il a mis plus de nerf et de gravité dans l’exécution des espèces de sonates écrites par Rameau, et une certaine mélancolie dans les tristes compositions de Couperin. Oh ! la drôle de musique que celle des clavecinistes du bon vieux temps ! Cela tapote, clapote, jabotte ; on se demande pourquoi les notes montent, pourquoi elles descendent, ce que signifie tout ce mouvement sans chaleur, cette agitation inanimée ; que veut l’auteur ? que sent-il ? que pense-t-il ? Il ne sent rien, il ne pense rien ; il veut seulement remplir son papier de notes qui ne s’accordent que pour assommer tout doucement l’auditeur, et le tour est fait.
Plus tard, deux cents ans après, viennent des hommes qui se fourrent dans la tête que cela est charmant, admirable, et essaient de le faire croire au public, qui croit, pour un instant, tout ce qu’on veut. Et on fait ainsi le plus grand tort aux choses anciennes réellement belles, qui furent écrites par des hommes d’un génie réel ; car il est évident, pour moi du moins, que si toutes ces petites vilenies de Couperin et autres sont de belle musique, on n’en saurait dire autant des œuvres de Gluck qui n’ont avec elles aucun rapport. Mais il y a des gens qui aiment ces notes-là !
M. Delsarte a le sentiment des beautés expressives, sinon des beautés rhythmiques de ce maître illustre entre tous ; il a supérieurement chanté ce jour-là la scène de Thoas et le songe d’Iphigénie en Tauride. On peut, je crois, regarder ce récitatif comme le chef-d’œuvre du genre ; rien d’aussi pathétique, rien d’un tel coloris sombre n’existe dans aucune partition ancienne ou moderne ! M. Delsarte devait, au dire du programme, chanter en outre l’air magnifique de Castor et Pollux : Tristes apprêts, dans lequel il excelle ; pourquoi en avons-nous été privés ? Le public n’a rien dit, il est vrai, de cette omission ; mais quand il a vu qu’on n’exécutait pas non plus un duo de Clari, une gigue et je ne sais quelle courante, également annoncés, il s’est fâché tout rouge.
Ces concerts historiques ont cela d’excellent, qu’ils démontrent parfaitement aux compositeurs vivans comment il ne faut pas faire.
Il serait mieux de produire au grand jour quelques œuvres modernes qui montrent comment il faut faire, quand on le peut. Au nombre de ces productions trop rares, je dois citer les vingt-cinq nouvelles études de Heller pour servir d’introduction à l’art de phraser. Ceci est et restera de la belle musique, parce qu’il y a des idées, du sentiment, du savoir, du goût et de l’invention ; témoin surtout les nos 2, 11, 12, 13, 15, 19, 20 et 24, où se trouvent à un haut degré les qualités que réclamait impérieusement une œuvre de ce genre.
Le Dictionnaire de Musique des frères Escudier aurait pu donner du mot étude une bonne définition, si les auteurs avaient voulu ; car tous les autres termes de musique y sont clairement et savamment expliqués. Je ne sais à quoi attribuer une pareille lacune dans cet ouvrage, que tous les gens du monde qui s’occupent de musique et beaucoup de musiciens devraient avoir entre les mains.
Rien de nouveau à l’Opéra, sinon des recettes somptueuses, et le bruit que fait dans la salle et dans les coulisses le charmant livre d’Albéric Second, les Mystères de l’Opéra. Hommes et femmes, financiers et filles d’affaires, flûtes et tambours, s’arrachent cette spirituelle satire de mœurs et de gens que le public ne connaît guère que par leur côté le moins saillant et à coup sûr le moins amusant. M. Albéric Second a voulu nous faire tout voir, et une fois l’œil placé sur son microscope, nous avons vu même un peu plus qu’il ne voulait. C’est la satire des Satyres.
Ce soir a eu lieu au Théâtre-Italien le concert donné par les artistes espagnols ; nous aurons à parler une autre fois de M. Ojeda et de ses émules. En attendant, constatons seulement le grand succès qu’a obtenu dans ce concert le célèbre clarinettiste milanais Cavallini. Beauté de sons, agilité extraordinaire, mécanisme savant, expression simple et vraie, telles sont les qualités de ce virtuose qu’on entend trop rarement en France.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juin 2015.
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