FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 3 AVRIL 1844 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Le Lazzarone, ou le Bien vient en dormant, opéra en deux actes, de M. de Saint-Georges, musique de M. Halévy, décorations de MM. Philastre, Cambon, Diéterle et Despleschin.
Le bien vient en dormant ! c’est facile à dire pour un homme surtout tel que La Fontaine, qui rêvait toujours et n’avait besoin de rien ! Mais nous engageons fort, en tout cas, M. le directeur de l’Opéra à se méfier de cette immoralité de la fable et à ne pas s’endormir. Les lazzaroni eux-mêmes, les plus dormeurs et les plus éveillés des humains, sont tout-à-fait de cet avis ; ils commencent par aller à la pêche, par travailler rudement d’abord, puis, quand le poisson est pris, ils ont hâte de courir les rues et les marchés de Naples pour le vendre ; ils n’épargnent ni cris, ni chansons, ni gestes, ni instances, ni obsessions ; ils poursuivent le passant leur panier à la main, ils offrent même sans rire leur gluante marchandise à la belle Parisienne en gants blancs prête à monter en calèche pour aller à la villa Reale, ou au dandy anglais luisant des pieds à la tête, qui court au bal chez son ambassadeur. Le lazzarone jette bien ensuite son panier au coin d’une borne, s’y roule et s’y endort, mais c’est quand son panier est vide, quand sa poche est pleine, quand le bien est venu.
Charmant peuple d’enfans que celui des lazzaroni, si gai, si spirituellement facétieux et si naïvement bon quelquefois. Allons, me voilà encore embarqué dans mes souvenirs ultramontains ! Que diable aussi, les auteurs d’opéras semblent prendre à tâche, depuis quelque temps, de les faire naître. Ce n’est pas ma faute si je suis, à l’endroit de l’Italie, comme ces instrumens de musique placés dans le coin d’un salon, auxquels on ne prend pas garde, et qui vibrent sympathiquement quand une voix forte s’élève à l’unisson d’une de leurs cordes les plus sonores. Je veux vous raconter encore une histoire italienne, une histoire de lazzaroni, l’histoire d’un festin que des lazzaroni m’ont donné et d’un présent qu’ils m’ont fait au dessert ; ce sera la dernière, je m’y engage.
Un beau jour d’automne, avec une brise du nord, une atmosphère limpide, claire, transparente, à faire croire qu’on pourrait, de Naples, sans trop étendre le bras, cueillir des oranges à Caprée, je me promenais à la villa Reale ; j’avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de l’Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près d’un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction devant l’entrée me dit brusquement en français : « Monsieur, levez votre chapeau ! — Pourquoi donc ? — Voyez ! » Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l’instant faire le signe de respect que l’enthousiaste militaire me demandait : TORQUATO TASSO. Cela est bien ! Cela est touchant !… Mais j’en suis encore à me demander comment la sentinelle du poëte avait deviné que j’étais Français et artiste, et que j’obéirais avec empressement à son injonction. Savant physionomiste ! Je reviens à mes lazzaroni.
Je vaguais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému, au pauvre Tasso, dont j’avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant, philosophant à part moi sur le malheur des poëtes qui sont poëtes par le cœur, etc., etc. Tout d’un coup Tasso me fit penser à Cervantes, Cervantes à sa charmante pastorale Galatée, Galatée à une délicieuse figure qui brille à côté d’elle dans le roman, et qui se nomme Nisida ; Nisida à l’île de la baie de Pouzzoles, qui porte ce joli nom, et je fus pris à l’improviste d’un désir irrésistible de visiter l’île de Nisida. J’y cours ; me voilà dans la grotte du Pausilippe ; j’en sors toujours courant ; j’arrive au rivage ; je vois une barque, je veux la louer ; je demande quatre rameurs, il en vient six ; je leur offre un prix raisonnable, en leur faisant observer que je n’avais pas besoin de six hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu’à Nisida. Ils insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une course qui en valait cinq tout au plus ; j’étais de bonne humeur ; deux jeunes garçons se tenaient à l’écart, sans rien dire, avec un air d’envie ; j’éclatai de rire à l’énoncé de l’insolente prétention de mes rameurs, et désignant les deux lazzaronetti : « Eh bien, oui, allons, trente francs ; mais venez tous les huit, et ramons vigoureusement. » Grands cris de joie des petits et des grands ! Nous sautons dans la barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant mon navire à la garde de l’équipage, je monte dans l’île, je la parcours dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois d’oliviers ; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière le cap Misène, immortalisé par l’auteur de l’Enéide ; pendant que la mer, qui ne se souvient ni de Virgile, ni d’Enée, ni d’Ascagne, ni de Misène, ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords scintillans… Je serais resté là jusqu’au lendemain, je crois, si un de mes matelots, délégué par le capitaine, ne fût venu me héler et m’avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine à regagner la terre ferme si nous tardions encore à lever l’ancre, à déraper. Je me rends à ce prudent avis. Je descends ; chacun reprend sa place sur le navire ; le capitaine, digne émule du héros troyen :
….. Eripit ensem
Fulmineum (ouvre son grand couteau ) strictoque ferit retinacula ferro (et coupe vivement la ficelle) ;
Idem omnes simul ardor habet ; rapiuntque, ruuntque ;
Littora deseruere ; latet sub classibus æquor ;
Adnixi torquent spumas, et cærula verrunt.<
(Tous pleins d’ardeur et… d’un peu de crainte, nous nous précipitons, nous fuyons le rivage ; nos rames font voler des flocons d’écume, la mer disparaît sous notre… canot.)
Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait d’une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues disproportionnées ; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d’un ridicule atroce, et je me disais : « A propos de quoi vais-je me noyer ? A propos d’un soldat lettré qui admire Tasso ; pour moins encore, pour un chapeau ; car si j’eusse marché tête nue, le soldat ne m’eût pas interpellé, je n’aurais pas songé au chantre d’Armide, ni à l’auteur de Galatée, ni à Nisida, je n’aurais pas fait cette sotte excursion insulaire et je serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la Brambilla et Tamburini ! » Ces réflexions et les mouvemens de la nef en perdition me faisaient grand mal au cœur, je l’avoue. Pourtant le dieu des mers, trouvant sans doute la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de gagner la terre, et les matelots, jusque-là muets comme des poissons, recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande, qu’en recevant les 30 francs que j’avais consenti à me laisser escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable bonhomie, de venir dîner avec eux. J’acceptai ; ils me conduisirent assez loin de là, au milieu d’un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles, en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide intention (pauvres lazzaroni !), quand nous arrivâmes vers une chaumière à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres pour le festin. Bientôt apparut un petit monticule de fumans macaroni ; ils m’invitèrent à y plonger la main droite à leur exemple ; un grand pot de vin de Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui devait boire le premier avant moi ; le respect pour l’âge l’emportant chez ces braves enfans, même sur la courtoisie qu’ils reconnaissaient devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença à parler politique et à s’attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, qu’il portait dans son cœur ; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et pour me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit d’un long et terrible voyage de mer qu’il avait fait autrefois et dont l’histoire était célèbre.
Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un speronare, il avait demeuré en mer trois jours et deux nuits, et comme quoi, toujours poussé vers de nouveaux rivages, il avait enfin été jeté dans une île lointaine, où l’on prétend que Napoléon depuis lors a été exilé, et que les indigènes appellent Isola d’Elba. Je manifestai une grande émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave marin d’avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde sympathie des lazzaroni pour mon Excellence ; la reconnaissance les exalte, on se parle à l’oreille, on va, on vient dans la chaumière avec un air de mystère ; je vois qu’il s’agit des préparatifs de quelque surprise flatteuse qui m’est destinée. En effet, au moment où je me levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes lazzaroni m’aborde d’un air embarrassé, et me prie au nom de ses camarades et pour l’amour d’eux, d’accepter un souvenir, un présent, le plus magnifique qu’ils pouvaient m’offrir, et capable de faire pleurer l’homme le moins sensible. C’était un oignon monstrueux, une énorme ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la circonstance, et que j’emportai jusqu’au sommet du Pausilippe, après mille adieux, serremens de mains et protestations d’une amitié inaltérable.
Maintenant, il faut m’exécuter, je le sais bien, et narrer ce que m’a dit le lazzarone de l’Opéra, jeune birbo qui ira loin, malgré vents et marées ; qui pourra voguer même aussi jusqu’à… l’île d’Elbe, si son speronare tient bon et répare promptement les quelques avaries et la voie d’eau qui en ralentissent la marche. Je l’ai écouté avee toute l’attention et toute la sympathie possibles ; sympathie pour les auteurs, pour les acteurs et pour le directeur. J’ai donc lieu d’espérer que les uns ou les autres viendront m’offrir, quelque jour, une fameuse ciboule, que j’aurai bien méritée… Sentite ! udite !
Le théâtre représente une vue de la porte Capuana à Naples. Un jeune lazzarone dort sur un banc au milieu de la place, pendant que le peuple et des pèlerins font un sabbat d’enfer devant une madone, sous prétexte de chants joyeux et pieux. Le petit scélérat fait semblant de dormir pour laisser aux femmes qui l’entourent le temps d’admirer ses jambes qu’il expose de son mieux. Puis il feint de se réveiller quand le vacarme est devenu irrésistible, et chante des couplets sur les agrémens du repos et du dolce far niente, qu’interrompt un autre grand bruit causé par le célèbre improvisateur Mirobolante et la foule qui le suit. Le peuple demande une improvisation ; après force lazzi et préparatifs grotesques, Mirobolante improvise un sonnet sur la naissance de Vénus, qu’il a déjà malheureusement improvisé plusieurs fois. L’auditoire mécontent veut faire prendre un bain de mer au malencontreux poëte, mais Beppo le lazzarone se range de son parti, appelle ses compagnons, et avec leur aide parvient à le sauver. Le ciel récompensé Beppo en lui envoyant aussitôt sa bien-aimée Batista la marchande de fleurs. Ils parlent de leur mariage et d’un songe que vient de faire Beppo, où il s’est vu l’époux de Batista, et possesseur d’un palais magnifique. Justement voici Mirobolante ; il accourt plein de joie, et maître d’un secret qui doit faire sa fortune. Un certain usurier, Jose Corvo, était oncle et tuteur d’un enfant qu’il fit perdre au berceau, pour en hériter. Le misérable qui s’était chargé de faire disparaître l’enfant, vient, au lit de mort, de révéler ce crime à Mirobolante. Il lui a désigné comme moyen de reconnaître la victime de cette intrigue, certaine croix d’or que l’enfant portait au cou. Eh mais, tout comme celle de Beppo ; rien de plus évident, Beppo est l’héritier. L’usurier se présente, on l’effraie d’abord en lui lâchant quelques mots qui prouvent bien qu’on est à la piste et sur la voie de son secret ; mais quand Mirobolante triomphant croit frapper le grand coup en le sommant d’ouvrir sa caisse et son cœur au jeune lazzarone, Corvo se relève et dit : « L’enfant de mon frère était une fille, je n’eus jamais de neveu ; vous êtes deux fripons dignes de la corde. » On voit entrer des ouvriers portant sur un brancard une cloche ornée de fleurs et de feuillages. Beppo et Batista, parrain et marraine de la cloche, marchent devant le cortége en se donnant la main. La jeune fille, apercevant la croix de Beppo entre les mains de l’improvisateur, s’écrie :
Ciel ! qu’est-ce que je vois ?
C’est bien la croix,
J’en suis certaine,
Qu’en secret à Beppo, pour lui porter bonheur,
Et pendant qu’il dormait, je plaçai sur son cœur.
Il est évident que cette locution : En secret à Beppo je plaçai sur son cœur, est un peu….. Allons, ne vais-je pas faire le grammairien à présent !
Mirobolante à ces mots ne se sent pas de joie, et pour montrer sa belle voix, il ouvre un large bec et s’écrie : « Dieu ! je tiens l’héritière ! »
Au second acte, mieux encore. Mirobolante est possesseur d’un acte en bonne forme attestant que Batista est la fille de Rovinelli et de dame Oleone, et nièce en conséquence de Jose Corvo. Ce vieux ladre sera bien forcé de la reconnaître et de rendre ses comptes de tutelle. La fortune de Batista est faite, et, par contre-coup, celle de Mirobolante ; la jeune fille est trop généreuse et trop reconnaissante pour refuser de lui en faire part. L’improvisateur perd la tête de joie. Batista n’est point si troublée, sa pauvreté lui paraissait douce puisque Beppo devait la partager. Le sensible lazzarone est fort attristé au contraire de ce revirement ; Batista, riche, l’aimera-t-elle encore ? pourra-t-elle consentir à prendre pour époux un pauvre garçon comme lui ? D’ailleurs, ne la forcera-t-on pas d’en choisir un autre ! — « Tu te désoles, Beppo, de ma fortune ! je n’en étais heureuse que pour toi. Je n’en fais d’ailleurs aucun cas, et ce papier, d’où elle dépend, va disparaître. Restons pauvres et heureux. » A ces mots, Batista saisissant son acte de naissance, le brûle à la flamme d’une lampe, et embrasse son cher Beppo. A la bonne heure, voilà une jeune fille qui comprend l’amour ! Désespoir et fureur de Mirobolante en apprenant cette catastrophe. Il espère y remédier pourtant, en faisant honte à Beppo d’avoir accepté un tel sacrifice. Batista d’ailleurs ne s’en repentira-t-elle pas ; et que deviendra Beppo alors, quand sa femme lui reprochera leur misère… Le pauvre garçon n’a rien de mieux à faire que de renoncer à celle qu’il aime ; et puisque Mirobolante connaît un moyen de rendre encore une fois la fortune à Batista, lui Beppo se fera soldat. L’improvisateur, sans perdre un instant, va faire à la jeune fille un récit mensonger de la détermination de Beppo. Le Lazzarone, à l’en croire, a renoncé à la main de Batista par amour pour une modiste, Rosina, qu’il aima jadis. Batista ajoute foi à cette étrange nouvelle ; et, pour se venger de son infidèle, déclare qu’elle acceptera pour époux le premier venu. Mirobolante conçoit alors l’espoir d’être agréé, et veut avant d’offrir sa main à Batista, forcer Jose Corvo à la reconnaître publiquement. Il y parvient, en répétant devant lui les termes de l’acte de naissance de Batista, qu’il a fidèlement retenus. Jose Corvo ne doute point que Mirobolante ne possède cet acte, et sur la menace de son adversaire d’une révélation du rapt de l’enfant, crime qui pourrait mener Jose Corvo à la potence, celui-ci reconnaît Batista pour sa nièce et lui rend sa fortune. Mais Beppo reparaît ; il est dragon, il est un peu ivre ; il faut bien s’étourdir quand on a de si violens chagrins. Il s’endort, il rêve tout haut de Batista ; celle-ci l’entend parler d’elle avec des expressions de regrets et d’amour. On l’a donc trompée, Beppo n’était pas infidèle. Elle court à lui, le réveille, et lui rend son cœur et sa main. C’est ainsi que pour le Lazzarone, le bien vient en dormant.
Il y a des choses fines et piquantes dans la partition de cet opéra. M. Halévy a écrit une musique vive, brillante, souvent originale, et pleine de verve. Le premier air de Mirobolante est remarquable, surtout par cette dernière qualité, et de plus il est très vrai d’expression. Les chœurs de Pèlerins et de Pifferari qui ouvrent la scène, m’ont au contraire semblé manquer un peu de caractère. La chansonnette de Batista : Achetez des roses nouvelles, est élégante et gracieuse ; l’accompagnement en sourdines du rêve de Beppo, produit un excellent effet ; la partie de chant aurait pu seulement, je crois, être dessinée plus mélodiquement. Il y a encore un beau trio dans ce premier acte, et un finale, le chœur du baptême de la cloche, dont le thème a beaucoup d’entrain. Peut-être ce thème gagnerait-il à être dégagé des masses d’instrumens de cuivre qui l’écrasent et l’empêchent de dominer comme il devrait.
Au second acte on compte encore un duo terminé par une tarentelle et un grand trio, dont l’ensemble : Ah ! pour moi quel outrage ! contient quelques passages dont l’intention comique a été mal saisie par le public. Tout cela est écrit d’une main savante et ferme, mais avec une orchestration trop grandiose, trop pompeuse, trop forte, trop violente même pour un pareil sujet. Ainsi, dans les scènes où Beppo et Batista s’entretiennent de leurs craintes et de leur amour, il me semble que ces accords plaqués des instrumens de cuivre, trompettes et trombones, ne conviennent ni au sentiment ni au style de cette scène toute de tendresse et de naïveté. Il résulte d’ailleurs de cet emploi trop fréquent des sonorités énergiques de l’orchestre, une fatigue réelle qui, dans les ouvrages développés comme celui-ci, rend l’attention de l’auditeur d’autant plus difficile, qu’il aperçoit moins l’objet de ces grands élans instrumentaux. Quoi qu’il en soit de ces observations, il n’en faut pas moins reconnaître dans la nouvelle partition une œuvre de beaucoup de mérite qui fait honneur au savoir et au goût de M. Halévy.
L’exécution du Lazzarone laisse peu à désirer. Barroilhet, dans le rôle de l’improvisateur, déploie une verve mirobolante ; Levasseur est fort comique dans celui de Jose Corvo ; Mme Gras-Dorus joue et chante avec une supériorité incontestable : c’est une charmante Batista, gracieuse, élégante, distinguée, et virtuose du premier ordre ; Mme Stoltz déploie une agilité de vocalisation dont jusqu’à présent elle n’avait pas eu l’occasion de donner de telles preuves ; elle joue ce rôle de pêcheur napolitain avec une vérité vraie ; le costume du lazzarone lui sied aussi bien qu’à femme du monde. Quant à l’habit, au casque, au pantalon et aux bottes de dragon, si on le veut absolument, je dirai qu’ils lui vont à ravir, et qu’ainsi déshabillée Mme Stoltz est mise à son avantage. Mais quelle ciboule on me devra ! On n’en trouvera jamais d’assez grosse.
J’ai parlé dernièrement des petites pianistes ; c’est le tour des grands pianistes aujourd’hui. Il s’agit de Doëlher, ce talent si brillant, si fin, si leste, qui colore tout ce qu’il joue de mille chatoyantes couleurs ; ses matinées chez Erard attirent toujours l’auditoire le plus élégant et le plus difficile ; d’Osborne, le pianiste compositeur, dont le duo écrit en société avec de Bériot, la grande étude en mi mineur, la Tarentelle et la fantaisie sur don Sébastien, ont excité à son dernier concert le plus vif enthousiasme ; il s’est fait d’ailleurs applaudir à trois reprises dans un duo pour deux pianos composé par Thalberg, et qu’il a exécuté avec Doëlher d’une manière entraînante. Il s’agit encore et beaucoup de Hallé, le pianiste qui ne compose point, mais qui sait interpréter les maîtres, Beethoven surtout, d’une façon vraiment grande par le style, chaleureuse par le sentiment, et profonde par l’intelligence. Hallé jouera dimanche prochain, au Conservatoire, le magnifique concerto en mi bémol de Beethoven, qu’on entend si rarement à Paris. On peut prédire un beau succès à l’œuvre et au virtuose.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mai 2015.
© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.
Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil
Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Back to Home Page